Le soleil de midi se réfléchit sur les graviers blancs qui tapissent le sol du cimetière de Beaurepaire, en Isère. Solide gaillard à la barbe minutieusement taillée, Pierre Winterstein plisse les yeux. À ses pieds, un caveau familial abrite les dépouilles de son oncle, ainsi que de son jeune cousin et de sa cousine, morts dans des accidents de la route à quelques années d’intervalle.
La sépulture est jonchée de fleurs, que surplombe une pierre tombale où sont incrustées les photos des défunts. Le regard fixé sur les portraits, Pierre Winterstein lâche : « S’ils ont quelque chose contre nous, qu’ils viennent nous voir, mais qu’ils ne touchent pas à nos morts. »
Il y a un an, l’homme se tenait dans ce même cimetière, face au même caveau, qui n’avait pas la même allure : sur les visages juvéniles, des croix gammées avaient été dessinées à la hâte, sans doute au marqueur noir. Deux ou trois rangées plus loin, d’autres tombes avaient été souillées, ainsi qu’une dernière, tout au fond, près du mur d’enceinte. Le 22 mai 2024, dans le petit cimetière de la commune de Beaurepaire (5000 âmes), douze caveaux au total ont été profanés, recouverts de symboles nazis.

Tous appartenaient à des Voyageurs – des « gens du voyage », pour reprendre les termes de l’administration. « Des attaques racistes, antitsiganes », martèle Pierre Winterstein. Son émotion est palpable et semble n’avoir rien cédé à la lassitude. Dans la plaine de la Bièvre, pourtant, ce n’est pas la première fois que les tombes des Voyageurs sont prises pour cibles.
À Beaurepaire, des actes similaires ont déjà été commis en 2022. Le même scénario s’est également joué à une trentaine de kilomètres, au Grand-Lemps [1]. Ainsi qu’à La Côte-Saint-André, à mi-chemin des deux bourgs, par trois fois depuis 2019. En tout, six cas de dégradations haineuses, visant des tombeaux de Voyageurs, ont été recensés en cinq ans sur le petit territoire isérois.
Le dernier en date concerne le cimetière de La Côte-Saint-André, où sept sépultures appartenant à trois familles ont été recouvertes de croix gammées et d’inscriptions nazies en novembre dernier.

Plusieurs recours en justice ont été entamés par l’Association nationale des gens du voyage citoyens (ANGVC), la Ligue des droits de l’Homme (en juin dernier), et SOS Racisme (en décembre), en plus des plaintes déposées par les familles. Toutes ces procédures ont fait l’objet de classements sans suite. Démunis, les proches des défunts craignent que cela recommence.
Cette série de profanations s’inscrit dans un contexte d’antitsiganisme persistant, auquel la plaine de la Bièvre ne fait évidemment pas exception. « Ces histoires de profanations qui ciblent les “gens du voyage”, ça fait plusieurs années que ça dure. Il faut que ça s’arrête. Ces personnes sont stigmatisées et marginalisées, dénonce Ludovic Herbepin, président de la section Nord-Isère de SOS Racisme. Tenez ! Demain je vais rencontrer des gens à quelques dizaines de kilomètres d’ici, à qui on a notifié qu’ils devaient quitter l’aire d’accueil alors que leurs enfants sont scolarisés là ! »
« Combien de temps on va devoir se battre pour vivre sur cette terre ? »
« Combien de temps encore on va devoir se battre pour vivre sur cette terre ? » se demande de son côté Pierre Winterstein. Sa famille est implantée dans la région depuis plusieurs générations. Pourtant, lorsqu’on lui demande d’où vient son accent, il ne dit pas la vérité : « Je réponds que c’est l’accent alsacien, pour ne pas subir le racisme. »
L’homme marque une pause avant de reprendre : « Vous savez ce que c’est que de voir son enfant pleurer tous les soirs en rentrant de l’école ? Pleurer, pleurer, ne pas réussir à se soulager. Pour finir par raconter qu’il est tout seul toute la journée parce que les autres ne veulent pas jouer avec lui. Ça fait mal. » Chez les Winterstein, la lutte contre les discriminations subies par les Voyageurs est un combat : Tatiana, l’épouse de Pierre, est déléguée Drôme-Isère de l’ANGVC. Cet engagement ne la protège en rien.
Tatiana se remémore les remarques racistes essuyées à son installation dans une commune voisine, malgré certains soutiens. Aujourd’hui encore, lorsqu’elle reçoit des personnes extérieures à sa communauté, il n’est pas rare qu’on s’étonne de la propreté de son intérieur.

Assise sur le coin d’une tombe du cimetière de Beaurepaire, où sa mère est enterrée, cigarette à la bouche, lunettes de soleil noires, Madeleine, la tante de Pierre, acquiesce. Elle relève le caractère systémique des discriminations subies, et incrimine les médias : « À la télé, on ne montre jamais rien de positif chez nous. On nous fait passer pour des gens sales. »
Du moins cherche-t-on à les salir. « Des actes antitsiganes, il y en a beaucoup, tout le temps ; c’est juste qu’ils sont peu connus, car peu dénoncés, rappelle l’anthropologue Lise Foisneau, notamment autrice du livre Les Nomades face à la guerre (1939-1946) (Klincksieck, 2022). Des aires d’accueil ainsi que des portails de terrains de Voyageurs sont recouverts de tags, souvent en lien avec la Seconde Guerre mondiale, du type “39-45 ils auraient dû vous finir”. »
Les blessures du génocide
Car les récentes profanations remuent aussi un passé douloureux. « Cette communauté subit une discrimination historique, je pense au génocide », lâche Ludovic Herbepin. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les nazis ont exterminé à travers l’Europe plusieurs centaines de milliers de Roms, Voyageurs, Sinti, Manouches, Gitans ou Yéniches.
Dans l’Hexagone, dès avril 1940, l’État français a délibérément interdit par décret la circulation des « Nomades » et organisé leur internement dans des camps ou leur assignation à résidence, les condamnant à la faim. Tatiana Winterstein déroule : « Le grand-père de mon mari a été déporté à Auschwitz. Des personnes ont été internées dans les camps, d’autres assignées à résidence… Un frère de mon grand-père a été fusillé par les Allemands parce qu’il était tsigane... Aujourd’hui, à La Côte-Saint-André, sa tombe est recouverte de symboles nazis : c’est ces blessures-là que réveillent ces profanations. »
« Les enquêtes sont bâclées, se disent les familles »
Le département de l’Isère n’a pas le monopole des profanations de sépulture de Voyageurs. Mémorial tagué, caveaux ouverts et pillés, corps exhumés… : l’ANGVC a cartographié d’autres cas, répartis sur tout le territoire. Ils ont été répertoriés « à partir de simples coupures de presse, en seulement une demi-journée », précise le juriste William Acker, délégué général de l’association, qui en conclut que « le phénomène est sûrement bien plus important ». Le cas isérois reste toutefois unique par la récurrence des faits.
Dans la plaine de la Bièvre, la dernière fois sera-t-elle la bonne ? « Jusqu’ici, on a porté plainte presque à chaque affaire à la gendarmerie puis directement au procureur, mais on n’a jamais eu de nouvelles, retrace Tatiana Winterstein. Pourtant, on est dans des petites communes, il y a des maisons autour des deux cimetières, quelqu’un a forcément vu quelque chose. Les enquêtes sont bâclées parce que c’est des gens du voyage. C’est ce que se disent les familles. »

Selon un proche des défunts, les gendarmes auraient refusé d’enregistrer une plainte que son père voulait déposer. Une autre parente évoque les caméras de vidéosurveillance installées non loin du cimetière de Beaurepaire, qui auraient filmé des individus passant par là à un moment pouvant correspondre à celui des profanations ; les enregistrements n’auraient pas été exploités.
Contactée à ce sujet, la mairie de Beaurepaire n’a pas donné suite à nos sollicitations ; les gendarmeries de Beaurepaire et de La Côte-Saint-André n’ont pas souhaité communiquer. Le procureur de la République de Vienne assure quant à lui que « les enquêtes menées [n’ont] pas permis d’identifier les auteurs de ces inscriptions, en dépit des analyses réalisées dans le cadre de certaines d’entre elles ».
Des actes racistes en hausse
« Pour eux, c’est des problèmes internes à la communauté », explique Tatiana Winterstein. Une hypothèse qui selon elle, « n’a pas de sens ». « On respecte énormément les défunts. Dans les cimetières, les Voyageurs mettent d’ailleurs souvent des fleurs sur les tombes qui n’en ont pas. » Alors, qui ? Des adolescents désœuvrés qui « s’amuseraient » sans mesurer les conséquences de leurs actes ? Difficile à croire au vu des cinq années qui se sont écoulées entre la première et la dernière profanation de la série, et le ciblage extrêmement précis des tombes.
Des groupuscules néonazis organisés ? D’après Ludovic Herbepin, c’est une piste à envisager : « Plus au nord, plusieurs circonscriptions ont basculé à l’extrême droite aux dernières législatives, et les rassemblements fascistes et actes racistes ont augmenté. » En octobre dernier, à Biol, à 20 kilomètres de La Côte-Saint-André, une personne de confession musulmane a trouvé une tête de cochon tranchée devant la porte de son atelier. Mais Pierre ne semble pas croire à la thèse du groupe organisé. Pour lui, les responsables des affaires qui le concernent sont à chercher plus simplement parmi « les gens, des bons Français à qui le père, la grand-mère, l’arrière-grand-père ont mis dans la tête des idées sur les gens du voyage ».
Pour en avoir le cœur net, et surtout pour que tout cela s’arrête, les Winterstein misent leurs derniers espoirs sur une solution sécuritaire : l’installation de caméras de surveillance dirigées vers les cimetières. À La Côte-Saint-André, le maire (divers droite) soutient le projet de caméras, qui attend le feu vert de la préfecture. À Beaurepaire aussi, le maire (sans étiquette) déplore les faits et se montre favorable à l’installation de caméras, enjoignant l’État à prendre ses responsabilités. Mais l’édile n’a pas porté plainte, objectant dans la presse locale que « les tombes appartiennent à des particuliers » et qu’il « il n’y a pas eu d’effraction dans le cimetière ».
Seulement des tombes de Voyageurs profanées.