Inflation

Hausse des prix alimentaires : un jackpot pour les marchés financiers et les spéculateurs

Inflation

par Rachel Knaebel

L’inflation des prix alimentaires après l’invasion en Ukraine a touché de plein fouet les populations pauvres dans le monde entier. À l’autre bout de la chaîne, les entreprises de négoce en profitent via la spéculation sur les marchés financiers.

Tout le monde peut le constater en faisant ses courses : se nourrir coûte toujours plus cher. En mars, les prix alimentaires ont encore augmenté de près de 2 % sur un mois, et de près de 16% sur un an ! « Autant l’année dernière, c’était vraiment les prix des énergies fossiles et du pétrole qui avaient tiré l’inflation à la hausse, autant là, ce sont les prix des matières premières alimentaires », pointe Lorine Azoulai, chargée de plaidoyer souveraineté alimentaire à l’ONG CCFD-Terre solidaire.

L’inflation qui a débuté après le pic de la crise du Covid 19 s’est nettement accélérée avec le début de l’invasion russe en Ukraine, fin février 2022. Avant le 24 février de l’an dernier, l’Ukraine était l’un des plus gros exportateurs au monde de maïs, de blé et d’huile de tournesol. La Russie est de son côté le premier exportateur de blé. Au printemps 2022, le conflit à l’est de l’Europe a fait exploser les prix de ces matières premières alimentaires, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique.

« Après le 24 février 2022, tous les pays qui étaient très dépendants des importations de céréales pour leur alimentation ont été très durement impactés. Au Liban, le prix du pain a par exemple augmenté de 70%, il a quasiment doublé au Soudan, explique Lorine Azoulai. Certains pays importent, en grande partie de l’Ukraine et de la Russie, quasiment 80 % des céréales qui constituent les denrées alimentaires de base de la population. »

Le prix des céréales ont de nouveau baissé depuis l’été 2022, quand un accord international a été négocié pour poursuivre les exportations ukrainiennes. Mais la situation alimentaire reste tendue dans de nombreux pays. « Au niveau mondial, bien que les prix internationaux aient fléchi, les prix locaux des denrées alimentaires restent élevés et continuent de gravement entraver l’accès à la nourriture », souligne l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dans son rapport mensuel de mars 2023. Le 3 mai, la FAO a annoncé qu’environ 258 millions de personnes dans 58 pays et territoires ont été confrontées à une insécurité alimentaire aiguë en 2022, contre 193 millions de personnes dans 53 pays et territoires une année plus tôt.

1,9 milliard de dollars de bénéfices

Dans le même temps, les acteurs spéculatifs engrangent les profits. « Un groupe de dix fonds spéculatifs a réalisé un bénéfice estimé à 1,9 milliard de dollars en misant sur la flambée des prix des denrées alimentaires au début de la guerre en Ukraine », pointe la cellule d’investigation de Greenpeace, Unearthed, dans une enquête publiée le 14 avril, réalisée conjointement avec le collectif d’investigation néerlandais Lighthouse Reports et reprise dans le journal britannique The Guardian.

Ces fonds spéculatifs « ont réalisé ces profits exceptionnels grâce à des techniques de "suivi de tendance", qui impliquent l’utilisation d’algorithmes pour repérer les hausses ou les baisses de prix et acheter ou vendre automatiquement des produits financiers dérivés en réponse à ces hausses ou baisses, détaille l’enquête. Début mars 2022, les prix à terme du blé – contrats d’achat de boisseaux de blé à un prix fixé à une date donnée – avaient bondi de 50 % en un mois, atteignant leur niveau le plus élevé depuis 14 ans », soulignent encore les deux organisations.

La hausse des prix est alors plutôt causée par ces comportements spéculatifs sur les marchés des matières premières alimentaires que par une réelle pénurie de céréales, défend dans cette enquête le rapporteur spécial de l’Onu sur le droit à l’alimentation, Michael Fakhri. « La financiarisation des marchés de matières premières, liée à la création d’indices de matières premières négociables par les grandes banques, était déjà visible lors de l’explosion et de la chute des prix des matières premières au cours de la première décennie du nouveau millénaire, concluait aussi le rapport 2022 des Nations unies sur le développement et le commerce [1]. La participation croissante des investisseurs financiers au commerce des produits de base pour des motifs purement financiers est un facteur contribuant à la hausse des prix », soulignent aussi les Nations unies.

Des marchés décorrélés de la réalité

Les matières premières agricoles sont cotées en bourse, comme n’importe quel produit financier. « La financiarisation du marché des matières premières agricoles et alimentaires a considérablement aggravé les phénomènes de spéculation, et a fait rimer crises de la faim avec de gros gains, résume Lorine Azoulai. À chaque crise de la faim, en 2007, 2008 et 2011, on a observé ce phénomène-là, et idem en 2022. »

Comment fonctionne cette spéculation ? Certaines matières premières agricoles sont négociées sur ce qu’on appelle des marchés à terme, qui sont des marchés financiers. « Ceux-ci permettent aux acheteurs et aux vendeurs de sécuriser leurs achats et leurs ventes en s’engageant à l’avance sur des contrats de ventes et d’achats avec un prix, un volume et une date qui sont définis à l’avance », explique la chargée de plaidoyer.

À la base, ces marchés financiers sont censés être corrélés aux marchés physiques. On y trouve des acteurs commerciaux, agriculteurs, coopératives, agro-industriels transformateurs, qui ont besoin d’acheter les matières premières agricoles. S’y trouvent aussi des acteurs financiers, là pour apporter de la liquidité mais aussi faire des paris sur l’évolution des prix. « Ces marchés financiarisés sont influencés par une poignée d’acteurs économiques qui font la pluie et le beau temps », pointe Lorine Azoulai.

Quatre entreprises contrôlent, selon les estimations, au minimum 70 % du marché mondial des céréales. Il s’agit d’ADM, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus, nommés les « ABCD ». Pour la responsable du CCFD, « on est sur un marché décorrélé des réalités du marché physique, où les opérateurs principaux n’ont aucun rapport avec la filière et sont des acteurs financiers qui sont là uniquement pour capter la valeur de notre alimentation ».

Des milliardaires à la tête du négoce

En 2022, Cargill a enregistré « le bénéfice net le plus élevé de ses 157 années d’existence », indique l’agence d’information économique Bloomberg à l’automne. « Qui profite en fin de compte de cette manne financière ? » interroge l’ONG Public Eye, basée en Suisse comme les bureaux de négoce de ces entreprises. Le patrimoine de la famille élargie de William Wallace Cargill, fondateur de Cargill, « frôle le top 10 des plus riches au monde », nous rappelle Public Eye. La fortune de la famille propriétaire de Louis Dreyfus s’élève de son côté à plus de 3,2 milliards d’euros.

La situation révolte l’élu vert européen Claude Gruffat. « Les marchés financiers créent la déstabilisation des marchés alimentaires et en profitent, accuse l’eurodéputé français. On a déjà vécu ça en 2007-2008. On voit ces phénomènes revenir régulièrement. C’est sur le dos de la faim dans le monde que les marchés financiers viennent spéculer sur les prix. C’est profondément immoral ! »

Pour Claude Gruffat, il faudrait moins de marché et plus de contrôle public sur les stocks de matières premières alimentaires. « Après la Seconde Guerre mondiale, des institutions avaient étés mises en place pour contrôler les stocks, pointe-t-il. Pour la France, c’était l’Office interprofessionnel des céréales. Mais depuis, toute la gestion des stocks de matières premières alimentaires est confiée au privé, il n’y a plus rien de public », déplore-t-il.

Réguler au niveau international

Claude Gruffat évoque une révision en cours de la directive européenne de régulation des marchés financiers, MiFid (Markets in Financial Instruments Directive). Celle-ci pourrait être l’occasion de mieux lutter contre la spéculation sur les marchés alimentaires. L’élu reste toutefois pessimiste. « Il faut que l’Europe arrive à mettre en place une supervision efficace des marchés pour limiter la spéculation. Mais l’ambiance n’y est pas, on est systématiquement dans du moins de contrôle et plus de libéralisme des marchés. Il y a des dossiers à l’agenda, on en discute, mais on n’arrive pas à imposer quoi que ce soit », regrette l’eurodéputé.

Le CCFD porte aussi des propositions concrètes pour lutter contre ces hausses artificielles des prix alimentaires. « Notre première demande, c’est de limiter les risques de spéculation excessive. Ça veut dire limiter les nombres de contrats à terme, expose Lorine Azoulai. Aujourd’hui, sur les marchés à terme, il peut s’échanger jusqu’à plusieurs dizaines de fois la production annuelle mondiale de blé ou de maïs. Qu’un opérateur échange l’équivalent de deux fois sa production annuelle, on peut le comprendre, car il vend la production de cette année et celle de l’année prochaine. Mais avec 20 ou 30 fois leur production, il y a un problème. On demande que le marché colle mieux à la réalité et qu’on réduise et contrôle davantage la présence d’acteurs financiers sur un marché. »

L’organisation réclame par ailleurs plus de transparence sur ce qui se déroule sur les marchés. Les données aujourd’hui accessibles « sont insuffisantes pour déterminer le poids réel de la spéculation dans hausse des prix ».

Pour la responsable du CCFD, il faut aussi « penser au-delà du seul espace européen ». Puisqu’« aujourd’hui, on fait face à des politiques commerciales délétères pour certains pays, accuse Lorine Azoulai. Elles nous permettent à nous en Europe d’exporter à très bas coûts des productions qu’on produit en surplus et qui arrivent à si bas coût dans certains pays du Sud qu’elles en déstabilisent les productions et détruisent des filières locales. La régulation doit se penser au niveau international. » Car le boursicotage d’un fonds d’investissement peut impacter l’accès à l’alimentation de millions de personnes en Afrique ou en Asie.

Rachel Knaebel