Transition écologique

Hélène Gassin : « L’idée que Macron aurait soudainement tout compris à la sobriété, je n’y crois pas du tout »

Transition écologique

par Barnabé Binctin

La sobriété va-t-elle désormais guider les politiques publiques et énergétiques en France ? Mais de quelle sobriété parle-t-on, au juste ? Explications avec Hélène Gassin, la présidente de l’association NégaWatt, pionnière sur ces questions.

Basta! : Le gouvernement a présenté cet automne un plan de sobriété énergétique. Qu’en pensez-vous ?

Hélène Gassin : Nous n’avons pas d’avis définitif, tout dépendra de la mise en œuvre qui s’en suit. En soi, l’idée est intéressante d’établir un plan de sobriété, avec un appel à la mobilisation générale des acteurs et un objectif plutôt ambitieux de réduction de 10 % en 2 ans, d’ici 2024. Cela fait longtemps que l’on réclame ça ! Mais cela reste un plan basé principalement sur le volontariat, il faudra donc veiller à sa mise en œuvre opérationnelle pour évaluer concrètement ses effets… La question de la température de chauffage, par exemple, cela fait longtemps que c’est inscrit dans la loi, et ce n’est pas appliqué pour autant ! De manière générale, on a parfois l’impression que l’on confond un peu les économies d’énergie, à court terme, sous l’effet de la crise, et l’enjeu de penser la sobriété de manière plus structurelle, à plus grande échelle et dans le temps long.

Quels seraient les principaux leviers d’une véritable politique de sobriété « structurelle », comme vous dites ?

Hélène Gassin
Hélène Gassin est présidente de l’association NégaWatt depuis octobre 2022. Spécialiste en stratégies énergétiques territoriales, elle a travaillé pour Greenpeace, participé à la création de la coopérative Enercoop, a milité à EELV et siégé à la Commission de régulation de l’énergie.

La sobriété structurelle, c’est celle qui remet en question à la fois nos usages, et donc nos besoins, mais aussi l’ensemble des paramètres qui les organisent, que ce soit les services publics, l’aménagement du territoire, la gestion des transports, etc. Prenons un exemple : on a beaucoup parlé de la réduction de la vitesse comme un gros potentiel d’économies d’énergie, et c’est vrai qu’il y a un gisement intéressant à aller travailler de ce point de vue. C’est donc une forme de sobriété dans l’usage, mais il faut l’accompagner également d’une réflexion plus globale sur la question de la mobilité. Cela doit nous amener à travailler sur la demande de mobilité, sur le développement du report modal [vers d’autres moyens de déplacement que la voiture en fonction des besoins, tels le train ou le vélo, ndlr] ou encore sur la réduction des flux de marchandises. Or aujourd’hui, on ne va pas spécialement dans le bon sens sur tous ces enjeux…

La question du nombre de personnes par véhicule est aussi un indicateur très structurant. Il faut travailler sur la sobriété « dimensionnelle » : les véhicules de demain, c’est bien s’ils sont électriques, mais c’est mieux s’il y en a moins, s’ils sont plus petits et s’ils sont partagés. Se contenter de nouveaux moteurs en maintenant le nombre de voitures et le nombre de kilomètres parcourus par jour par des personnes seules, ça ne suffira pas… Or ça, travailler sur les moteurs, c’est de l’efficacité énergétique, pas de la sobriété.

En quoi consiste la différence entre sobriété et efficacité énergétique ?

Prenons l’exemple de l’éclairage : l’efficacité consiste à changer les ampoules, quand la sobriété revient à s’interroger plus largement notre rapport à la luminosité. Ai-je besoin d’un nouveau lampadaire ici, d’avoir autant de points lumineux là, ou d’allumer quand il fait encore jour ? L’efficacité est un enjeu technique et matériel, là où la sobriété interroge plus profondément nos choix collectifs. En matière de mobilité, la sobriété, c’est donc réfléchir au nombre de kilomètres – est-ce que je peux organiser les choses autrement pour réduire la fréquence ou la distance domicile-travail ? – ou à la modalité des transports – est-ce que j’organise des systèmes de transport en commun ou est-ce que je laisse les gens se débrouiller avec leur bagnole ?

L’efficacité, ensuite, sera de concevoir des véhicules qui consomment 3 litres plutôt que 6… Cela vaut aussi pour l’aménagement du territoire : est-ce que j’ai besoin d’une nouvelle zone commerciale ? Si oui, alors comment je l’organise à proximité des zones de vie et d’habitation ? C’est seulement après que doit se poser la question de l’efficacité, avec des bâtiments performants. Quand on parle de la « zéro artificialisation nette », c’est de la sobriété qui ne dit pas son nom, en fait : c’est une forme de sobriété foncière, qui entraîne des sobriétés en matière de mobilité, de construction. Autrement dit, une politique de sobriété structurelle nécessite de jouer à tous les niveaux, simultanément.

C’est une approche écosystémique, en somme ?

La sobriété, ce n’est pas qu’une question de consommation d’énergie finale, cela se joue aussi dans la consommation d’espace ou des matériaux. L’évolution de nos différents scénarios est instructive de ce point de vue : à la base, nous avons commencé sur une approche purement énergétique, en regardant les émissions de gaz à effet de serre. Et petit à petit, par couches successives – car c’est un boulot assez colossal, tout de même – nous avons constamment élargi notre objet de travail : nous avons d’abord ajouté la dimension agricole avec l’affectation des sols grâce à Afterres 2050 de l’association Solagro, ce qui nous a permis de calibrer l’usage du bois, de la méthanisation et du biogaz. Puis, dans notre dernier scénario, nous avons intégré la question des matériaux, avec le volet NégaMat, qui évalue les évolutions possibles de consommation et de production de matériaux.

C’est cela qui nous conduit à questionner le tout électrique tel qu’il est posé aujourd’hui dans le débat public, parce qu’on pointe un enjeu énorme sur le lithium utilisé dans les batteries : si cette logique d’électrification à tout crin venait à être appliquée aussi pour les véhicules lourds, il y aurait clairement un gros problème… Il est donc essentiel de pouvoir contenir la demande en matériau. Cela vaut tout aussi bien pour le ciment ou l’acier. D’où l’urgence à travailler à la réduction de ces consommations dans un certain nombre de secteurs, à travers également le réemploi, ou en augmentant le taux de recyclage des matières. C’est un enjeu de sobriété fondamental, même si le lien n’est pas toujours fait. On n’a pas encore attaqué la question de l’eau, ce sera peut-être pour notre prochain scénario. C’est une question de cohérence, on essaye d’aborder la sobriété à travers toutes les dimensions qu’elle mobilise, de façon holistique, en allant du particulier vers le global.

Le premier rapport négaWatt a été publié il y a 20 ans, en 2003, et a contribué à modéliser les enjeux et les avantages de la sobriété à une époque où personne, alors, n’en parlait. Quel bilan en tirez-vous aujourd’hui : avez-vous l’impression qu’on a perdu vingt ans en la matière ?

Pas complètement perdu, non, je n’irais pas jusque-là. Il y a toujours plusieurs niveaux de lecture possible, selon qu’on souhaite trouver le verre suffisamment plein ou vide. Bien sûr, quand on regarde les bilans énergétiques dans leur ensemble, c’est difficile de se réjouir. On ne peut pas dire que les politiques énergétiques engagées soient à la hauteur. Mais, par exemple, on peut constater que la consommation globale d’énergie a augmenté moins vite que ce que l’on envisageait nous-mêmes, en 2003 – la réalité est en dessous de notre scénario tendanciel, ce qui est plutôt intéressant. Cela signifie que la dynamique de consommation s’est tout de même ralentie, depuis quelques années – sur l’électricité, on est même en stagnation. Or, il y a vingt ans, au moment où on constatait une augmentation des usages, cette perspective de stabilisation était loin d’être évidente… On peut donc au moins se dire qu’on a arrêté le chemin de croissance infinie, à défaut d’avoir suffisamment entamé le chemin de réduction.

Mais quelle est la part réelle du plaidoyer de NégaWatt dans cette dynamique ? N’est-ce pas plutôt l’effet des contraintes extérieures qui finissent par s’imposer, que l’on pense à la guerre en Ukraine ou au changement climatique, par exemple ?

Je n’attribue pas l’évolution globale des consommations d’énergie à NégaWatt, bien entendu. Sur les deux dernières années, il y a plein de facteurs particuliers : la crise du covid, puis la guerre en Ukraine notamment. Sur un temps plus long, le problème de la désindustrialisation n’est certainement pas une bonne nouvelle en soi – puisqu’on a simplement délocalisé nos consommations et nos émissions ! –, mais cela explique en partie la stagnation du bilan énergétique français. Il y a aussi des améliorations en matière d’efficacité : RTE (Réseau de transports d’électricité) confirme par exemple la baisse substantielle de la consommation liée à l’éclairage, qui n’est plus un problème prioritaire dans la pointe de consommation du soir – ce qui a longtemps été le cas. Cela, c’est le résultat de réglementations, qui ont été le fruit d’intenses batailles, auxquelles nous avons largement participé.

Autrement dit, il n’y a pas seulement de la conjoncture, il y a aussi l’effet de politiques publiques. Je pense que les travaux de NégaWatt ont joué un rôle là-dedans. Sans nos rapports, je ne sais pas si on aurait eu la même prospective de RTE telle qu’elle existe aujourd’hui. Ni les scénarios de l’Ademe, qui s’est approprié de façon très approfondie les sujets de sobriété. On voit que nos mots et nos concepts sont quand même assez largement repris dans le monde de la prospective énergétique.

Il y a également un bon taux de « pénétration » du côté des régions et des collectivités, qui sont de plus en plus nombreuses à revendiquer l’approche NégaWatt comme leur base de travail de référence. Que ce soit dans les scénarios de région à énergie positive ou dans les plans climat des collectivités, on voit de plus en plus revenir notre triptyque : d’abord, partir des besoins, et donc de l’enjeu de sobriété, ensuite s’interroger sur l’efficacité des moyens pour y satisfaire, et enfin, le dernier volet, quand on a bien défini tout cela, qui consiste à développer les énergies renouvelables. C’est là que se situe l’impact de NégaWatt, dans l’inspiration intellectuelle des acteurs sur le terrain.

En attendant, le gouvernement n’a pas toujours l’air de parler le même langage de « sobriété » que vous, et continue d’insister beaucoup sur les écogestes, et autres « cols roulés ».

Ce genre d’avancée culturelle prend toujours beaucoup de temps. Je ne préjuge de rien, mais je ne pense pas que le logiciel dominant du gouvernement ait été frappé d’une grande révélation en se disant « Ça y est, il faut être sobre ! » L’idée d’une sorte de victoire par KO, avec un Emmanuel Macron qui d’un coup aurait tout compris et serait décidé à tout remettre d’équerre, je n’y crois pas du tout. Ce n’est pas comme cela que se façonnent les politiques publiques. Ce sont des dynamiques très longues, et souvent frustrantes pour les activistes à l’avant-garde. Regardez l’agriculture bio : quand les pionniers voient les chambres d’agriculture et la FNSEA s’y mettre, ils ont évidemment peur, parce que ce n’est plus le même projet qu’au départ ni la même pureté. En même temps, cela entraîne des gens et démultiplie les surfaces. Même si en ce moment le bio est de nouveau à la peine, mais on voit bien que c’est quand même en train de passer dans la pensée dominante, les cantines bio, par exemple, ce n’est plus un truc d’hurluberlus !

Je pense qu’on en est au même stade avec la sobriété, on a percé le plafond de verre. Dans le débat public, il est maintenant dit clairement que tout le monde doit participer, que ce n’est pas simplement les gestes individuels, chacun chez soi. Réduire la sobriété à la seule dimension des écogestes, comme ça a été le cas pendant 20 ans, je veux croire que c’est terminé. Et tant mieux, on n’en pouvait plus ! Un cap a été franchi, et il est clair que la crise des prix de l’énergie a sûrement joué un rôle de détonateur. Il faut s’en servir ! L’histoire nous montre que les crises sont aussi des moments de rupture culturelle, où on change de braquet ! Aux Pays-Bas, le choc pétrolier des années 1970 a par exemple été le déclenchement de toute la politique cyclable, qui se poursuit aujourd’hui…

En France, on a plutôt le sentiment que cela permet une certaine relance de l’atome… L’énergie nucléaire, c’est compatible avec la sobriété ?

Non. La logique du nucléaire n’est pas compatible avec une logique de maîtrise des consommations, au contraire, les grands programmes de ce type-là se concentrent sur des logiques de production et poussent plutôt à la consommation qu’autre chose. On l’a bien vu avec la consommation domestique : en vérité, le lancement du grand programme électronucléaire a coïncidé avec le lancement du grand programme de chauffage électrique, même si cela n’a jamais été présenté ainsi, bien sûr. De fait, les Français consomment plus d’électricité que les autres en Europe – et cela ne tient pas qu’au chauffage, on voit par exemple que l’électroménager vendu en France est plus consommateur que la moyenne européenne ! – parce que l’électricité n’y a jamais été considérée comme un problème, donc on avait une forme d’incitation à la consommation, avec de surcroît un prix qui, jusqu’à récemment, était en dessous de la moyenne.

Le problème du nucléaire, désormais, c’est qu’on ne regarde plus qu’un seul paramètre : les émissions de carbone. Et il n’y a pas photo, le nucléaire en émet très peu, certes. Mais c’est le même problème qu’avec les véhicules électriques, il ne faut pas se contenter des émissions au pot d’échappement, il faut considérer l’empreinte globale et les analyses du cycle de vie de tous les produits concernés. Et là, on se rend compte que le nucléaire induit plein de choses : de la consommation de matériaux, des déchets radioactifs, des risques. De ce point de vue, le nucléaire est donc difficilement compatible avec les objectifs globaux en matière d’énergie. Mais cela continue de mobiliser beaucoup de bande passante du côté de nos dirigeants : la mission interministérielle pour le « nouveau nucléaire » a à peu près autant d’agents que le secrétariat général à la planification écologique, et je crains que ce soit un peu symptomatique. Il y a un effet de diversion, qui est terrible. C’est une représentation qui ponctionne tellement d’énergie au sein de l’État et en matière de prospective énergétique. Le nucléaire est l’une des raisons structurelles du retard français sur tout le reste.

Recueillis par Barnabé Binctin

Photo : © Eros Sana