Au sein d’une Europe qui peine à trouver une position commune face à la crise économique et sociale provoquée par la pandémie de Covid, l’Espagne fait figure d’exception. Le pays a adopté plusieurs mesures sociales à destination des foyers les plus vulnérables, notamment un moratoire sur les loyers. Pourtant, à y regarder de plus près, ces mesures sont loin d’être suffisantes. Associations et collectifs de locataires réclament beaucoup plus du gouvernement dirigé par le socialiste Pedro Sanchez.
Des mesures gouvernementales pour garantir le paiement des loyers
Dans la loi adoptée le 1er avril, le gouvernement socialiste et ses alliés de Podemos ont décidé d’une série de mesures en faveur des locataires affectés par la crise économique qui découle de l’arrêt de toute activité non essentielle. Parmi les décisions les plus importantes, la suspension des expulsions et un moratoire, voire une réduction, des loyers. Ce qui semble être une mesure sociale vise avant tout à garantir, à terme, le paiement des loyers, même si cela doit conduire à l’endettement des 10 millions de familles locataires. Des associations et collectifs ont lancé un appel à une grève des loyers fin mars. Ils ont décidé de poursuivre le mouvement malgré la mise en place de ces mesures.
Le mécanisme proposé par le gouvernement espagnol dépend du type de propriétaires. Quand ces derniers possèdent plus de dix immeubles ou plus de 1500 mètres carrés, ils auront le choix entre réduire le loyer de 50 % ou appliquer un moratoire pendant un maximum de quatre mois. Les locataires qui doivent négocier avec des propriétaires un peu moins fortunés – jusqu’à neuf biens immobiliers ou moins 1500 mètres carrés donc... – devront se débrouiller et trouver un arrangement seuls. Au pire, ils pourront solliciter un micro-crédit pouvant couvrir six mois de loyers à rembourser dans les six ans. Sans précision sur les taux d’intérêt qui leur seront appliqués.
« Si nous affrontons cette situation de manière individuelle et isolée, nous serons plus pauvres »
La plateforme d’associations pour la grève des loyers regrette que ces mesures « ne fassent que retarder les paiements pour des familles qui ont déjà du mal à payer leur loyer en temps normal ». Cette crise survient dans un contexte où la bulle immobilière encouragée par le secteur du tourisme, la spéculation et l’arrivée dans le secteur de grands fonds de pension, a fait monter les prix des loyers de manière vertigineuse en Espagne : + de 50 % en moyenne en cinq ans. Une famille consacre en général plus de 30 % de son budget pour payer son logement. Dans les grandes villes comme Madrid ou Barcelone, cette part peut atteindre 50 % si l’on prend en compte le paiement des services essentiels : eau, gaz, électricité.
Plus de 200 organisations – syndicats de locataires, associations de petits propriétaires, très endettés depuis la crise financière de 2008 – reprochent au gouvernement de ne pas avoir suspendu purement et simplement les loyers. Leur mot d’ordre : « Nous ne touchons pas nos salaires, nous ne payons pas ! » [1]. Pour ces associations « il est temps de sauver les personnes et de confiner les privilèges ». Elles réclament non seulement la suspension pure et simple du paiement des loyers ainsi que des remboursements d’emprunt pour les résidences principales et pour les locaux des petits commerces, mais aussi la suspension du paiement des factures des services de base : eau, gaz et électricité. Enfin, elles demandent de mettre à disposition des quelques 35 000 personnes sans abri les milliers de logements vides.
Saturer le système juridique et les procédures d’expulsion
Fernando Bardera, porte-parole du syndicat des locataires de Madrid, fustige ces « mesures light prises par le gouvernement ». « L’état d’urgence décrété par le gouvernement a créé un déséquilibre immense qui va bénéficier une fois de plus aux secteurs les plus privilégiés, poursuit-il. Les travailleurs qui ne touchent plus de salaires, les indépendants qui ont du cesser leurs activités ou fermer leurs commerces ne peuvent plus payer leur loyer. Et doivent faire le choix entre se nourrir et payer leur logement. Pour eux, la grève des loyers n’est pas une option mais une nécessité. »
La légalité d’une telle grève fait déjà débat. Plusieurs juristes pensent que tôt ou tard, les locataires devront bien finir par payer ou seront expulsés. Les associations de défense de locataires de leur côté comptent sur l’effet de masse d’un tel mouvement et, surtout, sur son impact politique. « Si des milliers de personnes ne payent pas les loyers, en s’appuyant sur un grève organisée, personne ne pourra s’en prendre à nous », revendique le manifeste d’appel à la grève des loyers. Fernando Bardera espère que la multiplication de cas rendra difficiles les recours juridiques.
« S’il y a une pluie de recours contre les impayés, le système juridique va rapidement se trouver saturé. Et ils ne pourront pas expulser tout le monde. En temps normal, dans tout l’État, il y a pratiquement une centaine d’expulsions chaque jour. Cela implique des moyens juridiques et policiers qu’ils ne pourront pas déployer si nous sommes très nombreux... En revanche, si nous affrontons cette situation de manière individuelle et isolée, nous serons plus pauvres, plus endettés et plus vulnérables. » L’objectif est de faire pression sur le gouvernement pour qu’il aille au-delà des premières mesures adoptées.
15 000 personnes d’ores et déjà en grève de loyer
Pour faire face aux différents recours, la plateforme a mis en place une caisse de solidarité pour soutenir les locataires pris dans les procédures judiciaires que ne manqueront pas d’intenter les propriétaires. Elle a déjà recueilli 35 000 euros. Au pire, les associations espèrent pouvoir faire jouer la clause « rebus sic stantibus », qui stipule que les dispositions d’un contrat de droit privé ne sont valables que si les « choses demeurent en l’état ». Reconnue par le Tribunal suprême espagnol, cette clause permettrait la modification du contrat si la situation des parties venaient à changer de manière drastique et imprévisible.
L’appel à la grève vient tout juste de commencer : « En quelques jours, environ 15 000 personnes se sont déclarées en grève de loyers, indique Fernando Bardera. Il y a des grévistes dans toutes les provinces d’Espagne, même s’il y en a évidemment plus dans les villes où le marché immobilier est sous tension. D’autres personnes, comme moi, peuvent encore payer leur loyer mais se sont déclarées en grève auprès de leurs propriétaires par solidarité et par cohérence politique. » Certaines d’entre elles ont déjà obtenu une annulation du loyer après en avoir informé leur propriétaire.
En Grande-Bretagne et aux États-unis, un locataire sur trois n’a pas payé son loyer
Ces chiffres prometteurs sont néanmoins inférieurs au mouvement qui semble se dessiner dans d’autres pays comme en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Selon les chiffres du National Multifamily Housing Council, près d’un locataire sur trois n’a pas été en mesure de payer son loyer d’avril aux États-Unis. Fernando Bardera note cependant que les impayés dans les autres pays ne sont pour l’instant pas organisés. « Nous sommes en contact avec des groupes d’Allemagne, d’Angleterre ou de New York. Mais pour l’instant, l’Espagne est le seul pays où il existe une grève organisée. Et ce n’est pas un hasard. Cela fait des années que notre pays vit une situation d’urgence en matière de politique du logement notamment à cause de la spéculation des fonds d’investissement et du secteur du tourisme. Quelques semaines avant le début de la crise sanitaire, le rapporteur de l’Onu avait remis un rapport dévastateur sur la question du logement en Espagne et sur les violations des droits humains que cela engendrait pour un grand nombre de citoyens. »
Aux États-Unis, même encore partiellement organisé, le mouvement semble prendre de l’ampleur. Certains groupes de locataires réclament que Wall Street ou les banques, qui ont été sauvées de la faillite en 2008 grâce à des fonds publics, soient mis à contribution pour financer ces annulations. En Espagne aussi, les grandes banques sont dans le viseur. Leur sauvetage avait coûté plus de 65 milliards d’euros aux contribuables espagnols. Syndicats et associations de défense des droits des locataires réclament ainsi que les mesures d’urgence du plan de choc social qu’elles proposent soient en parti financées par la restitution de cet argent.
Stéphane Fernandez
Photo : CC Concepcion AMAT ORTAS