Reportage

« Supprimer le départ anticipé, c’était pas le deal » : aux côtés des égoutiers, trahis par la réforme des retraites

Reportage

par Fabien Ginisty (L’Âge de faire)

Le seul avantage dont bénéficient les égoutiers est leur retraite anticipée. Celle-ci est aujourd’hui menacée. La réforme des retraites ? « Dégueulasse », estiment ces ouvriers qui passent 900 heures sous terre chaque année, et ont une espérance de vie de treize ans inférieure à celle des cadres. Reportage à Lyon de notre partenaire L’âge de faire.

L’agent soulève la lourde plaque qu’il dépose à côté du trou béant. S’en échappe une vapeur épaisse à l’odeur caractéristique, « l’odeur d’égout ». « C’est pas trop gênant, on s’y habitue. » Un deuxième agent sécurise le trou avec des barrières. Les gestes sont routiniers, les procédures bien en place : un premier regard a déjà été ouvert et sécurisé, quelques centaines de mètres plus loin, pour faire appel d’air. « Maintenant on attend 15 minutes avant de descendre, le temps que l’air soit moins chargé, que ce soit moins dangereux. » Un troisième agent a sorti le matériel du camion et commence à s’équiper : cuissardes, gants épais, masque filtrant, casque avec frontale, détecteur de gaz, harnais.

Dans son dos, un « masque auto-sauveteur » avec une petite capsule d’oxygène, en cas d’extrême urgence. Par-dessus, une combinaison jetable. « On est toujours au moins trois en intervention. On ne descend jamais tout seul, et le troisième reste en surface pour la sécurité des passants, faire passer le matériel, et au cas où il y ait un problème en bas. »

Nous sommes sur un grand boulevard lyonnais, un mardi matin de janvier. Une équipe d’égoutiers de la métropole de Lyon – ils sont 250 au total – s’apprête à poser une vanne de curage. C’est une opération qui fait partie du quotidien : le dispositif bloque les eaux en amont et les relâche mécaniquement à partir d’une certaine pression, de manière à créer un courant suffisant pour emporter les matières qui stagnent en aval. Plus loin, ces « sédiments lourds » se déposent, par gravité, dans des bassins de dessablement plus profonds que les canalisations, régulièrement curés par les égoutiers qui les remontent à la surface et les évacuent en station de traitement des boues.

900 heures sous terre chaque année

Si les effluents qui parcourent les 3300 km du réseau de la métropole sont suffisamment liquides pour ne pas être piégés par les 200 bassins de dessablement, ils arrivent en station d’épuration où ils sont « traités » avant d’être rejetés dans la nature. « Effluents », « matières »… Ne nous y trompons pas, les égoutiers sont très rarement confrontés à des crocodiles. Ils sont par contre en contact direct et quotidien avec tout ce que nous rejetons, à commencer par nos excréments. Matières fécales, urines, crachats, cheveux et autres crasses qui bouchent parfois nos petites canalisations, virus en tous genres et bactéries. Il y a aussi les mégots et les sacs plastique, les gaz d’échappement et les particules toxiques que l’eau de pluie lessive, ou qui sont directement rejetées : « Il y a certaines zones industrielles où l’on fait encore plus attention parce qu’on constate qu’elles rejettent des produits qu’elles n’ont pas le droit d’évacuer comme ça… »

Ses deux collègues sont maintenant sous terre. Michel [1] attache un morceau de la vanne de curage à une corde, qu’il laisse filer peu à peu. La pièce en métal s’engouffre dans le noir, une voix confirme la bonne réception. « La vanne est trop lourde et trop volumineuse pour qu’on puisse la descendre d’un seul bloc. Les collègues devront assembler les pièces avant de la fixer à la canalisation. »

Voilà près de vingt ans que Michel est égoutier. Même s’ils se relaient sur le poste en surface, les trois hommes ont chacun comptabilisé, l’an dernier, un peu plus de 900 heures sous terre. « Quel que soit le temps qu’il fait à l’extérieur, l’atmosphère est toujours chaude et très humide. Il fait noir, on doit travailler physiquement dans des petits espaces, moins d’1,5 mètre de large, et certaines portions obligent à se tenir voûté. Quand il pleut, le niveau des effluents est plus haut, ce qui complique les mouvements. » Il y a aussi les rats, morts et vivants, les blattes, les araignées…

« Faut pas être claustrophobe ! »

Ce que redoutent le plus les égoutiers, c’est l’odeur d’œuf pourri, caractéristique du sulfure d’hydrogène (H2S). « En remuant la came (les excréments, ndlr), on crève des poches d’H2S, faut faire gaffe. Un collègue s’est brûlé les poumons pas très loin d’ici. » Il y a les accidents graves, pas rares, mais il y a aussi le quotidien : depuis 2010, les égoutiers portent un détecteur qui les avertit quand ils ont respiré la « dose journalière autorisée », pourrait-on dire. « Chaque jour sur la métropole, au moins une équipe doit remonter avant d’avoir fini le boulot. » Même en dessous du seuil, tout agent respire un peu quotidiennement de ce gaz, cela fait partie du boulot.

L’H2S provoque ainsi très régulièrement « des maux de tête qu’on ramène chez soi » et, compilé à tout le cocktail vaporeux, « des petites nausées, des petites diarrhées »… La douche méticuleuse à la fin du service n’y change rien : les systèmes immunitaires sont très sollicités, et ce 24 heures sur 24.

Ce n’est pas le salaire qui pousse Michel et ses collègues à accepter de telles conditions de travail. En fin de carrière, un égoutier gagne 2000 euros en comptant les primes. En revanche, ils bénéficient d’un départ anticipé à la retraite : 32 ans de service pour prendre une retraite à taux plein (contre 42 ans), s’ils justifient de « vingt ans de service effectif complet en réseau souterrain ».

Treize ans d’espérance de vie en moins qu’un cadre

Encore faut-il qu’ils y arrivent : selon le médecin biologiste Claude Danglot, qui a étudié de près le cas des travailleurs parisiens, les égoutiers ont une espérance de vie de sept ans inférieure à l’espérance de vie des autres ouvriers. Ce qui fait treize ans d’écart avec les cadres, d’après l’Insee. Pascal Wild, chercheur à l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), a calculé de son côté qu’avant 65 ans, un égoutier a deux fois plus de risques de mourir que la moyenne, surtout pour cause de risque accru de maladies digestives, de cancers et de suicide.

Le surlendemain, les trois hommes sacrifieront une journée de salaire pour aller manifester, comme la grande majorité des égoutiers du pays. Leur seule compensation est en effet menacée par la réforme des retraites. Michel et son collègue, avec leur ancienneté, ne sont pas directement concernés par la réforme. Ils iront par solidarité.

Le troisième collègue, lui, n’a pas 30 ans. Il ne s’attarde pas sur la pénibilité du travail. Mais se demande : « Comment je vais trouver la motivation pour me lever tous les matins et aller racler. Moi j’ai signé en connaissance de cause, mais avec le départ anticipé. Supprimer ça, c’était pas le deal, c’est tout. C’est dégueulasse. »

Fabien Ginisty (L’âge de faire)
Photo : © Anne Paq.

 
Cet article est issu du numéro du mensuel L’âge de faire de février 2020. Son dossier est consacré au ménage : « Ménage, qui fait le "sale boulot" ? » Il est disponible ici.

Notes

[1Le prénom a été changé.