L’hydrogène est partout. Le gouvernement espère qu’il fera voler un avion en 2035, la SNCF compte sur lui pour propulser des trains régionaux à partir de 2022, des taxis, des bus et des prototypes de bateaux apparaissent et des milliards d’euros d’aides publiques pleuvent partout dans le monde pour soutenir ses nouveaux usages. En France et au sein de l’Union européenne, il incarne l’atout vert des plans de relance économique. Le gouvernement a d’ailleurs décidé de consacrer à cette énergie d’avenir plus de 7 milliards d’euros d’ici 2030, dont 2 milliards dans le cadre du plan de relance.
La nécessaire conversion aux énergies renouvelables
L’hydrogène, ou plus exactement le dihydrogène, est un gaz hautement inflammable obtenu par une scission des molécules composant l’eau. Une fois brûlé, il ne rejette qu’un peu d’eau chaude et d’oxygène. Mais, premier bémol, il doit être fabriqué. Or la quasi-totalité de l’hydrogène aujourd’hui produit, pour les besoins de l’industrie des engrais chimiques en particulier, est élaborée à partir d’hydrocarbures.
L’hydrogène « vert », aujourd’hui marginal, est obtenu grâce à de l’électricité provenant de sources renouvelables (barrages, panneaux solaires, éoliennes). Le déploiement de cette pratique ne sera donc écologique que s’il s’accompagne d’une conversion massive aux énergies renouvelables. Tout l’intérêt de l’hydrogène est d’ailleurs qu’il permet de stocker de l’énergie sous forme de gaz, ce qui compenserait les faiblesses des sources d’électricité intermittentes comme l’éolien ou le photovoltaïque. À mesure que les énergies renouvelables vont monter en puissance, va en effet se poser le problème du stockage de leurs excédents d’électricité, surabondante lors des jours de grand vent ou de soleil au beau fixe, pour une utilisation lors des longues soirées d’hiver où l’électricité vient au contraire à manquer. En produisant de l’hydrogène à partir de ces surplus, des maisons, des villages, voire des quartiers pourraient ainsi viser l’autosuffisance grâce aux énergies renouvelables augmentées d’une petite autoproduction d’hydrogène vert.
Comme moyen de stocker de l’électricité, l’hydrogène peut également concurrencer la batterie pour accélérer le développement de la mobilité électrique. Il est puissant (il sert à propulser les fusées), la pile à combustible se recharge plus rapidement qu’une batterie et peut offrir une plus grande autonomie. De quoi répondre aux besoins d’une flotte de véhicules, comme des taxis ou des bus, qui ont besoin de couvrir de longues distances. Une solution pertinente, par exemple, pour réduire l’impact environnemental du « dernier kilomètre » de nos marchandises.
Une énergie hors de prix
Il est peu probable que tout un chacun roule un jour à l’hydrogène pour au moins deux raisons. Avec sa pile à combustible qui sert à le transformer en électricité, ce gaz prend trop de place pour un véhicule léger. On le préfère donc pour alimenter de gros volumes – bus, trains, voire bateaux ou avions [1] –, également parce que les batteries deviennent trop lourdes lorsque les volumes nécessaires sont importants. Surtout, la voiture à hydrogène est encore hors de prix. Il faut compter 70 000 euros pour l’achat d’un véhicule individuel, dont la durée de vie sera inférieure à celle d’un véhicule thermique.
Par ailleurs, le processus de fabrication d’hydrogène, son stockage sous forme liquide, qui nécessite une température constamment inférieure à - 254 °C, et sa retransformation en courant électrique font exploser les coûts. Parcourir 700 kilomètres coûte entre 100 et 200 euros. Et l’opération entraîne une déperdition de 60 % à 70 % de l’électricité utilisée initialement.
Toutes ces contraintes ont longtemps empêché une utilisation de l’hydrogène – pourtant éprouvé par de nombreuses expérimentations depuis près d’un siècle – dans des produits destinés au grand public. Les industriels espèrent désormais qu’un (généreux) coup de pouce de l’État permettra de changer la donne… « Les performances se sont énormément améliorées depuis une dizaine d’années. Le principal levier sur lequel nous espérons progresser aujourd’hui est celui du prix, note Daniel Hissel, professeur à l’université de Franche-Comté et fondateur d’une start-up consacrée aux piles à combustible. Pour cela, nous devons passer à un stade industriel qui nous permettra de faire des gains d’échelle. Les marchés aujourd’hui sont très petits et ne nous permettent pas de réduire les coûts. »
Toute une industrie doit donc éclore, grâce aux commandes publiques qui lui offriront des débouchés afin d’amorcer, en théorie, un cycle vertueux de baisse des coûts de fabrication entraînant une hausse de la demande privée. L’argent public devrait aussi permettre de monter un réseau de distribution et de déployer des stations de recharge, en plus de celles qui seront nécessaires pour les voitures électriques à batterie.
Un tremplin pour les lobbies
Cette vision est notamment portée par les entreprises du secteur, qui préparent l’après-pétrole. Total se montre très actif dans le lobbying pro-hydrogène, Engie y figure également, tout comme Air Liquide, qui s’en est déjà fait une spécialité, ou même Michelin. Ils arguent d’une concurrence internationale effrénée pour précipiter les engagements financiers des États (la Chine, le Japon et l’Allemagne ont notamment déployé des plans ambitieux). « Soutenir massivement les recherches sur l’hydrogène serait un bon moyen de reconquérir une forme de souveraineté européenne face aux milliards investis par les pays d’Asie », jugeait ainsi le patron de Renault, Jean-Dominique Senard, devant l’Assemblée nationale, le 11 juin.
Les sommes nécessaires sont vertigineuses (23 milliards d’euros à l’horizon 2030) et beaucoup doutent qu’un marché viable puisse se déployer. « Par quel mécanisme financier un privé s’embêterait-il à produire de l’hydrogène alors qu’il est aujourd’hui prioritaire pour vendre son électricité lorsqu’elle provient de sources renouvelables ? », s’interroge Bertrand Cassoret, chercheur au laboratoire systèmes électrotechniques et environnement à l’université d’Artois. Selon les pistes remises en 2015 au ministre de l’Économie d’alors, Emmanuel Macron, par un groupe d’ingénieurs [2], le modèle privilégié pour l’heure est celui de subventions publiques (stations de recharge, appels à projet sur des « niches opérationnelles ») et d’exonérations fiscales sur l’électricité servant à l’électrolyse [3].
Sans effort de sobriété, pas de miracle à attendre de l’hydrogène
Pour que l’hydrogène soit « compétitif », il faudra attendre plusieurs décennies, estiment les industriels, et compter sur un renchérissement considérable de l’énergie, conséquence par exemple d’une sortie progressive du nucléaire et de mesures coercitives réduisant l’usage d’hydrocarbures. À plus court terme, l’hydrogène sert l’idéal du « tout-électrique » et de la « croissance verte », en réalité synonyme d’une explosion des besoins en électricité qui ne pourront pas être satisfaits sans un doublement, voire davantage, du parc nucléaire. Avec ou sans hydrogène, il n’y aura pas de transition énergétique aboutie sans un considérable effort de sobriété, tiennent donc à rappeler les ONG environnementales.
L’un des enjeux du déploiement de l’hydrogène est également de mettre en place une véritable traçabilité pour garantir qu’il a été fabriqué à partir d’électricité verte. C’est à cette condition, estime France nature environnement, qu’il pourra être considéré comme un maillon intéressant du mix énergétique remplaçant les hydrocarbures. C’est loin d’être simple. Dans les faits, l’électricité verte est surtout vendue sous la forme d’une garantie qu’ailleurs, à un autre moment, l’équivalent de l’électricité consommée est produit de manière verte. C’est donc en achetant des certificats de production d’électricité renouvelable que les énormes électrolyseurs subventionnés par l’Europe fonctionneront dans un premier temps. Cela leur permettra de produire à plein régime un hydrogène estampillé vert, en réalité fabriqué à partir d’électricité issue notamment de centrales à charbon. Leurs performances seraient alors artificiellement supérieures à celles qu’ils auront à terme en se contentant de valoriser les surplus des éoliennes et des panneaux solaires. Autrement dit, l’hydrogène serait surcoté durant la période de transition, selon l’ingénieur Maxence Cordiez [4].
L’intérêt de l’hydrogène est donc réel, mais son coût ne permet pas d’en faire la solution miracle souvent vantée par les industriels qui espèrent en faire un levier de reconversion. D’autres priorités, moins clinquantes, semblent plus urgentes, comme l’accélération des investissements dans les énergies renouvelables.
Erwan Manac’h (Politis)
Photo : CC Toyota of Glendora