Depuis la piste enneigée, Maxime Fonferrier désigne deux bouts de forêt communale qui n’ont pas la même allure. Tous deux sont pourtant peuplés de hêtres et alimentent en bois de chauffage les maisons du village. Dans le premier, les troncs et les cimes sont de toutes tailles, les générations se mélangent : la parcelle est menée en futaie jardinée. Les coupes sélectionnent des arbres d’âges différents et favorisent la diversité. Dans le second, de jeunes et maigres individus poussent à l’ombre d’adultes qui ont tous sensiblement la même stature : c’est le taillis sous futaie. Le taillis est régulièrement coupé, tandis que la futaie (les grands arbres) est conservée.
Village de montagne des Alpes-de-Haute-Provence, non loin de Sisteron, Saint-Geniez compte une soixantaine d’habitants permanents et six conseillers municipaux. L’affouage, qui consiste à attribuer des parcelles de forêts aux habitants volontaires pour qu’ils coupent les arbres indiqués et en fassent leur bois de chauffage, tient à cœur de Maxime, premier adjoint au maire. « Ça a toujours été quelque chose de très important, dit-il. En venant habiter ici, les gens savent qu’ils auront du bois pas cher s’ils le coupent eux-mêmes. » Entre cinq et dix foyers en profitent actuellement.
Les forêts, domaniales et communales, couvrent plus de 1200 hectares de cette commune étendue au relief escarpé. Des feuillus, mais aussi des pins plantés à la fin du 19e siècle, qui se sont ressemés tout seuls et propagés. En plein exode rural et après une période de pâturage intense, les pouvoirs publics voulaient prévenir l’érosion des pentes. Des pins noirs d’Autriche, adaptés à cette altitude et à croissance rapide, ont donc été implantés par l’Office national des forêts (ONF). Plus d’un siècle plus tard, l’érosion et le pâturage sont toujours des enjeux importants à Saint-Geniez. Mais les villageois s’en sont emparés et ont imposé à l’ONF une façon différente d’envisager leur forêt.
Intéresser les élus locaux à la forêt, « pour qu’ils aient l’œil averti et sachent la lire »
Les forêts communales sont obligatoirement soumises à l’ONF, qui signe avec la commune un plan de gestion sur plusieurs décennies. Sur le terrain, c’est un garde forestier qui met en œuvre cette gestion, marque les arbres à couper et, si nécessaire, organise la coupe, le façonnage du bois et la vente. « Ce que l’ONF propose dépend de l’histoire de la forêt, de la demande sociale, du rapport de forces et des relations avec le conseil municipal », explique Daniel Pons, garde forestier retraité depuis peu. Le plan de gestion, qui détaille précisément quelles parcelles pourront être coupées et à quel moment, est voté par le conseil municipal. Mais il ne fait pas toujours l’objet d’un débat politique : de nombreuses municipalités s’en remettent complètement à l’ONF. « Il y a tout un apprentissage à faire, poursuit Daniel Pons, qui a exercé dans le Sud-Ouest. J’ai essayé de former des conseillers municipaux, de les intéresser à la forêt, pour qu’ils aient l’œil averti et sachent la lire. » Avec certaines communes, le forestier a pu expérimenter la sylviculture douce et même le débardage à cheval.
À Saint-Geniez, la conscience de la forêt s’est notamment développée grâce à l’affouage. Les conseils municipaux qui le pratiquent doivent en effet désigner trois habitants, les « garants », qui sont responsables du bon déroulement des coupes. Maxime, aidé par son ancien métier de bûcheron débardeur, était garant avant d’être élu au conseil municipal. Aux côtés de deux habitants, il vérifie que les parcelles attribuées sont adaptées aux capacités physiques et techniques des personnes, et que les coupes sont menées à bien. En observant les effets des coupes, le village s’est rendu compte que le taillis sous futaie, pratiqué systématiquement pour l’affouage, fragilisait la forêt..
La commune avait un projet politique pour sa forêt
Élus et garants se sont donc documentés, et ont proposé au garde forestier de faire une coupe test en futaie jardinée. « On a eu de la chance d’avoir des gardes forestiers ouverts, mais au-dessus d’eux, l’ONF était très réticente. C’était un bras de fer ! Il faut dire qu’au niveau du marquage des arbres, cette gestion est plus longue et compliquée, elle demande plus de formation des agents. »
Ce n’est pas que la futaie jardinée soit une technique révolutionnaire : « Elle existe depuis Colbert ! lance Maxime. Mais l’ONF la réserve habituellement au bois d’œuvre, à fort potentiel financier. Notre forêt, à leurs yeux, n’a aucune valeur économique, explique l’élu. Les pentes sont accidentées, le sol n’est pas assez bon pour donner des arbres droits… Le coût d’exploitation leur semblait trop important par rapport aux recettes. » Mais Saint-Geniez avait un projet politique pour sa forêt de feuillus : maintenir l’affouage tout en protégeant les sols et en favorisant la diversité génétique et des essences, sans chercher de bénéfice financier. La futaie jardinée a ainsi été incluse, pour les trente prochaines années, dans le plan de gestion forestière signé avec l’ONF. De petites ouvertures sont prévues pour favoriser le semis naturel et éviter que les arbres ne se reproduisent quasi exclusivement par rejet.
Les pins ont fait, eux aussi, l’objet d’une réflexion. Nicolas, éleveur bovin, fait pâturer son troupeau sur la commune depuis 2005. Faute de pâturage pendant vingt ans, les forêts de pins sont aujourd’hui presque impénétrables. Pour Nicolas comme pour le conseil municipal, l’enjeu est de les aérer pour que les vaches puissent s’y nourrir, les gens s’y promener… et pour réduire le risque d’incendie. Nicolas montre un versant en grande partie couvert de conifères issus de semis naturels, « qui ne sont pas sur la carte IGN. À certains endroits, ils sont à 5 cm les uns des autres. Les animaux ont peur des zones très fermées ».
« Ce serait intéressant de voir de petites scieries s’installer. Ça ferait des embauches »
L’éleveur n’espère pas seulement gagner des espaces de pâturage : « Dans la forêt, l’herbe est moins exposée au vent et à la sécheresse. Avec le changement climatique, il faudra des pâturages à l’ombre. » Éclaircir les bois, c’est aussi réduire les attaques de loups : « Si les vaches voient le loup, elles peuvent s’enfuir. Si elles n’ont pas de visibilité, elles n’arrivent pas à courir et à se défendre. »
Nicolas et Maxime ont déjà fait quelques coupes et élagages sur de petites surfaces. Une éclaircie à plus grande échelle est prévue dans le plan de gestion. Le bois sera vendu à l’entreprise qui viendra le couper. Maxime espère que cette vente pourra financer une nouvelle piste forestière, malgré la chute des prix du bois due au manque de débouchés régionaux depuis la fermeture de l’usine à papier de Tarascon.
En redescendant vers le village, on discute filière locale. « Ce serait intéressant de voir de petites scieries s’installer. Ça ferait des embauches, et il y aurait peu de transport pour le bois. » Maxime s’intéresse à titre personnel au débardage à cheval, mais cette pratique n’est pour l’instant pas envisageable à Saint-Geniez, car son bois n’a pas assez de valeur commerciale pour payer correctement le travail des humains et des animaux. Plonger dans la forêt de sa commune, c’est à la fois se confronter aux réalités économiques, et inventer chaque fois que possible des façons de s’en affranchir.
Lisa Giachino (L’âge de faire)
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Ce reportage est issu du numéro de mars de L’âge de faire. Rendez-vous sur leur site pour s’abonner ou commander le dernier numéro.
Photo : CC VP photography