Dans un coin de la cour, les traces sont toujours visibles. Des dépôts noirs sur le plastique blanc entourant les céréales et les ballots de paille. Malgré la pluie qui n’arrête pas de tomber et qui rend la ferme boueuse, les traces noires demeurent, dix jours après le passage du nuage provoqué par l’incendie de l’usine Lubrizol. « Le jeudi matin, je n’ai pas réalisé ce qui se passait », raconte Étienne*, agriculteur sur cette ferme située à une trentaine de kilomètres au nord de Rouen. Puis les SMS, les e-mails, les images télévisées... « J’étais sonné. » Les premières consignes arrivent : le lait ne peut plus être vendu. Les animaux doivent être rentrés. Le temps est suspendu.
Depuis ce jour, les 90 vaches d’Étienne sont à l’abri, sous une stabulation. « Normalement c’est en novembre qu’on les rentre, souffle le paysan, en bio depuis trente ans. On espère qu’elles pourront retourner aux champs. » Ce matin-là, un tracteur leur amène du foin récolté en juillet dernier. « Des voisins n’ont pas cette chance d’avoir du stock : ils sont obligés d’en acheter. D’autres n’avaient pas fini l’ensilage [du maïs, qui est aussi donné comme aliment aux bêtes, ndlr]. Ils ne peuvent pas l’utiliser. »
A deux pas des hangars, c’est l’atelier de transformation. Dans cette ferme, on produit du lait pour en faire du fromage. Une centaine de kilos par jour, que les six salariés continuent de produire depuis la catastrophe, mais qu’ils mettent de côté en attendant les instructions de la Préfecture.
2000 exploitations touchées
Les jours qui ont suivi l’incendie, les préfectures de cinq départements ont décidé de restreindre les ventes de produits agricoles. Céréales, œufs, lait, miel, poissons d’élevages... En Seine Maritime, 20% des terres ont été touchées par l’interdiction [1]. Au total, environ 2000 exploitations auraient été touchés par le nuage provoqué par l’incendie de l’usine, d’après le ministère de l’Agriculture. Dont 500 éleveurs producteurs de lait [2].
« En Seine-Maritime, on estime que ce sont 700 000 litres qui sont jetés par jour. Sur les 16 jours minimum que ça peut durer, ça fait déjà plus de 4 millions d’euros de lait jeté. Donc les indemnités vont être faramineuses », déclarait à l’AFP Aline Catoire, vice-présidente de la chambre d’agriculture du département.
Alain Goubert, maraîcher à Saint-Saire, à 40 km de l’usine Lubrizol. Une vidéo réalisée par la chaîne Youtube MicroFaune.
La ferme d’Étienne stocke quatre tonnes de fromage fabriquées avant la catastrophe. De quoi tenir deux mois. Mais les ventes ont chuté, de manière vertigineuse. Dans les magasins où les tommes sont vendues, plus personne ne veut acheter de produits locaux. « Les magasins ne peuvent pas passer trois mois avec des ventes à moins 50 % », s’inquiète Étienne. Le paysan craint un point de non-retour : si les clients se tournent vers d’autres produits que les siens, les ventes ne repartiront pas, même si les résultats des analyses sont corrects. « Les clients ne reviendront pas en arrière. » Pour tenir, la ferme a un mois de trésorerie d’avance.
« Ce que je veux savoir, c’est la vérité. »
« C’est un événement dont on ne maîtrise rien, souligne Étienne. Non seulement tu ne peux rien y faire, tu n’es pas responsable de la catastrophe, mais en plus tu es dans l’incertitude. Est-ce qu’on pourra manger du fromage ? Faudra-t-il le détruire ? Les terres seront-elles polluées ? » Le paysan passe son temps à répondre aux clients… mais sans pouvoir donner d’éléments concrets. « Même si les résultats d’analyse étaient positifs, je n’aurai pas envie de prendre des risques et d’empoisonner les gens. Ce que je veux savoir, c’est la vérité. »
« Si Lubrizol existe, c’est parce qu’on utilise du pétrole partout », analyse Étienne, pour qui la catastrophe est aussi le symptôme d’un monde qui ne tourne pas rond. Paradoxalement, du côté des agriculteurs, ce sont ceux qui essaient de changer les choses qui sont en première ligne. « Si vous produisez seulement du lait, vous pourrez être indemnisé au prix du lait. Par contre, si vous transformez vous-même le lait en fromage, comment ce travail sera-t-il être remboursé ? »
Comme un dégazage de bateau
Des champs à perte de vue, quelques collines, des maisons en brique rouge. Les cris des enfants de l’école semblent réveiller le petit village de Sommery, à une quarantaine de kilomètres au nord de Rouen. Et toujours les mêmes traces noires, cette fois sur les serres de Pascal Hénache, 46 ans, installé en maraîchage bio depuis 2016 dans le pays de Braye.
Sur son téléphone, le néo-paysan, ancien commercial pour un sous-traitant d’Airbus, montre la « galette » noire d’une vingtaine de centimètres de diamètre retrouvée dans sa marre, où se jettent les eaux de pluie récupérée sur ses serres. « Un peu comme ce que l’on trouve sur les plages après un dégazage de bateau », décrit le maraîcher.
A 7h du matin, Pascal Hénache a aperçu le nuage au dessus de sa ferme. « Marron, noir. » À 9h, la pluie commençait à tomber. « J’ai eu des maux de tête et des nausées. Rien à voir avec les migraines que j’ai quatre fois par an. » Dans l’après-midi, le maraîcher inspecte les légumes qui ne sont pas sous serre. Lui qui utilise les principes de la biodynamie craint un effet « glyphosate », un dépérissement des plantes. Mais il ne constate que des traces noires sur les choux et les salades.
« Les clients sont venus, oui, mais pour prendre un café avec moi »
Deux jours plus tard, sa vente directe à la ferme s’effondre. « Normalement, c’est 500 euros de chiffre d’affaires pour un samedi. Là, nous étions à 100 euros. Les clients sont venus, oui, mais pour prendre un café avec moi. Pas pour acheter », se désole Pascal Hénache. Seules les tomates cultivées sous serre, les pommes de terre, les oignons et l’ail, récoltés avant l’incendie, peuvent encore être vendus. « J’ai arrêté d’aller livrer mes légumes à la boutique, à quarante minutes aller-retour en voiture, explique le paysan. Pour quelques kilos de tomates vendues, ça ne sert à rien. »
Dans un pré attenant aux 6000 mètres carrés de culture, l’âne de la ferme, Chaussette, hennît. C’est avec lui que Pascal Hénache travaille, « en traction animale », pour griffer la terre, monter les buttes, désherber. « Un âne, c’est très habile, rapide et très fin pour passer entre les rangs. » Sur son exploitation, Pascal Hénache n’utilise qu’une vingtaine de litres de pétrole par an, pour alimenter un motoculteur qui lui sert à tirer une petite remorque. Quel paradoxe ! C’est l’incendie d’une usine liée à l’industrie pétrolière qui vient mettre en péril le travail de ce maraîcher, qui fait tout pour se passer d’hydrocarbures.
La terre est-elle polluée ?
Même si Clara, en apprentissage, prépare des semis de mâche et d’épinard sous la serre, la ferme de la Cavée est suspendue à l’annonce des résultats d’analyse de la pollution. 5000 poireaux sont prêts à être cueillis. « Ça représente 3500 euros de ventes », précise Pascal Hénache, dont la ferme a généré 20 000 euros de chiffre d’affaires en 2018, soit de quoi se rémunérer 500 euros nets par mois.
A côté, les courges sont arrivées à maturité. « S’il y a du gel, on ne pourra plus les conserver. » Le paysan veut connaître précisément la nature et la gravité de la pollution de son sol : « Si la préfecture donne son accord, est-ce bon signe ?, s’interroge-t-il. Ce que je crains, c’est moins pour les légumes actuels que pour ceux qui pousseront dans un an : est-ce que les carottes qui pousseront dans la terre à partir des graines seront saines ? »
Bien sûr, le paysan serait susceptible d’être indemnisé pour la perte de ses récoltes. « L’État doit mettre la main à la poche. » Mais sur le long-terme, c’est l’énergie et le travail d’aménagement de quatre années qui pourrait être remis en cause. Ainsi que sa principale richesse : sa terre, « une super terre maraîchère, exceptionnelle ». « Si c’est pollué, il faudra décaisser la terre ou semer des plantes qui absorbent la pollution… Mais il faudrait alors des années. Si on en arrive là, ça pue », anticipe le paysan, qui risque aussi de perdre sa certification biologique. « On n’en parle plus le soir, ajoute-t-il. Qu’est-ce qu’on peut faire ? On vend, on s’en va ? Mais si c’est pollué, on ne peut pas vendre ! »
Avec des collègues également touchés par Lubrizol, Pascal Hénache a monté un collectif pour effectuer des analyses indépendantes transmises à un laboratoire nantais, sous constat d’huissier. Les résultats permettront-ils de rassurer les clients de ces fermes qui vendent en circuit court ? Ils offriront en tout cas l’occasion de recouper les analyses effectuées par l’État.
Simon Gouin (texte et photo)
Antoine Dupont (vidéo/MicroFaune)
Photo de « une » : Marie Mabille
* Le prénom a été changé, Étienne ne souhaitant pas accentuer l’inquiétude de ses clients.