Basta! : « Si vous contrôlez le système agroalimentaire, vous contrôlez les populations », écrivez-vous dans votre livre Les Dangers de notre alimentation. Qui contrôle le système agroalimentaire aujourd’hui ?
Karine Jacquemart : Si l’on regarde le système mondial, plus de la moitié de chaque segment du système, sur les semences, les céréales, les pesticides, est contrôlé par cinq à six entreprises seulement. Si l’on zoome sur la situation en France, les cinq plus grandes enseignes de la grande distribution, Leclerc, Carrefour, Intermarché, Auchan, Système U [devenu Coopérative U en 2024, ndlr], contrôlent 80 % du marché alimentaire. Dans l’ensemble, 70 multinationales de l’agroalimentaire font la pluie et le beau temps. Danone (Blédina) et Nestlé se partagent par exemple trois quarts du marché de l’alimentation infantile en France. Lactalis et Sodiaal, c’est 72 % des rayons lait français.
Dans le même temps, à un bout de la chaîne alimentaire, des milliers d’agriculteurs et d’agricultrices, 18 % des agriculteurs selon l’Insee, vivent en dessous du seuil de pauvreté. À l’autre bout, plus de 11 millions de personnes sont confrontées à la précarité alimentaire.
Pourquoi parlez-vous de « violence du système » agroalimentaire ?
La violence est quotidienne pour les millions de gens qui reçoivent des injonctions permanentes du type « mangez cinq fruits et légumes par jour » alors même qu’on ne leur permet pas. Car les surmarges des distributeurs de l’agroalimentaire se font précisément sur les fruits et légumes.
Des profiteurs de prix alimentaires privent de fruits et légumes des millions de gens au budget limité. En conséquence, les cadres consomment en moyenne 50% de fruits et légumes en plus que les ouvriers. Et les populations défavorisées souffrent davantage des maladies chroniques comme le diabète de type 2 ou de maladies cardiovasculaires, dont l’alimentation est une des causes principales.
Avec Foodwatch, on a montré que les produits les moins chers dans les supermarchés sont les plus sucrés. Si vous n’avez pas suffisamment d’argent, on vous fait vous diriger vers des produits trop sucrés. C’est ce système qui crée des inégalités.
Comment les autorités répondent-elles face à cette situation ?
Les ministères renvoient en général la responsabilité de l’alimentation sur les individus. L’éducation à l’alimentation, certes, c’est important. Mais ça ne doit pas évacuer la grosse partie du problème : le verrouillage d’un système alimentaire injuste qui crée des maladies chroniques. Il faut continuer à enquêter et démontrer la responsabilité des acteurs comme la grande distribution dans l’orchestration d’un marché à deux vitesses.
Sur les nitrites par exemple [utilisés comme additifs alimentaires, notamment dans les charcuteries, ndlr], toutes les études scientifiques indépendantes documentent clairement les risques cancérogènes que présentent ces produits pour la santé. Il y a quelques années, une proposition de loi transpartisane portée par des députés déterminés comme Richard Ramos [du MoDem, ndlr] visait à interdire les nitrites dans l’alimentation.
Plus de 300 000 personnes avaient signé une pétition en ce sens en 2022. On compte plus de 570 000 signatures aujourd’hui. En plus, le marché sait faire autrement en proposant des jambons sans nitrites.
Les lobbys de l’agroalimentaire ont bloqué cette loi, mais surtout, les ministères de l’Agriculture et de la Santé n’ont, à aucun moment, soutenu l’interdiction. Ils ont donné raison à l’industrie de la charcuterie industrielle et aux lobbys, et se sont contentés d’engagement volontaire des industriels.
« On descend les doses », promettent ceux-ci. La belle affaire ! Ça leur permet de maintenir un marché à deux vitesses : on a des produits de niche sans ces additifs, plus chers pour ceux qui ont les moyens, et des produits moins chers avec ces additifs. Si vous n’avez pas beaucoup d’argent, on considère que ce n’est pas grave que vous soyez exposé à un risque de cancer colorectal plus élevé. C’est intolérable !
Foodwatch a récemment montré que deux tiers des promotions dans les supermarchés concernent des produits trop gras, trop sucrés, trop salés. Et que tout est fait pour attirer les enfants vers ce type de malbouffe. Vous essayez d’alerter dans les ministères et racontez dans votre livre un échange sidérant avec Aurore Bergé, alors ministre des Solidarités et des Familles…

J’ai voulu raconter cet échange pour obliger ces responsables politiques à rendre des comptes : soit ils expliquent clairement pourquoi ils bloquent des mesures de santé publique, soit ils changent et arrêtent de les bloquer. On participait à un débat télévisé avec Aurore Bergé sur le marketing publicitaire qui cible les enfants pour la malbouffe. C’est un sujet qui me tient à cœur : un enfant et adolescent sur six en France est en surpoids ou victime d’obésité.
J’argumente, mais Aurore Bergé botte en touche. Quand on sort du plateau, je continue à discuter avec elle dans les couloirs. Je lui redonne la recommandation de l’Organisation mondiale de la santé sur le sujet et elle me répond : « Non, mais moi je ne suis pas d’accord. » Mais le sujet n’est pas de savoir si Aurore Bergé est d’accord ou non avec des scientifiques.
Le rôle des décideurs politiques, c’est de s’appuyer sur la science pour prendre des décisions politiques. L’arrogance de responsables politiques est absolument insupportable. À chaque fois, on atterrit sur des engagements volontaires des entreprises. Qui dit « volontaire », dit pas de contrôle, donc pas de sanction. C’est bien évidemment insuffisant.
Autre exemple, sur le Nutri-Score [système d’étiquetage nutritionnel, ndlr] : Annie Genevard [actuelle ministre de l’Agriculture, ndlr] s’est permise, début mars devant le Sénat, de remettre en question l’algorithme du Nutriscore. Là encore, le sujet n’est pas ce qu’Annie Genevard pense d’un algorithme développé par des scientifiques de renom. Comment peut-on ne pas soutenir le fait d’informer un minimum les gens sur la composition nutritionnelle des produits qu’on leur vend ?
L’adoption de la loi Duplomb ne vous a donc pas étonnée ?
C’est vraiment la « trumpisation » du discours et des politiques dans le sens où ça ne les intéresse pas de prendre en considération ce que dit la science. On en est au point où les scientifiques eux-mêmes se rebellent, car ils n’en peuvent plus de ne pas être entendus. Une petite minorité qui profite de ce système – en France, 20 % des agriculteurs captent la moitié des neuf milliards de subventions de la Politique agricole commune – veut nous maintenir dans ce modèle insensé, avec la complicité du ministère de l’Agriculture. Comment font-ils ? Ils mentent.
À longueur de temps, ils racontent que c’est une question de souveraineté alimentaire : il faudrait intensifier la production pour pouvoir nourrir les Français, et pourquoi pas le reste du monde, dans une vision d’ailleurs assez colonialiste. Il faudrait donc beaucoup plus de pesticides et beaucoup moins de contraintes. C’est un double mensonge.
D’une part, la définition de la souveraineté alimentaire n’est pas du tout celle-là. Selon les Nations unies, c’est le droit des peuples à définir eux-mêmes ce qu’ils veulent manger et comment ils veulent le produire. On en est loin ! C’est tout le contraire de ce que cette minorité défend. Et s’ils prétendent parler d’autonomie alimentaire, c’est encore faux. Car la majorité des engrais et pesticides de synthèse qu’on utilise sont importés. Dans ces conditions, à partir de quel moment sommes-nous autonomes ?
Quand nous arrivons enfin à obtenir des avancées comme l’interdiction en 2018 des néonicotinoïdes tel l’acétamipride, la loi Duplomb nous fait reculer. Pour quelles filières ? Précisément pour la filière des betteraves sucrières. On ne disait pas qu’il y avait trop de sucre dans l’offre de l’industrie alimentaire ?
Si la loi Duplomb ne va pas résoudre la question du revenu, il y a un discours ambiant selon lequel « c’est quand même parce que les consommateurs veulent consommer pas chers que les agriculteurs sont mal rémunérés ». Mais c’est oublier le rôle des marges pratiquées par la grande distribution et l’industrie agroalimentaire. Comment remédier à cet oubli ?
Il existe une énorme opacité sur la construction du prix. Ce qu’on connaît, c’est la tendance fâcheuse de la grande distribution à surmarger les produits les plus sains – on l’a vu sur les fruits et légumes de manière générale, et bio en particulier. Nous demandons de la transparence : là où il y en a davantage, on redonne du pouvoir aux gens pour faire davantage de choix en connaissance de cause.
Surtout, la transparence évite les pratiques abusives. On demande aussi l’encadrement des marges pour les produits les plus sains : c’est à l’État de protéger ce droit d’accès, tout en préservant le prix d’achat aux producteurs et productrices.
Aujourd’hui, la loi EGalim est contournée. Cette loi de 2018, qui en est à sa troisième version – EGalim 4 est en préparation pour 2026 – vise à sanctuariser la valeur de la matière première agricole pour permettre aux producteurs et productrices de vivre dignement. Pour éviter cette contrainte, des distributeurs se regroupent dans des centrales d’achat implantées hors de France.
Dans votre ouvrage, vous évoquez un « hold-up organisé de l’argent public » et « une manne énorme qui pourrait être orientée vers le financement d’un autre système alimentaire ». Comment ?

On paie trois fois notre alimentation : d’abord à la caisse, ensuite avec nos impôts via les subventions et niches fiscales à l’agro-industrie (48 milliards d’euros), et on paie enfin tous les coûts cachés estimés au bas mot à 19 milliards d’euros de réparation. Dans le même temps, on nous rabâche que l’État n’a pas d’argent pour les services publics ou pour le bio.
Quand on voit que c’est avec notre argent que ce système perdure et se développe avec des effets désastreux, c’est scandaleux. Au lieu d’aller subventionner et perfuser un système qui n’est dans l’intérêt que de quelques-uns au détriment de tout le reste, mettons cet argent public au service de la lutte contre la précarité alimentaire, et de filières alimentaires qui redonnent du pouvoir au niveau local. Tout en revenant à la vraie définition de la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire la démocratie alimentaire.
Vous invitez à faire de notre colère un moteur pour décider de ce qu’on mange et de la manière dont on produit nos aliments. Par quoi commencer ?
On commence par se mettre ensemble, se serrer les coudes et on dénonce le discours dominant autour du système alimentaire. Mais on ne va pas être uniquement dans la défensive face à ces mastodontes. J’ai écrit ce livre parce que j’avais vraiment envie de redonner de l’espoir aux gens et de la visibilité à tant d’initiatives citoyennes qui ne demandent qu’à être développées.
Dans l’alimentaire, je vois une myriade d’alternatives, d’expérimentations très encourageantes comme des épiceries sociales et solidaires ou comme l’association Vrac, qui monte des groupements d’achat dans les quartiers populaires.
Il y a bien sûr les expérimentations de Sécurité sociale de l’alimentation qui réintroduisent de la justice sociale, du commun, du lien surtout. La réalité, ce sont des femmes et hommes qui, sur le terrain, se rencontrent, inventent, construisent des choses – dans le domaine de l’alimentation, mais pas seulement.
Se mettre en action, ce n’est pas rien, et surtout, ça fait un bien fou. Ça nous réconcilie avec les valeurs et la façon de vivre dont on a envie et besoin, et ça réconcilie avec les autres. Cela provoque un effet d’entraînement, de mise en mouvement. Ne sous-estimez pas le pouvoir que vous avez.

