Le département de Corrèze est l’un des plus forestiers de France, avec la moitié de sa surface couverte par des forêts multi-essences. Elles sont composées de feuillus – chêne, châtaignier, hêtre... – et de résineux – sapins, pins, douglas. Ce manteau boisé est menacé par des coupes rases pour laisser place à des forêts industrielles faites de monoculture de pins douglas, mais aussi par l’extension de terres agricoles. Ces forêts, majoritairement privées (à 75 %), sont morcelées en de petits lots difficiles à exploiter qui se cèdent de génération en génération.
Pour tenter de les préserver, l’association Faîte et Racines voit le jour en juillet 2018, à l’initiative d’une poignée d’habitants marqués par les coupes rases qui ne laissent aucun arbre derrière elles. Elle propose alors une solution innovante : « Lancer des achats collectifs de forêts menacées de destruction pour préserver le milieu forestier, les écosystèmes et les paysages. » Pour ce faire, elle collecte des dons de particuliers.
Racheter la forêt pour préserver les écosystèmes et les paysages
En septembre 2018, l’association découvre une pépite de biodiversité sur la commune de Saint-Paul, à une vingtaine de kilomètres de Tulle. Un particulier y met en vente un bois de 8,5 hectares. « La parcelle de Saint-Paul avait à la fois un intérêt écosystémique et forestier : un écosystème forestier stable avec de multiples essences à divers stade de maturité, avec des arbres centenaires, chose peu courante dans le secteur, mais aussi des plus jeunes compris entre 70 et 20 ans. Cela permettait aussi d’expérimenter une gestion douce de la forêt, c’est à dire de prendre en compte l’usage de la forêt dans le temps long, de penser l’avenir en choisissant de prélever tel ou tel arbre pour permettre ensuite une régénération », explique Sylvain, membre historique de l’association.
Faîte et Racines compte aussi des biologistes amateurs ayant relevé l’intérêt de ces « vieux arbres creux qui offraient une multitude d’habitats pour la faune, la flore et les champignons ».
À l’automne 2018, l’association présente sa démarche au vendeur, par ailleurs ancien maire de la commune, qui se dit « intéressé de vendre à ces jeunes sympathiques qui ne [veulent] pas couper ». Les mois suivants, il leur ouvre sa propriété pour réaliser un audit exécuté par des forestiers indépendants, au cours duquel sont déterminés les superficies, les essences présentes et leur cubage, afin de fixer un juste prix. Début 2019, l’association entame un travail de communication, d’abord localement par des visites publiques de la forêt, et en installant des stands d’information sur les marchés, afin de faire connaître son action et son appel à dons pour racheter les forêts menacées.
En avril 2019, cette opération originale attire l’attention des médias et des réseaux sociaux. « Nous avons reçu des sommes de toute la France et de particuliers vivant aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande ou encore en République tchèque. C’est la magie d’internet ! » indique à l’époque Alexandre Prisme, l’un des fondateurs [1]. L’association réussit à collecter 53 505 euros, une somme suffisante pour racheter la parcelle et alimenter sa trésorerie en vue de futures acquisitions. Rendez-vous est ensuite pris avec une notaire, le compromis de vente est rédigé. Mais, en juin 2019, à quelques jours de la signature, la vente est soudain suspendue par le vendeur. Le dialogue, jusqu’alors cordial, est rompu.
Pour les services de police, il s’agirait « d’anarchistes écologistes, qui vont amener des nuisances »
Une rumeur court alors dans ce petit village de 227 habitants. Au conseil municipal, l’affaire est évoquée à mi-mot, sans délibération officielle. C’est un ancien conseiller qui nous la rapporte : « Ces jeunes qui veulent racheter le bois, il paraît que c’est la ZAD [zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes en Loire-Atlantique, ndlr] qui descend s’installer ici, qu’ils vont construire des yourtes », aurait tonné le premier adjoint. Il annonce alors vouloir racheter lui même le bois pour empêcher cette invasion, et agrandir son exploitation toute proche de la parcelle, ce qu’il fera par la suite.
Contacté par téléphone, puis rencontré chez lui à sa demande, l’ancien maire, vendeur de la parcelle, nous raconte que, quelques jours avant la conclusion de la vente, il aurait reçu une visite impromptue à son domicile : « Trois gendarmes en uniforme et deux agents des renseignements territoriaux ». « Les renseignements se sont déplacés pour dire : "Il s’agirait en réalité d’activistes, des anarchistes écologistes, qui vont amener des nuisances dans la région, surtout il ne faut pas les laisser venir", raconte-t-il. Je leur ai dit que je n’ai rien à voir avec cette association, que je suis juste vendeur d’une parcelle et que la notaire m’a certifié que ces gens étaient fiables. Je n’avais rien contre eux, mais les services de la préfecture s’en sont mêlés, il y a eu des pressions. Attention, personne ne m’a empêché de vendre, mais on m’a conseillé de… [air entendu] »
Quand des gendarmes en uniforme et des agents de renseignement se présentent à votre domicile sans prendre rendez-vous pour vous « porter conseil », le « bon citoyen » a tendance à se montrer attentif. Sollicitée, la préfecture n’a pas donné suite à nos demandes de précisions. « Les agriculteurs du coin ont aussi été informés des vues de ces gens-là sur mes parcelles, ils sont alors venus vers moi pour me faire des offres. » Il vend finalement la parcelle à son voisin agriculteur qui souhaite s’agrandir. « J’ai vendu le double de ce que proposaient les gens de l’association », renchérit l’ancien élu qui souhaite quitter sa région et rêve d’une retraite au soleil.
Coupe rase sans autorisation : l’administration ne trouve rien à redire
Cet été 2020, les relations se sont détériorées après la destruction complète de la forêt convoitée, ce qui a délié les langues. Scandalisée, l’association Faîte et Racines a demandé aux services de la Direction départementale des territoires (DDT) de la Corrèze de vérifier la légalité de cette coupe rase. Selon la DDT, les surfaces coupées à ras étaient inférieures au seuil légal en dessous duquel les autorisations pour une coupe rase ne sont pas obligatoires, soit moins de 4 hectares, et un volume de bois prélevé inférieur à 50 % du bois disponible. « En l’état actuel des travaux forestiers engagés, la coupe de ces parcelles ne constitue pas une infraction au code forestier », précise la DDT dans un message que nous avons pu consulter.
Un avis que ne partage pas l’association. « Le bois a été coupé à plus de 90 % sur la totalité des 8,5 hectares. Ce qui reste, ce ne sont pas des bosquets, mais juste des arbres épars », accuse Faîte et Racines. Depuis le passage de l’agent de la DDT en août, les travaux d’abattage se seraient poursuivis. Contacté fin août, le nouveau propriétaire, qui possède déjà un élevage hors sol d’un millier de porcs, indique vouloir remplacer le bois par de l’herbe pour ses vaches.
« L’institution policière crée un ennemi intérieur, "l’activiste anarchiste écologiste" »
« L’institution policière se nourrit de fantasmes, elle crée un ennemi intérieur, ici "l’activiste anarchiste écologiste", fustige Sylvain, de l’association Faîte et Racines. Elle sert des intérêts politiques et de l’agro-industrie, dont fait partie l’industrie du bois et ses monocultures qui n’ont plus rien à voir avec des forêts ».
Suite à cette mésaventure, les membres de l’association ont opté pour une nouvelle stratégie, plus discrète : acquérir des parcelles à titre privé avant d’en céder la gestion à l’association à travers des baux emphytéotiques de longue durée. Ainsi, fin juillet 2020, un adhérent de Faîte et Racines a acheté environ 25 hectares de forêts dont il a cédé le plein droit d’usage et de gestion à l’association pour une durée de 30 ans. À ce jour, aucune yourte n’a encore été aperçue sur ces terrains, seulement quelques promeneurs et une scierie mobile que vient d’acquérir l’association pour produire artisanalement du bois d’œuvre.
Benjamin Sourice [2]
– L’association Faîte et Racines poursuit son appel à dons pour l’achat collectif de forêts