« L’extrême droite a gagné la bataille sur Internet, faute de combattants en face »

par Emma Bougerol

Les journalistes Pierre Plottu et Maxime Macé enquêtent depuis des années sur l’extrême droite radicale. Leur premier livre s’intitule Pop fascisme. Comment l’extrême droite a gagné la bataille culturelle sur Internet. Entretien avec Pierre Plottu.

Vainqueur de l’élection présidentielle aux États-Unis, Donald Trump a été soutenu par des créateurs et créatrices de contenus racistes, masculinistes, nationalistes ou pro-armes à feu. Preuve que l’extrême droite en ligne a une influence sur les esprits et les votes. Le soutien explicite dont Trump a bénéficié de la part d’Elon Musk, propriétaire du réseau social X (ex-Twitter), en est un exemple édifiant. Sur ces mêmes réseaux sociaux et avec des techniques similaires, des influenceurs et influenceuses avançant plus ou moins masqués œuvrent en France pour une victoire de ces idéologies haineuses, hostiles aux mouvements d’émancipation.

Basta! : En se baladant sur YouTube, on peut tomber sur des vidéos comme « Ma transformation physique », « Pourquoi elle te friendzone », « Top 10 des livres CHOQUANTS » ou encore « Je teste les meilleurs restaurants de France »… Au premier abord, le contenu ne semble pas explicitement politique. Pourtant, ces vidéos ont toutes été créées par des influenceurs ou influenceuses d’extrême droite. Comment les reconnaît-on ?

Pierre Plottu : Pop art, pop musique, pop culture… et « pop fascisme ». On parle avant tout d’une sous-catégorie de la pop culture qui définit cette nouvelle stratégie et cette nouvelle fachosphère en elle-même. Les vieux colloques poussiéreux avec des mecs en costume – il n’y avait que des mecs dans ces événements, de vieux messieurs aux cheveux gris –, ça ne marche pas. Depuis l’avènement d’Alain Soral, qui était le premier à faire des vidéos et investir Internet avec Égalité & Réconciliation, ça a changé. Il a institué un format star : l’homme seul, sur son canapé rouge, qui parle face caméra, qui disserte pendant des heures. Ça a formé toute une nouvelle génération.

Photo de Pierre Plottu
Pierre Plottu
Pierre Plottu est journaliste au quotidien Libération et co-auteur de Pop fascisme. Comment l’extrême droite a gagné la bataille culturelle sur Internet.
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Internet a cet avantage indispensable pour eux : la désintermédiation. C’est-à-dire le fait d’enlever le filtre du journalisme, notamment, entre l’émetteur et le récepteur. Ils ont un crédo précis : le lifestyle. Ils vont parler de sport, du physique, du bien-être… En surfant sur la fable que le bien-être physique apporte le bien-être mental, mais aussi sur « l’ambiance entre copains ». Certains organisent des repas diffusés via des vidéos, par exemple. D’autres vous racontent pourquoi vous ne trouvez pas de copine – en se basant sur une vision très monolithique des relations hommes-femmes et du couple (hétérosexuel). D’autres encore parlent de livres, d’histoire…

Une fois ce décor planté, bien évidemment, ces gens essayent de présenter l’image non pas de quelqu’un qui va vous parler de politique, mais de quelqu’un qui va vous dire « les vraies choses », à vous, puisque vous êtes dans sa communauté. Beaucoup commencent leurs vidéos en appelant leur communauté « les amis ». C’est un gimmick qui revient énormément parce qu’appartenir à une communauté, c’est appartenir à un entre-soi, trouver des amis. C’est quelque chose que recherchent énormément les gens sur Internet. On va donc avoir tendance à faire confiance à cette personne qui nous parle comme à un copain assis dans le canapé d’en face.

Comment est-ce qu’on peut les reconnaître, alors ? Est-ce qu’ils ont des points communs, des indices, qui nous permettent de les identifier ?

Le racisme, l’anti-progressisme, le masculinisme, l’anti-« wokisme »… Une vision réactionnaire qui transparaît très vite à travers le discours, pour qui a un œil un tant soit peu exercé. Il y a des gens qui se sentent éloignées de la politique, notamment les jeunes. J’ai des amis qui ont regardé pendant longtemps des vidéos de certains de ces influenceurs et qui trouvaient ça bien, qui trouvaient ça drôle, qui prenaient ça sur le ton de l’humour. Il n’y a pas de conseils précis pour les détecter… Et c’est pour ça que ça marche. Eux-mêmes vont se défendre d’être d’extrême droite, la plupart du temps. Ils se présentent comme « la vraie droite ».

Quelle importance ont-ils, ont-elles sur Internet, en comparaison avec d’autres ?

Internet, c’est un puits sans fond. Il y a des années de vidéos publiées chaque jour sur YouTube, des milliards de clics juste sur le web francophone. Dans l’absolu, les vidéos des influenceurs et influenceuses d’extrême droite ne représentent pas grand-chose. Soyons clairs. Pour autant, en termes de communautés, ce sont des millions et des millions de gens abonnés. Selon moi, il faut prendre le problème à l’envers. Plutôt que de savoir quel poids pèse untel ou untel, puisqu’on parle de personnes qui prônent des idées et mènent un combat culturel et politique, il faut analyser comment infusent leurs idées racistes, y compris antisémites, et anti-progressistes.

L’exemple du « Grand remplacement », je pense, est révélateur. Cette thèse prend de l’importance notamment parce qu’elle est reprise par toute cette mouvance sur Internet, qui élargit à grands coups de pieds la fenêtre d’Overton [les discours considérés comme acceptables ou non choquants par une majorité de l’opinion publique, ndlr], la fait exploser même. À tel point que des personnalités comme Valérie Pécresse vont reprendre cette expression. Pourtant, Valérie Pécresse, ce n’est pas Éric Ciotti, elle ne vient pas de la même droite. Mais ces fantasmes ont tellement infusé et se sont tellement diffusés qu’à la fin, tout le monde connaît cette expression. En ce sens, la question n’est pas « Combien de clics, d’abonnés ? » La question, c’est celle de la pénétration de leurs idées. Et leurs idées, elles sont partout.

Les formats des réseaux sociaux, sans intermédiaires, rendent plus facile ce renversement-là…

Évidemment. Si on met ces influenceurs en face de quelqu’un qui va leur sortir trois références, ça risque d’être compliqué – ils ne les ont pas lues. L’absence du journaliste, l’absence de questions qui fâchent, l’absence de mise en perspective, l’absence du moindre obstacle qui permettrait d’éviter de sortir des insanités ou de se contredire d’une phrase à l’autre pendant une vidéo de deux heures… Tout ça, c’est du pain béni pour des gens dont le combat ne réside pas dans le travail, mais dans le discours.

Je préfère d’ailleurs éviter de donner des noms d’influenceurs, parce que c’est ce qu’ils cherchent. C’est une technique courante sur YouTube, le clash. Ils vont en permanence se chercher des ennemis. Ça leur permet de créer des buzz artificiels et que l’on parle d’eux.

Qu’est-ce que défendent ces influenceurs quand ils font des contenus « lifestyle » – des repas, des contenus sur leur transformation physique, etc. ?

Ils cherchent tous à appâter les gens sans parler de politique, mais en leur parlant in fine de politique. Une de leurs premières activités est de glorifier la « France d’avant » soi-disant disparue parce qu’« on veut la faire disparaître ». « On », c’est la gauche, le progressisme, et pour certains dont Soral, derrière tous ces gens, il y a « le Juif tout puissant » qui tire les ficelles. Il n’y a pas grande assise dans leurs idées à part de prêter aux gens des intentions.

Ils caricaturent le programme de la gauche, parce que ça permet de ne pas avoir à en parler, de ne pas avoir à s’y confronter. Si on caricature le gauchiste comme un « homme soja » à cheveux bleus de 60 kilos qui mange des graines et qui veut t’interdire de faire des enfants et de prendre l’avion, même quand tu es de gauche, tu peux te dire « ouais, c’est un peu excessif, moi non plus, je n’ai pas envie ».

En tout cas, voilà leur stratégie : caricaturer pour ne surtout pas avoir à débattre et créer une figure repoussoir. C’est l’exemple type de cette vidéo dans laquelle des influenceurs d’extrême droite tirent au fusil de chasse et poignardent un mannequin avec un t-shirt du Che, un badge du PCF, un tract de la France insoumise…

On devine bien que dans ces vidéos comme celle du tir au fusil, le but est qu’on les regarde, que l’on parle d’eux, au-delà même de leur bord politique. C’est une stratégie pensée ?

Bien sûr. Il y a un objectif de diffusion des idées pour conquérir les têtes et les cœurs avant de conquérir les bulletins de vote. Mais, sur Internet, il y a un vrai plafond de verre en termes d’audience et de diffusion, qui est extrêmement compliqué à passer. On en parle dans le livre : il y a quantité de personnalités qui n’ont jamais percé ce plafond de verre, typiquement sur YouTube.

Certains sont des chefs de groupes, des figures de la mouvance identitaire nationale, mais ne réussissent pas leur carrière d’influenceurs. Pour percer ce plafond de verre, il y a des stratégies. La première, c’est le featuring. Par exemple, quand Alain Soral était ultra dominant, c’était important de s’y référer. Et sinon, il y a la stratégie du clash. Le but, c’est de faire parler de soi, en bien ou en mal.

Quel est le rôle des réseaux sociaux là-dedans ?

On vit à l’ère du buzz. Les algorithmes des réseaux sociaux sont pensés pour faire passer le plus de temps sur leur plateforme afin de collecter un maximum de data sur les utilisateurs. C’est ce qui est vendu. Pour faire rester les personnes, ils se sont rendu compte que ce n’était pas ce que les gens aimaient qui les faisait rester, c’est ce qui les énerve. Il faut donc présenter du contenu clivant aux utilisateurs.

Comment est-ce que ces influenceurs d’extrême droite contournent la modération des réseaux sociaux, qu’eux appellent « censure », pour continuer à diffuser des idées parfois interdites sur ces plateformes ?

L’une des stratégies est le renversement sémantique, le fait d’user de codes – la pilule rouge [qui représente l’éveil à une prétendue vérité, ndlr], le « qui ? » [sous-entendu antisémite qui fait référence à un « complot juif »], les golems [créatures de la mythologie juive utilisée par l’extrême droite antisémite en ligne pour désigner des personnes obéissantes et dociles]… Utiliser des périphrases pour ne pas se faire toper par les algorithmes. Si je dis « un petit animal vert amphibien qui habite sur des nénuphars », on pense à une grenouille. Mais pas un algorithme. Ils jouent énormément sur ça.

C’est d’autant plus facile dans une communauté qui est une subculture, le « pop fascisme », qui est très friande et très au courant de cette nécessité. Et puis, autre solution : chercher d’autres plateformes. Désormais, ils sont tous sur Telegram, sur Twitter, sur Instagram, sur Deezer et Spotify pour leurs podcasts… Ça nécessite des moyens, une communauté de fidèle, mais les plus connus sont répartis partout.

Le sous-titre de votre ouvrage est : « Comment l’extrême droite a gagné la bataille culturelle sur Internet ». Si la bataille est déjà gagnée, cela vaut-il encore le coup de se battre ?

L’extrême droite a gagné la bataille culturelle sur Internet, oui, mais pas la guerre. J’ajouterais qu’elle a gagné la bataille faute de combattants en face. Ces élections législatives ont tout bousculé. On a vécu in vivo l’expérience de ce que tout le monde annonçait avec envie ou crainte pour 2027. On a vu, au lendemain de la dissolution, que tout le monde demandait : « Quelle majorité pour Jordan Bardella ? »

Semaine deux, on a commencé à se dire « purée, qu’est-ce qu’ils sont nuls ces candidats RN dans les débats locaux » et les médias ont commencé à pointer du doigt les candidats investis par le RN malgré leurs idées nauséabondes, antisémites et racistes [et ce, alors que le parti assure avoir pris ses distances avec ces idéologies, ndlr]. La politique, une campagne électorale, c’est une question de dynamique.

Je pense qu’il y a eu une espèce de 21 avril 2002 sur Internet. Pour la première fois, la brique principale de la contestation a été en ligne. C’est là qu’on a vu des influenceurs se mobiliser – dont il faut saluer le courage – et des collectifs se créer pour dire « non » au RN et prendre position, malgré le fait que leurs contenus sont pour beaucoup très éloignés de la politique. On s’est rendu compte que ça marchait, que les jeunes qui suivent ces influenceurs de gauche ont répondu à l’appel.

La fachosphère, c’est un objet presque physique. Ce sont des réseaux, une stratégie, des personnalités-clés, des événements physiques, des objets, des business, etc. La sphère de gauche n’existe pas vraiment. Malgré cela, elle est quand même plus puissante que la fachosphère. Si, en vue d’une prochaine élection présidentielle, la gauche arrive déjà à comprendre sa force de frappe, sa puissance, son potentiel de force de frappe et qu’elle essaye de mettre en musique, de créer une sphère équivalente pour contrecarrer l’extrême droite, alors, elle peut gagner.

Emma Bougerol

Photo de Une : DR