Après le passage de la tempête Alex, le 2 octobre, Yolande Torraca a pris chaque jour le train entre Breil-sur-Roya où elle habite, et son lieu de travail, le Prieuré de Saint-Dalmas-de-Tende. Les routes vers le haut de la vallée étant détruites, la ligne ferroviaire est devenue le seul moyen pour atteindre cet hôtel-restaurant qui emploie des personnes en situation de handicap. « Je prenais le train à 7 h 15 le matin et je revenais à Breil à 19 h 15. Une fois j’ai mis quatre heures pour faire le trajet… J’aurais fait plus vite en prenant un TGV pour Paris ! » plaisante la cheffe d’équipe de 51 ans.
Depuis deux mois, la ligne est utilisée pour ravitailler le haut de la vallée de la Roya en nourriture et carburant, comme pour transporter les équipes qui travaillent à remettre en état routes et voies ferrées, ou les salariés qui rejoignent leur lieu de travail : infirmières de l’hôpital de Tende, profs du collège ou aide-soignantes d’un foyer pour handicapés dans la commune limitrophe de La Brigue. Autant dire que l’engorgement est parfois inévitable.
Depuis le 23 novembre, une piste aménagée dans un vallon a été ouverte. On peut à nouveau faire le trajet de 20 kilomètres entre Breil et Tende en voiture, mais en convoi et seulement deux fois par jour. De quoi répartir le ravitaillement et les transports sur deux axes, et permettre aux habitants du haut de la vallée de la Roya de souffler un peu ? Pas vraiment : le lendemain de cette bonne nouvelle, SNCF Réseau a annoncé que le trafic sur la ligne entre Fontan, commune située juste après Breil, et Saint-Dalmas serait interrompu à partir du 28 novembre pour trois semaines. En cause : l’affaissement d’un viaduc suite à la tempête rend le passage des trains trop dangereux.
Moins d’entretien, moins d’usagers
Comme les autres habitants de la Roya, Yolande n’a pas d’autre choix que de s’adapter. Matin et soir, elle va donc prendre sa place dans la file de voitures franchissant la rivière sur un pont provisoire. « Mais on se demande tous comment ça va se passer avec les premières neiges », s’inquiète-t-elle. Elle sait déjà qu’elle va devoir rester dormir sur son lieu de travail lorsqu’elle sera de service le soir.
Pour elle, les trajets en train de ces deux derniers mois n’auront en fait été qu’une parenthèse. Avant le passage de la tempête, Yolande prenait chaque jour sa voiture pour aller à Saint-Dalmas. « Depuis Breil, où j’habite, ça me prend vingt minutes. Alors qu’en train, c’est au moins une heure et quart pour faire le même trajet… Le choix est vite fait. »
Comme elle, beaucoup d’usagers potentiels du train se sont découragés ces dernières années. « Quand j’étais jeune, je le prenais souvent. On ne mettait qu’une heure et demie pour descendre à Nice », raconte Damien Berenger, guide de sports de montagne qui vit à Tende. Si le trajet prend aujourd’hui trois heures, c’est parce que le train ne roule qu’à 40 km/h au lieu de 80 sur plusieurs tronçons entre Breil et Tende. Un ralentissement lié au manque d’entretien chronique depuis une dizaine d’années, les voies ferrées fragilisées ne supportant plus un trafic normal. Ce qui entraîne forcément, par ricochet, un repli sur la voiture, et le cercle vicieux habituel : la ligne n’étant « pas rentable », la SNCF et les pouvoirs publics n’y investissent pas, et les usagers s’en détournent.
Des propositions pour améliorer la ligne de train
« Évidemment les petites lignes ne sont pas rentables, mais elles n’ont pas vocation à l’être, c’est un service public ! » martèle Patricia Alunno, retraitée qui vit à Tende et fait partie du Comité de soutien des voies de communication de la vallée de la Roya. Cette ancienne infirmière cadre, qui est aussi conseillère municipale (PCF) de Tende, récapitule les demandes de son association : que les travaux permettant le retour à 80 km/h sur toute la ligne soient enfin effectués, qu’on passe à trois rotations par jour minimum – il n’y en a que deux aujourd’hui, contre dix à douze jusqu’en 2010. Enfin, que les trains de fret vers l’Italie circulent à nouveau pour améliorer, justement, la « rentabilité » de la ligne.
Autant de points qui sont repris dans les « 20 propositions pour le Train des Merveilles », rendues publiques mi-novembre par le Comité franco-italien pour la défense et le développement de la ligne Cuneo-Vintimille. Au chapitre « modernisation », cette autre association réclame aussi l’électrification de la ligne, dont la locomotive roule toujours au diesel. Une transformation estimée, entre Nice et Cuneo, à plus de 100 millions d’euros. Ces travaux pourraient être pris en charge par l’Union européenne, suggère ce Comité.
Qui paiera les « grands travaux » ?
Ces dernières années, ces deux associations ont fait signer des pétitions, organisé des rassemblements et des « chaînes humaines » entre la France et l’Italie pour défendre leur ligne, sans vraiment parvenir à se faire entendre. Beaucoup d’habitants de la Roya espèrent aujourd’hui que la catastrophe qui s’est abattue sur leur vallée provoque une prise de conscience des autorités. Tous les responsables politiques locaux et nationaux ont d’ailleurs vanté la « ligne de vie » que constituait le train de la Roya après le passage de la tempête Alex, au moment où elle était le seul moyen de relier la haut de la vallée au reste du monde. SNCF Réseau a par ailleurs promis que la ligne serait intégralement ouverte à la circulation dès le 18 janvier, et ses équipes travaillent actuellement d’arrache-pied pour consolider les viaducs fragilisés ou déblayer les tunnels où sont passés des torrents de boue.
Quand il s’agit de financer une réelle remise en état, les engagements se font plus rares. Le conseiller régional (LR) Philippe Tabarot, anciennement en charge des transports, a annoncé qu’un protocole allait bientôt être signé entre l’État et la région Paca pour l’entretien des petites lignes ferroviaires. Mais pour le moment, les institutions publiques – État, Région et département des Alpes-Maritimes – ne se sont engagées que sur les 20 millions d’euros nécessaires pour réparer les dégâts causés par la tempête. Or une estimation datant d’avant la catastrophe chiffrait à plus de 200 millions d’euros les travaux nécessaires pour rétablir une circulation ferroviaire digne de ce nom entre Nice et Cuneo.
Le caractère transfrontalier de la ligne complique encore un peu la répartition de ces investissements. Détruite pendant la Seconde guerre mondiale, elle a été reconstruite par l’Italie au titre des « dommages de guerre », en vertu d’une convention signée en 1970 avec la France. C’est aussi l’Italie qui doit prendre en charge l’entretien de la ligne, y compris sur la portion française, entre Breil et le col de Tende. Depuis 50 ans, les travaux qui y sont réalisés par la SNCF sont donc remboursés par le voisin italien. Mais, à partir de 2010, ces derniers ont refusé de payer la facture, la jugeant trop salée… La dégradation des conditions de circulation du « Train des Merveilles » est ensuite allée crescendo.
Cette querelle franco-italienne semble être sur le point de se résoudre : une nouvelle convention plus équitable vient d’être établie, et les deux parties se sont fixé comme objectif, au cours d’une conférence inter-gouvernementale qui avait lieu le 30 novembre, d’accomplir dans les meilleurs délais « les procédures nécessaires à (son) entrée en vigueur »... Mais des chiffres précis n’ont pas encore été annoncés officiellement pour la rénovation globale du train de la Roya.
Imaginer une reconstruction « verte » de la vallée
« Cette ligne est une véritable œuvre d’art, ça fait une peine terrible de la voir dans cet état », soupire Gilbert Cottalorda, habitant de Breil et également membre du Comité de soutien à la ligne. « Pendant six ans la Région n’a rien fait pour le train. Ils ont simplement choisi la voiture. Et aujourd’hui ils lancent la privatisation du rail », se désole-t-il. Comme d’autres habitants de la vallée, il imagine au contraire une reconstruction « verte », avec le train comme moyen de transport privilégié.
Damien Berenger réfléchit de son côté à un nouveau genre de tourisme combinant train et vélos électriques pour visiter la vallée. « On sait que les activités comme le canyoning ne pourront pas reprendre avant plusieurs années. Mais comme le trafic routier vers l’Italie va être très réduit, cela laisse plus de place aux vélos sur les routes qui sont encore debout. » Il espère aussi que les habitants de la vallée auxquels une trentaine de vélos électriques ont été prêtés ou donnés après la tempête vont continuer de les utiliser régulièrement… « Puisque ici, on est déjà dans l’effondrement, autant inventer une autre vie dans la Roya », estime Gilbert Cottalorda. Quelle que soit la trajectoire choisie, tous et toutes s’accordent sur une chose : l’avenir de leur vallée passe par le train.
Nina Hubinet / Collectif Presse-Papiers
Photos* : Jean de Peña / Collectif à-vif(s)
* Le reportage photos a été réalisé les 19 et 20 octobre 2020.
photo de une : Une route effondrée dans la vallée de la Roya. © Jean de Peña