Comment le système de retraites que le gouvernement promet va-t-il prendre en compte la pénibilité du travail à l’hôpital ? « Peu », et « mal », répondent des aides-soignantes, infirmières, manipulatrices radio et agentes des services hospitaliers (ASH, en charge du nettoyage) de l’hôpital de Saint-Malo, dans le nord de la Bretagne. Réunies pour échanger à propos de la réforme des retraites que le gouvernement essaie de faire passer en force, elles se disent atterrées par le mépris pour leur métier, et par l’ignorance de leur travail quotidien. Très inquiètes pour leur avenir, en particulier pour les plus jeunes d’entre elles, elles sont bien décidées à ne pas se laisser faire.
« Edouard Philippe, je l’ai écouté jusqu’au bout mercredi dernier, lance Violette, infirmière de bloc opératoire (Ibode) depuis plusieurs années. Et bien, il n’a rien dit sur nous, il a parlé surtout des cheminots et des enseignants. J’ai l’impression qu’ils se moquent de nous, tous. Ils savent qu’on ne peut pas fermer l’hôpital, et cela nous dessert dans le rapport de force. » « Nous sommes les petites mains que les ministres oublient toujours », pense de son côté Suzanne, 52 ans, agente de services hospitaliers (ASH) [1].
« Le grand thème oublié, pour nous, c’est la pénibilité du travail hospitalier »
« Nous faisons pourtant partie des services au même titre que les infirmières, aides-soignantes et médecins, assène-t-elle fermement. Un hôpital, c’est l’hygiène. Et l’hygiène, c’est nous ! » Embauchées à 1200 euros nets pour celles qui arrivent à décrocher un temps complet, les ASH dépassent péniblement les 1500 euros net en fin de carrière, quand elles sont à 100% [2].
Suzanne et ses collègues infirmières ou aide-soignantes regrettent le mépris des politiques pour leur travail quotidien, clairement affiché par l’abandon du régime spécial « catégorie active » qui permettait à certains agents de partir plus tôt en retraite. Pour elles, il aurait mieux valu élargir le nombre de métiers hospitaliers éligibles à ce régime spécial. Pour l’ouvrir, par exemple, à tous les personnels qui travaillent la nuit et le week-end.
« En salle d’opération, on peut être debout toute la nuit, et on est tenue d’être ultra-concentrée, précise Violette, infirmière. Quand il y a un accident de la route, avec des personnes décédées, et qu’il faut prélever des organes, par exemple. C’est très exigeant. » Violette parle ensuite des patients en surpoids qui bénéficient de la chirurgie bariatrique, et qu’il faut parfois manipuler « avec ses petits bras d’ibode », sachant que nombre d’entre eux pèsent plus de 100 kg. « Non vraiment, le grand thème oublié pour nous, c’est la pénibilité du travail hospitalier. »
Le premier ministre promet le contraire de ce qu’il va mettre en place
Lors de son discours de présentation du système universel de retraites mercredi dernier, Édouard Philippe a pourtant bien parlé de pénibilité, en promettant pour ceux qui exercent des métiers usants de partir deux ans plus tôt que les autres. Si l’on en croit le premier ministre, certains agents hospitaliers pourraient avoir accès au compte professionnel de pénibilité (le C2P), pour le moment réservé aux salariés du secteur privé. Mis en place en 2016, le C2P permet aux salariés d’accumuler des points qui financent des formations en vue d’une réorientation, un passage à temps partiel en fin de carrière sans baisse de la rémunération, ou un départ anticipé à la retraite de deux ans.
Sur le terrain, les soignants ont du mal à comprendre comment de telles mesures pourront être financées avec une enveloppe budgétaire constante. Et surtout, ils et elles s’insurgent contre « les mensonges » du premier ministre. Selon Édouard Philippe, la réforme qu’il propose va permettre à près d’un quart des aides-soignantes à l’hôpital de partir plus tôt. « Mais pour le moment, la plupart des aides-soignantes et une partie des infirmières peuvent partir dès 57 ans, sous certaines conditions », précise Servane, ASH à Saint-Malo et représentante du syndicat Sud santé [3].
Si l’on retient un âge de départ « pivot » à 64 ans, et que l’on soustrait les deux ans (maximum) qu’accorde le C2P, l’âge théorique de départ est donc retardé de cinq ans ! Mais dans la pratique, bien des femmes pourraient travailler jusqu’à 64 ans, pour combler des carrières irrégulières par exemple, et le moins-disant que cela entraîne au moment du calcul de leur pension.
« Comment imaginer que ces professionnelles vont travailler jusqu’à 64 ans ? »
« Les aides-soignantes vont devoir travailler sept ans de plus pour prétendre à une retraite à taux plein, alors que près de 40% de ces professionnelles sont en invalidité bien avant 55 ans », déplore de son côté la fédération CGT de la santé et de l’action sociale. « Les infirmières devront travailler jusqu’à 64 ans, quelle que fut leur choix lors du droit d’option en 2010 », ajoute le syndicat. Cette année là, les infirmières ont dû choisir entre la catégorie A, qui leur permet d’être mieux payées mais de partir à la retraite au plus tôt à 60 ou 62 ans ; ou la catégorie B, qui leur accorde un salaire inférieur mais leur permet de conserver la possibilité de partir en retraite plus tôt.
Celles qui ont fait le second choix seront-elles tenues de conserver un salaire moindre avec une retraite plus tardive ? Cela fait partie des nombreuses questions que les soignant.es se posent, aux quatre coins de la France. « Comment imaginer que ces professionnelles vont travailler jusqu’à 64 ans ?, interroge Astrid de la CGT Santé. Elles et ils sont déjà épuisées, usées, et changent radicalement d’orientation professionnelle au bout de six ou sept ans. »
« Avant j’allais au boulot enjouée, souriante, motivée. C’est terminé, déclare Rose, aide-soignante à Cancale, près de Saint-Malo. Je ne me vois pas faire ça encore dix ou quinze ans. Je réfléchis à me reconvertir. » « Moi, c’est pareil dit sa jeune collègue Agathe, aide médico-psychologique, contractuelle depuis neuf ans. Je ne vais jamais aller jusqu’à la retraite. C’est impossible. »
Le travail réel, oublié de la réforme
Autre grand oublié des politiques, premier ministre en tête : le travail empêché des soignant.es, malmené par les coupes budgétaires et le management néolibéral qui étranglent l’hôpital. Suzanne, Violette, Fabienne, Sylvie et les autres y voient pourtant « en soi », un critère de pénibilité. « Avec le raccourcissement des délais d’hospitalisation, les cadences côté ménage se sont accélérées, raconte Suzanne, devant ses collègues qui acquiescent. De cinq à six chambres par jour, on est passé à dix ou douze. Et il faut ajouter à cela l’ambulatoire. Et là, c’est 25 départs par jour. »
Le protocole impose de passer 40 minutes par chambre. « Évidemment c’est impossible. On passe deux fois moins de temps et on travaille de manière dégradée », constate Servane. Mais si un jour il y a un problème, évidemment, c’est pour notre pomme. » Comment cette souffrance là - causée par le fait de « mal faire » - sera-t-elle payée au moment de prendre sa retraite ? Comment compenser la honte ressentie quand on quitte une chambre le plus vite possible, alors que l’on sait que ce dont bien des malades ont besoin, c’est de parler ? « On n’a plus le temps de s’occuper des gens, soupire Sylvie, infirmière. Alors que notre métier, c’est précisément cela. »
« Nous dépassons tout le temps nos compétences pour aider les aides-soignantes et les infirmières, qui sont tout le temps débordées. On finit par être fatiguées », ajoute Suzanne. « C’est ce qu’on appelle les glissements de compétences, décrit Philippe, un collègue. L’ASH fait le boulot de l’aide-soignante, l’aide-soignante fait le boulot de l’infirmière. L’infirmière va devoir faire le boulot des médecins.... »
« Certaines manipulatrices radio ont passé des diplômes d’échographie pour pouvoir faire une partie du travail normalement réservé aux radiologues, trop peu nombreux », mentionne Fabienne, elle-même « manip radio ». Rien de tout cela ne se traduit en salaire. Par conséquent, aucun de ces engagements professionnels ne sera valorisé au moment de la retraite.
« Et en plus on se fait pourrir par nos supérieurs hiérarchiques, on s’entend dire que l’on n’est pas assez performants »
« Ils ne se rendent pas compte du boulot qu’on a », pense Sylvie, infirmière après avoir été aide-soignante. Quand on dit qu’on n’a pas le temps d’aller faire pipi, ou de manger, ce n’est pas des blagues ! » « Et en plus on se fait pourrir par nos supérieurs hiérarchiques lors d’entretiens au cours desquels on s’entend dire que l’on n’est pas assez performants », renchérit une collègue. « Même les gens qui ont de la bouteille débarquent chez nous en pleurant », constate Servane de Sud santé.
Depuis la promesse du premier ministre que seules les personnes nées après 1975 seraient concernées par la réforme, les plus anciennes sont « en sursis ». Mais elles se sentent terriblement inquiètes pour leurs jeunes collègues, qu’elles passent du temps à former et à soutenir. « Elles aiment beaucoup leur travail, mais sont dans un état de stress terrible », remarque Suzanne.
« Elles ont peur de commettre des erreurs, de mal faire. Elles pleurent souvent. Ce qu’elles vont connaître sera bien pire que ce que nous avons connu, nous. Et il faudra qu’elles bossent comme ça jusqu’à 64 ans ? Moi, à 52 ans, je me sens déjà pas mal fatiguée. » « On va tous être en arrêt, c’est clair, reprend Fabienne. Ce qu’ils gagnent côté retraites, ils vont le perdre côté sécu [4] ! »
« En prenant l’intégralité de la carrière dans le calcul, on pénalise clairement les femmes »
Dans les couloirs des hôpitaux, on s’étrangle quand on entend le premier ministre affirmer que les femmes seront les grandes gagnantes de cette réforme. « En prenant l’intégralité de la carrière pour le calcul de la pension, en lieu et place des six derniers mois de salaire on pénalise clairement les femmes », proteste Servane, de Sud Santé.
Pour le moment, dans le secteur public, le montant de la pension de retraite est basée sur les six derniers mois de salaire, ce qui est avantageux puisque les salaires sont plus élevés en fin de carrière. « En passant des six derniers mois à la totalité de la carrière, ça va être un désastre », résume Servane.
« Moi je travaille à l’hôpital depuis 1979 dit Viviane, aide-soignante. Je ne me suis jamais arrêtée. Pas de congé parental, pas de dispo, pas de temps partiel. J’aurai 1500 euros de retraite. » Si la totalité de sa carrière avait été prise en compte pour calculer sa pension, Viviane aurait touché encore moins, puisqu’une aide soignante est payée à peine 1200 euros quand elle entre à l’hôpital. Pour d’autres métiers - manipulatrice radio ou infirmier de bloc par exemple - le différentiel de salaire entre début et fin de carrière peut approcher les 1000 euros...
Le mouvement va continuer de s’étendre et de se durcir
« C’est hyper-défavorable, même pour les carrières complètes, puisqu’il y a souvent de grandes disparités entre les premiers salaires et les salaires de fin de carrière », insiste Astrid de la CGT Santé. Alors, bien sûr, pour les femmes qui sont les premières concernées par les carrières hachées, c’est encore pire. » « Je n’ai même pas compté, sinon, je vais pleurer », dit Violette, infirmière de bloc opératoire [5].
Le gouvernement communique volontiers sur la prise en compte de la totalité des heures travaillés pour l’ouverture du droit à la retraite. Sibeth N’diaye, la porte parole, aime ainsi répéter qu’elle est ravie que ses heures de travail étudiant soient désormais prises en compte. Mais à l’hôpital, on ne partage pas son enthousiasme. « Le système par points est basé sur le calcul à l’heure de travail prêt, détaille Astrid. Ce qui est très défavorable par rapport au décompte par trimestre. Si je suis arrêtée 15 jours sur un trimestre, par exemple, on me compte actuellement un trimestre. Si la réforme passe, on me comptera deux mois et demi. »
Cette réforme, elle ne doit pas passer, répètent en chœur infirmières, aide-soignantes, manipulatrices radio et médecins. Les personnels administratifs commencent aussi à protester. Lancé il y a neuf mois dans les services d’urgences, le mouvement de rébellion à l’hôpital a décidément pris de l’ampleur.
Nolwenn Weiler
– Photo : manifestation à Saint-Malo, septembre 2019 (crédit Nolwenn Weiler).