Basta! : Dans votre précédent ouvrage On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique, vous déplorez le déni qui entoure l’immense matérialité du numérique, et vous invitez à regarder du côté des conditions d’extraction des métaux indispensables à cette industrie. Pourquoi est-il si important de se pencher sur cet aspect de l’industrie des nouvelles technologies ?

Fabien Lebrun : Depuis une dizaine d’années, les études critiques du numérique se multiplient. Mais ce qu’on médiatise le plus, ce sont les effets liés à l’utilisation de ces appareils – leur impact sur l’éducation et le développement de l’enfant, la façon dont ils atteignent la vie privée. Et non les impacts relevant de leur fabrication, notamment dans un pays comme la République démocratique du Congo (RDC) où sont extraits beaucoup de métaux logés dans nos smartphones, tablettes et ordinateurs. Je n’oppose pas ces deux types d’impacts, je pense qu’ils sont à articuler, mais la critique de la consommation numérique mérite que l’on se penche sur l’étape de la production, pour aller voir comment on fabrique, et de quoi sont composés tous ces gadgets devenus quotidiens.
Cela participe de la compréhension du monde connecté, dont les coûts sociaux et environnementaux sont invisibilisés, alors qu’ils sont colossaux. Quand on se penche sur la situation du Congo, en Afrique centrale, on prend la mesure de l’illusion de la « dématérialisation ». Dans ce pays, qui regorge de matières premières indispensables à l’industrie numérique, les dommages humains et environnementaux dépassent l’entendement.
Votre ouvrage se concentre sur la République démocratique du Congo, qui occupe une place centrale dans l’économie numérique en raison notamment de la nature de son sous-sol. Vous dites que « c’est comme si la révolution numérique était enfouie sous la terre congolaise » et vous donnez le chiffre d’un ingénieur des mines congolais, Léonide Monti, qui estimait en 2012 à 4 trillions de dollars la fortune présente dans le sous-sol de son pays.
En effet. Les ressources minières sont inégalement réparties sur terre, et de ce point de vue, le Congo est tout à fait singulier, avec un sous-sol qui contient de très grandes quantités de cuivre, nickel, cobalt, manganèse, germanium (entre autres), indispensables aux nouvelles technologies. Le smartphone, sans cesse plus miniaturisé et efficace, offrant une multiplicité de produits et de services, contient de plus en plus de métaux. Le dernier iPhone d’Apple compte 64 matières premières, dont une grande partie présente dans le sous-sol congolais. On mesure là l’adéquation entre celui-ci et la révolution numérique.
Pour les Congolais, cette richesse du sous-sol ressemble à une malédiction aux racines historiques très lointaines. Dans votre enquête, vous montrez en effet que l’extractivisme a commencé il y a plusieurs siècles dans cette région du monde, qui s’appelait alors le royaume Kongo, avec la « ponction » de millions d’êtres humains par le système de l’esclavage.
La traite négrière – qui s’étend du 16e au 19e – représente le premier temps de l’exploitation de cette partie du monde par les puissances occidentales. Cette traite joue un rôle fondamental dans la naissance du capitalisme. Le commerce triangulaire va permettre à l’Europe un immense enrichissement via les profits issus des produits exportés depuis l’Amérique : sucre, café, thé, tabac, etc. Or, cette production est le fruit du travail d’esclaves noirs, arrachés au continent africain, en particulier au royaume Kongo. Une grande majorité d’esclaves partent de ce territoire. Les populations congolaises de l’époque participent malgré elles au décollage du capitalisme. On parle de 13 millions de Congolais qui se retrouvent de l’autre côté de l’Atlantique soumis au travail forcé.
Vous revenez ensuite sur la période effrayante du Congo belge et de l’exploitation du caoutchouc. C’est selon vous le second temps de l’exploitation du Congo, plus court que le premier, mais tout aussi cruel et coûteux pour les populations de ce pays...
Lors de la conférence de Berlin, en 1884-1885, les puissances coloniales se partagent l’Afrique, sans aucun Africain autour de la table. Le Congo représente un enjeu important, car il occupe une situation géographique centrale, avec le fleuve Congo, pour faciliter l’exportation des marchandises. Le roi belge Léopold II réussit à s’approprier cet immense territoire qui correspond plus ou moins aux frontières actuelles, soit plus de 2 millions de kilomètres carrés, et – fait unique dans l’histoire coloniale – il en fait sa propriété privée. Peu après, il met en place un système d’exploitation du caoutchouc, dont les forêts congolaises sont fortement dotées, et dont l’industrie naissante du pneu a grand besoin (pour les vélos, mais surtout pour les voitures).
Ce système était presque pire que la traite négrière, avec une administration et une armée comprenant différentes nationalités (faisant écho aux mercenaires d’aujourd’hui) qui vont encadrer une productivité et une rentabilité de l’extraction du caoutchouc dans des conditions inhumaines. Les villages qui refusent de fournir de la main-d’œuvre sont incendiés et pillés, beaucoup de Congolais sont assassinés. Ceux qui ne sont pas assez productifs se feront couper les mains. Un régime de terreur qui dure plus de 20 ans sous Léopold II. L’historien congolais Isidore Ndaywel è Nziem estime que 10 millions de personnes sont tuées, entre un tiers et la moitié de la population de l’époque.
Pour vous, le troisième temps de l’exploitation du Congo et des Congolais s’ouvre au 20e siècle, avec l’avènement de l’industrie numérique, friande de matériaux dont regorge le sous-sol de ce pays. Quand les Big tech débarquent, elles héritent donc de cinq siècles de domination et de dérégulation ?
L’héritage d’un demi-millénaire de sauvagerie capitaliste est incontestable. Il y a d’ailleurs une filiation entre certaines compagnies minières et des entreprises de l’époque coloniale, par exemple au Katanga (l’UMHK deviendra la Gécamines). Aujourd’hui comme hier, le Congo apparaît comme une sorte de Far West où on peut débarquer, piller les ressources et massacrer des êtres humains en toute impunité. Dans l’héritage du Congo belge, il y a aussi le fait que c’était un paradis fiscal et financier, sans taxes sur le capital, ni impôt, ni contraintes législatives.
Aujourd’hui, cela fait partie de l’attrait des multinationales pour cette partie du monde. Le Congo apparaît comme un lieu où l’on peut tout se permettre, à commencer par déposséder les populations de leurs terres. Actuellement, l’État congolais continue de signer des contrats (auxquelles les populations locales n’ont aucunement accès) d’exploitation des ressources minières avec des multinationales chinoises, nord-américaines ou européennes.
Vous assemblez les éléments de plusieurs enquêtes qui ont été faites par l’Onu ou par le politologue Apoli Bertrand Kameni qui dressent un parallèle saisissant entre le développement des diverses phases du numérique et les guerres qui ravagent le Congo depuis le milieu des années 1990, jusqu’à aujourd’hui. Pouvez-vous revenir sur ce parallèle ?
En 1996, la première guerre du Congo est financée via des contrats léonins entre des multinationales canadiennes pour s’approprier des concessions minières et la rébellion menée par Laurent-Désiré Kabila. Alain Deneault l’explique très bien dans son ouvrage Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique (Écosociété, 2008). Les rentrées pour le trésor public congolais sont très faibles, ce qui met à mal le financement de besoins fondamentaux telles la santé ou l’éducation.
Depuis la deuxième guerre du Congo, qui s’est déroulée entre 1998 et 2003, les groupes armés ont proliféré. Et pour être un groupe armé, il faut … s’armer et avoir de l’argent. L’extraction minière permet ce financement. Il y a donc un lien évident entre l’économie de guerre et l’extraction minière, qui sont le moteur et le carburant de l’économie numérique. Ainsi, les combats les plus violents ont lieu autour des gisements miniers, et l’exploitation minière permet de financer l’achat d’armes qui, elles-mêmes, permettent au conflit de se poursuivre.

On a deux innovations technologiques majeures, le smartphone en 2007 puis la tablette en 2010 qui correspondent à une recrudescence de conflits dans l’Est du Congo, avec une militarisation importante, mais également une croissance de la production minière dans cette région. Ce qui fait référence aux « minerais de sang » : tantale, tungstène, étain et or. Fin 2021, une nouvelle phase de conflits armés a commencé. Or, à partir de plusieurs rapports publiés à ce moment-là (par exemple du BRGM [le Bureau de recherches géologiques et minières] l’année précédente), les spécialistes des métaux expliquent qu’il faut davantage de coltan et de cobalt dans les années à venir pour la 5G, la voiture électrique, et plus généralement ladite « transition énergétique ». L’Union européenne a d’ailleurs signé des contrats avec le Rwanda pour s’approvisionner en minerais stratégiques, ceux-là mêmes pillés au Congo voisin. Au cours de cette même année 2021, l’État congolais a également signé des accords commerciaux avec l’Ouganda pour développer des infrastructures et faciliter l’exportation de produits miniers. Le Rwanda s’est senti lésé sur sa zone d’influence et a réagi en conséquence en appuyant et équipant le M23, groupe armé qui a refait surface au Kivu suite à son retrait en 2012.
Avec la récente entrée des troupes du M23 dans Goma, la guerre du Congo a fait irruption dans les médias occidentaux. Mais habituellement, on ne parle que très peu de cette guerre qui a pourtant fait en près de 30 ans des millions de morts...
Les conflits qui sévissent au Congo depuis la fin des années 1990 sont proportionnellement peu médiatisés au regard des chiffres impressionnants : on parle de 7 millions de déplacés, 4 millions de réfugiés, 27 millions de personnes en situation de malnutrition aiguë, ou encore de 2000 enfants et paysans qui meurent quotidiennement. L’enquête réalisée par l’International Rescue Committee en 2004, actualisée à plusieurs reprises, évoque entre 4 et 5 millions de morts entre 1998 et 2008, sans prendre en compte les personnes qui sont mortes entre 1996 et 1998, ni toutes celles qui sont mortes depuis. Les observateurs parlent du conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale. À la suite de l’entrée du M23 dans Goma, ce sont environ 500 000 personnes qui ont dû fuir en janvier. C’est impensable qu’une telle tragédie contemporaine soit si mal connue, qu’il n’y ait pas de couverture médiatique plus ambitieuse, qui marque l’imaginaire populaire et expose le lien avec l’informatisation du monde.
Parmi les sujets sur lesquels vous vous penchez, il y a la problématique des violences sexuelles dénoncée depuis des années par le Docteur Denis Mukwege, médecin gynécologue qui « répare » les filles et les femmes de son pays.
C’est l’un des aspects de la barbarie. D’après Médecins sans frontières (MSF), 10 % de femmes sont victimes de violences sexuelles dans des camps de déplacés autour de Goma depuis septembre dernier. Les témoignages sont tous plus terrifiants les uns que les autres, comme le rapporte par exemple Justine Masika Bihamba, autrice de Femmes debout face à la guerre (L’Aube, 2024), qui accompagne des victimes dans différents territoires du Congo. La violence sexuelle est quasi « banalisée ». Tous les groupes armés l’utilisent, et elle se répand dans la société civile. Il est important de faire le lien, comme le font les militants et soignants sur le terrain, entre ces violences et l’exploitation des ressources minières dont le secteur numérique dépend. Et cela fait 29 ans que cela dure.
Vous évoquez deux autres phénomènes qui sont peut-être moins connus encore que celui de la « crise du viol » : le phénomène des enfants-soldats et de celui des enfants-creuseurs. Pouvez-vous préciser ce dont il s’agit ?
Lors de la première guerre, à partir de 1996, des milliers de mineurs soldats sont recrutés – adolescents ou enfants, parfois âgés de 7 ou 8 ans. Cela est bien documenté par les Nations unies. Ce phénomène des enfants soldats ne s’est jamais arrêté depuis.
Le M23 compte des enfants dans ses rangs et continue d’en enrôler au sein des territoires qu’il conquiert avec l’appui de l’armée rwandaise. Ce recrutement est également facilité par le contexte local et l’extrême précarité d’innombrables familles qui envoient leurs enfants dans les mines pour survivre.
Concernant les enfants creuseurs, également très jeunes, qui passent des journées de 12 heures sous terre, à creuser la roche avec des outils à main dans des conditions extrêmement dangereuses, ce phénomène existe depuis 25 ans. Cela avait été quelque peu médiatisé en 2016 après un rapport d’Amnesty International, qui reprenait les chiffres de l’Unicef avançant celui de 40 000 enfants creuseurs rien que dans la riche province minière du Katanga.
Cette barbarie est telle que vous plaidez pour l’abandon de la production électronique et notamment du smartphone….
Cette idée peut paraître provocante, et irréalisable. Mais si l’on défend une pensée conséquente, après avoir déterminé les causes d’une guerre, voire d’une barbarie, il faut bien s’y attaquer. D’autant que le livre expose une critique du numérique, elle-même critique plus générale du capitalisme. On connaît les problèmes que pose le numérique en termes d’éducation, d’atteintes à la vie privée, de détérioration du débat public. Nous sommes collectivement face à une impasse sociale, sanitaire et démocratique. C’est sans compter l’impasse écologique et humanitaire qui nous oblige à sortir du monde numérique, en premier lieu pour les Congolais et plus généralement du point de vue de l’épuisement des ressources naturelles et des limites planétaires.
La situation congolaise implique de dissocier le progrès humain du progrès technologique, du fait de cette régression des conditions décentes de vie. Une grande proportion d’humains sont sacrifiés sur l’autel de la mondialisation connectée. Cela impose d’entrer en décroissance numérique indissociable d’une décroissance minière. Les terres au Congo sont très fertiles. Elles pourraient être nourricières pour les habitants, plutôt que d’être saccagées pour le développement technologique.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler