Poison identitaire

Intimidations, harcèlement : les campagnes racistes et homophobes de l’extrême droite se multiplient

Poison identitaire

par Anaïs Sidhoum

Des groupes d’extrême droite ont récemment fait annuler par des menaces et violences un centre d’accueil de migrants, un concert, des sorties scolaires, des spectacles pour enfants. Des figures de Reconquête ! et du RN sont liées à des actions.

Un projet de centre d’accueil de demandeurs d’asile en Bretagne, un concert en Moselle, des sorties scolaires dans le Nord, ou encore la protection d’un spectacle pour enfants par la police : ces derniers mois, les actions et menaces proférées par des groupes d’extrême droite ont pour conséquence l’annulation d’événements et le renoncement à des politiques locales de solidarité. Pour y parvenir, l’extrême droite pratique l’intimidation et la peur à l’encontre d’élues locaux, d’artistes, d’enseignantses… Les incidents peuvent paraître isolés et les cibles diverses, mais les stratégies à l’œuvre, ainsi que les groupes qui les déploient, sont souvent les mêmes.

Un certain Bernard Germain a ainsi monté, début 2023, la coordination « Partout Callac », du nom de la petite ville des Côtes-d’Armor où devait s’établir un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, projet auquel la mairie a finalement renoncé. Bernard Germain est le porte-parole du groupe qui s’opposait au centre d’accueil. Il avait été auparavant candidat malheureux aux départementales pour Reconquête ! le parti d’Éric Zemmour. Le militant d’extrême droite veut désormais étendre la méthodologie qui a fait reculer les élus de Callac partout où des centres d’accueil de familles réfugiées doivent s’établir. Il met à disposition sur un site web dédié des conseils pour créer une association ou déclarer une manifestation.

Surtout, il propose une stratégie clé en main : envahir l’espace public (boîtes aux lettres marché, porte-à-porte…) par des tracts et pétitions (des modèles à compléter du nom de sa commune sont fournis sur son site), puis organiser une réunion publique et, si possible, des manifestations. Et toujours recruter, car il faut bien des « troupes » pour « faire la guerre », écrit-il, avant d’affirmer : « Il n’y a pas de limite aux initiatives que vous pouvez prendre. » 

De Reconquête ! à Civitas

Bernard Germain affiche des soutiens venus de toute l’extrême droite : royalistes, nationalistes, régionalistes, covido-complotistes et catholiques intégristes. Parmi ces derniers, Civitas, une association devenue parti politique en 2016. On retrouve ses membres à la manœuvre d’une campagne d’intimidation contre la jeune star Bilal Hassani, déjà cible de harcèlement homophobe et transphobe. Terrifié à l’idée du risque qu’auraient couru ses fans si l’extrême droite se rassemblait devant la salle de spectacle, il a annulé le concert prévu à Metz le 5 avril. Civitas s’était fait connaître pour son opposition au mariage pour tous et toutes.

Un tweet de Civitas du 5 avril 2023
Un tweet de Civitas le 5 avril qui se félicite de l’annulation du concert Bilas Hassani suite à des intimidations.

« Chez Civitas ou Zemmour, on retrouve cette droite conservatrice mue par un ordre moral, pour laquelle il est nécessaire d’interdire toute idée vue comme dangereuse et susceptible d’infecter le corps social. En gros, tout ce qu’ils qualifient désormais de "woke", analyse dans un entretien qu’elle nous a accordé la sociologue Alex Mahoudeau, autrice du livre La Panique woke. Même si on a, en France, une certaine amnésie collective autour de la Manif pour tous, celle-ci ne s’est jamais démobilisée. C’est une base qui se radicalise petit à petit, qui teste les limites. Mais au final, les discours n’ont pas vraiment changé depuis les “ABCD de l’égalité”, et les paniques morales homophobes tournent toujours autour d’une menace sur les enfants de la part de “déviants sexuels”. » Les « ABCD de l’égalité » désignent le programme d’apprentissage à l’école de l’égalité de genre, mis en place en 2013.

Telegram, le creuset de la radicalisation identitaire

Cette radicalisation est particulièrement manifeste sur des groupes de discussion sur Telegram (une application de messagerie cryptée) comme Ouest Casual – une chaîne Telegram d’orientation néonazie où les groupuscules violents d’extrême droite de toute la France, comme The south face à Montpellier ou Alliance scandale à Toulouse, se retrouvent pour revendiquer leurs exactions – ou FR Deter. Elle s’opère en particulier par l’échange d’images et de messages attisant la haine, certains appelant même à brûler les centres accueillant des réfugiés (voir la capture d’écran). C’est aussi sur ces chaînes que se préparent les attaques. Une enquête de Streetpress a révélé ainsi l’existence de discussions d’attentat contre le concert de Bilal Hassani prévu à Metz le 5 avril.

Captures d'écran du canal telegram FR DETER
Captures d’écran du canal Telegram FR DETER

Marion Rouxin en a fait l’expérience. Cette metteuse en scène a créé un spectacle pour enfants, « Fille ou Garçon », une galerie de portraits chantés qui parlent d’identité, d’altérité, de tolérance, d’amour, de la difficulté de grandir ou du regard de l’autre, pour interroger les stéréotypes de genre. Elle subit depuis le début de cette année une campagne d’intimidation visant à en faire annuler les représentations en milieu scolaire. Dans un entretien à Komitid, la metteuse en scène raconte la mécanique qui s’est mise en place.

Primo, une campagne de harcèlement sur les réseaux sociaux, lancée par le groupuscule de jeunesse la Cocarde, créé en 2015, qui dénonce une supposée propagande de « la théorie du genre et du transgenrisme ». Puis, la campagne est très vite relayée par les troupes zemmouriennes de Reconquête ! In fine, un rassemblement est organisé devant une salle de spectacle le 15 janvier 2023 à Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime).

C’est sous une escorte de contre-manifestants que les écoliers et leurs familles pourront voir le spectacle. Des scènes similaires se reproduisent en mars pour la suite de la tournée, à Nantes où, parallèlement à la campagne en ligne, les militants distribuent des tracts devant les écoles et recouvrent la ville d’affiches.

La base idéologique, les arguments et la méthode ne sont pas nouveaux. Ce qui caractérise le basculement en cours, c’est la capacité de plus en plus grande de ces mouvements à transformer l’agitation médiatique et la mobilisation en ligne en mobilisations physiques.

Refus de céder à la peur

La Cocarde est par ailleurs pleinement engagée pour conquérir le terrain des universités « par les poings comme sur les réseaux », explique Nicolas* [1], militant syndical investi dans la commission antifasciste du syndicat Solidaires. Fin mars et début avril, Streetpress et Mediapart ont publié deux enquêtes relatant ces dernières années un regain de violence de la part de groupuscules d’extrême droite dans les universités.

La Cocarde, qui se revendique syndicat étudiant, est à la manœuvre dans nombre de ces attaques dirigées contre le mouvement social étudiant. Par exemple en janvier 2020, des militants de La Cocarde ont attaqué des étudiants mobilisés devant l’université Paris-Assas.

La metteuse en scène Marion Rouxin refuse de céder à la peur. Sa pièce tourne toujours, avec le soutien de municipalités qui vont jusqu’à lui offrir une protection policière. Tous les artistes n’ont pas la même chance. À Bordeaux, une campagne de harcèlement contre l’artiste drag La Maryposa, amplifiée par une reprise de la polémique dans l’émission de Cyril Hanouna, « Touche pas à mon Poste », avait conduit l’organisatrice du spectacle à renoncer au dernier moment fin 2022.

À Toulouse en janvier, le maire ex-LR Jean-Luc Moudenc a décidé d’interdire aux mineurs l’accès à un atelier de lecture pour enfants animé par deux drag-queens à la suite de pressions initiées par Furie française, un groupe identitaire toulousain, et la Manif pour tous. À Lamballe en revanche (Côtes-d’Armor), l’heure de lecture de contes par des drag-queens organisée en janvier par la médiathèque a reçu le soutien de la ville, et un large succès public. En mars, l’heure de lecture « la conteuse est une drag-queen » organisée par la médiathèque du 18e arrondissement de Paris a finalement pu se tenir malgré la présence de militants de Reconquête ! tenus à distance par des policiers et des vigiles.

Captures d'écran du canal Telegram FR DETER.
Captures d’écran du canal Telegram FR DETER.

Dans un communiqué, le collectif anarcho-féministe toulousain Bagarre dénonce un véritable travail de harcèlement envers les associations organisatrices : insultes, menaces, intimidations physiques. L’organisation s’inquiète d’y retrouver la stratégie menée par l’extrême droite aux États-Unis : « Elle s’est d’abord attaquée aux lectures drags, puis aux droits des personnes trans, des personnes LGBTQIA+, et enfin à ceux des femmes », en s’opposant au droit à l’avortement.

L’école, cible prioritaire

Ron De Santis, le gouverneur de Floride, ancien partisan et futur rival de Donald Trump comme candidat républicain pour les élections présidentielles de 2024, est le symbole de cet assaut législatif sans précédent aux États-Unis contre les personnes trans. Il a notamment fait voter des lois interdisant d’évoquer à l’école des sujets comme l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Éric Zemmour se revendique explicitement de ce modèle dans une interview au mensuel Causeur publiée en mars dernier : « Aux États-Unis ,l’exemple du gouverneur de Floride Ron de Santis montre à quel point le sujet scolaire rassemble », souligne l’ancien candidat à la présidentielle française.

Le même magazine consacre un dossier entier à faire la promotion de la stratégie scolaire de Reconquête ! autour de son initiative « Parents vigilants ». Ce dispositif invite les parents à faire pression sur établissements et enseignants pour faire interdire toute idée considérée comme relevant du « grand endoctrinement » par Reconquête ! Le terme est le pendant dans le domaine de l’éducation, de la doctrine complotiste, raciste et antisémite du « grand remplacement », qui fantasme un remplacement de la population « blanche » par des populations « non blanches ».

Dans son entretien, Éric Zemmour revendique avoir « réuni plus de 40 000 parents vigilants » et recueilli des milliers de témoignages dont le magazine publie quelques extraits. Causeur n’hésite pas à donner nom et localisation d’établissements incriminés.

Une grosse moitié de ses signalements concernerait des écoles privées, d’après Nicolas, de Solidaires, qui suit de très près la question pour son syndicat. Il a constaté que le succès de l’initiative s’est surtout fait, au-delà du noyau de Reconquête !, à partir de « réseaux secondaires », sur les réseaux sociaux et les chaînes de communication cryptées, par des acteurs maîtrisant parfaitement tous les codes modernes de la communication politique virale. Ces discours font des enseignants des agents d’un « multiculturalisme » qu’ils haïssent. À tel point que le syndicat Solidaires s’est mis à recenser les enseignants subissant intimidations et menaces (souvent de mort). La liste est sans cesse mise à jour.

Zemmour en campagne auprès des parents d’élèves

Tweet d'Éric Zemmour le 5 avril 2023.
Tweet d’Éric Zemmour le 5 avril 2023.

Éric Zemmour se vante de ces intimidations dans le même entretien à Causeur. Il se félicite d’avoir fait annuler à Calais, en novembre 2022, une sortie scolaire à la rencontre d’exilées d’une classe préparatoire de Valenciennes. Une campagne de harcèlement alimentée tant par Reconquête ! que par le RN avait amené le rectorat et une enseignante à porter plainte pour diffamation et menaces.

Fort de l’efficacité de sa méthode, Éric Zemmour ne cache pas ses prochaines ambitions : tenter de remporter les élections… de parents d’élèves, pour renverser la FCPE (Fédération des conseils de parents d’élèves) qu’il accuse de « dérive islamo-gauchiste ».

À l’occasion de sa récente convention sur les « violences d’extrême gauche », Reconquête ! a invité le pseudo-journaliste états-unien Andy Ngo. Il est connu outre-Atlantique pour avoir alimenté la campagne menée par Trump pour discréditer les massives mobilisations contre les violences policières qui ont marqué la fin de son mandat.

Anaïs Sidhoum

Notes

[1Le prénom a été changé.