La fête, pour tout le monde : les festivals en lutte contre les VSS

par Sarah Bosquet

Depuis le mouvement MeToo, les dispositifs de prévention des violences sexistes et sexuelles se multiplient dans les festivals de musique. Malgré les obstacles, les savoir-faire se diffusent pour en faire des lieux sûrs pour tout le monde.

Dans les concerts, les femmes ne peuvent pas profiter de la fête de la même manière que les hommes. C’est un des constats de l’enquête menée par les sociologues Julie Besnard et Louise Gasté. Publiée ce mois-ci, la recherche a été initiée en 2022 par Stourm, un réseau d’acteurs bretons de la culture mobilisés contre le sexisme et les violences sexistes et sexuelles.

En 2018, l’association Consentis, spécialisée dans la prévention des violences sexistes et sexuelles (VSS), avait sorti une enquête pionnière. Selon celle-ci, six femmes sur dix disent ne pas se sentir en sécurité seule en milieu festif, à cause des violences sexistes et sexuelles. Parmi les principaux facteurs de risque liés à ce contexte : la consommation d’alcool et de stupéfiants, mais aussi la proximité physique.

Le public d'un concert vu depuis le fond de la salle, de dos, sous des lumières rouges.
Festival Rio Loco de Toulouse, en 2014.

« Ce sont des lieux où les personnes se sentent plus libres de leurs mouvements, ont plus d’interactions sociales. Les consommations peuvent réduire la perception qu’on a du consentement de l’autre, explique Clémentine Roul, coordinatrice des actions de prévention chez Consentis. Si tout est bien organisé, ce sont des espaces géniaux, avec des ressources à deux pas. Mais le contexte particulier de la fête nécessite une attention particulière. »

En festival, les agressions peuvent être commises dans les espaces isolés et mal éclairés comme dans les files d’attente ou dans la foule ; quand les viols ou tentatives de viols ont plutôt lieu dans des lieux plus privés ou isolés. « Les violences sexuelles sont plutôt le fait de personnes connues par les victimes, à l’inverse des agressions commises dans la foule », ont constaté Julie Besnard et Louise Gasté au cours de leur enquête. Autre constat : les bénévoles sont autant concernées par les VSS que les festivalières.

Hypervigilance constante

Les femmes et les personnes LGBTI+ interrogées décrivent une nécessité d’hypervigilance et d’anticipation constante. « Elles adaptent leur pratique festive en fonction des risques. Cela influence leur manière de s’habiller, de se maquiller, de danser, d’organiser le retour, leur choix d’éviter les campings si elles sont seules », rapportent les sociologues. Le lâcher prise propre à la fête n’est pas accessible à tout le monde : « Les hommes peuvent s’approprier l’espace, avec des pogos, des cris, des chansons paillardes... uriner dans l’espace public, danser torse nu, mais pas les femmes ni les personnes LGBTI+, qui se sentent insécurisées par ces mêmes comportements », ont observé les sociologues.

Comme Consentis, plusieurs associations s’impliquent depuis des années dans la lutte contre les VSS en soirée : Les Catherinettes, les Impudentes, la Petite... Des réseaux, comme celui du collectif féministe intersectionnel Nuit-sibles, permettent les échanges de pratiques.

À côté des stands de sensibilisation ou des safe places (des espaces dédiés à l’écoute des festivalières et de victimes de VSS), de nouveaux outils apparaissent. En 2021, des personnes de l’équipe du festival marseillais Marsatac ont imaginé, avec le Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF), le projet Safer, qui inclut une application permettant d’appeler à l’aide en se géolocalisant.

Des équipes mobiles

Son usage a depuis essaimé dans plusieurs soirées et sur des plages marseillaises. Face aux attentes et à la réalité des agressions, de plus en plus d’organisateurices se mobilisent. Cette année, à Toulouse, le festival Rio Loco a investi pour financer des maraudes, des équipes mobiles qui vont à la rencontre du public, et des campagnes d’affichage. Une myriade d’événements de taille plus modeste misent aussi depuis des années sur la formation. C’est le cas par exemple du festival gratuit I’m from Rennes ou de Chauffer dans la noirceur, en Normandie.

Un scène de concert, deux chanteuses sur le devant en bleu de travail et une guitariste dans le fond.
Les Vulves assassines au festival Chauffer dans la noirceur en 2021/

L’année dernière, l’équipe du festival normand a obtenu une subvention qui lui a permis de financer la construction et à la coordination d’un dispositif. « Cette année, dix bénévoles étaient mobilisés sur la prévention et tous les responsables de commission étaient formés à identifier une VSS, se réjouit Annabelle Ledanois, cofondatrice du festival et coordinatrice de ce dispositif. Avant, en Normandie, chacun faisait son truc de son côté. On essaye maintenant de construire une culture commune. »

La sensibilisation devient la norme

Depuis janvier 2021, les structures qui sollicitent les aides du Centre national de la musique doivent se former à la lutte contre les VSS et justifier d’un protocole de prévention, qui définit qui fait quoi, comment réagir face aux signalements de violences, comment protéger les victimes. L’engagement d’acteurices moteurices a permis une lente évolution des mentalités : dans l’écosystème des musiques actuelles, la mise en place a minima d’une sensibilisation devient la norme.

« Les personnes qui nous contactent ont compris que ces dispositifs aident à ce qu’un festival se passe mieux. Il y a aussi un enjeu d’image : les festivals qui ne mettent rien en place se font régulièrement retoquer », a constaté Clémentine Roul. Mais hormis le droit du travail (qui impose aux organisateurs de lutter contre les discriminations et de protéger leurs salariées des VSS), aucun cadre juridique n’impose encore la mise en place d’actions de prévention à destination du public.

Or l’ingrédient indispensable pour lutter contre les VSS, c’est l’investissement dans les moyens humains : la présence, sur le terrain, de personnes formées à l’écoute et à l’orientation des victimes. « Lorsqu’on utilise un outil comme le violentomètre, beaucoup de personnes se confient sur des violences anciennes, qu’elles ont subies dans un autre lieu festif, mais aussi dans le cadre familial ou conjugal », témoigne Camille Mathon, directrice artistique de La Petite, une organisation spécialisée dans l’organisation de soirées.

Un outil de mesure des violences sexistes et sexuelles, le long d'un dégradé du vert au rouge.
Outil de prévention adapté par le Centre Hubertine Auclert à la demande du conseil régional d’Île-de-France, le violentomètre a été conçu fin 2018 par les Observatoires des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis et Paris, l’association En Avant Toute(s) et la Mairie de Paris.

Les associations rappellent aussi l’importance de l’anticipation, car se donner les moyens adaptés (en fonction de la jauge du festival, de la géographie du lieu, de type de public...) prend du temps. « Nous incitons d’abord les acteurs à se former et à réfléchir avant de communiquer sur le sujet, explique Alix Davasse, chargée de mission au collectif Stourm. Car si on affiche sur les réseaux sociaux qu’on est engagé alors qu’on ne fait rien, on expose les personnes à un risque de victimisation secondaire [une aggravation du trauma liée à une mauvaise prise en charge, ndlr]. Mieux vaut ne pas mettre en place plein de choses si on ne peut pas les gérer ensuite. »

Des agents de sécurité formés

Autres paramètres qui conditionnent l’efficacité de la lutte contre les VSS en soirée : un espace d’accueil accessible, visible (avec une signalétique claire, des actrices bien identifiables) et l’implication de tous les acteurs et actrices de terrain, des vigiles à la protection civile. En Bretagne, l’entreprise Step by Step sécurité investit depuis plusieurs années sur le sujet, en formant ses agents à la lutte contre les VSS et les discriminations. « Cela ne fait pas encore partie du tronc commun de formation des agents. Donc, chaque société a le choix d’investir ou non en interne ces questions – dans un métier où il y a encore beaucoup de turnover. Or il y a beaucoup de travail, notamment sur la transphobie », regrette Christophe Denoyelle, gérant de la société.

Depuis un an, il organise des formations avec Les Catherinettes. La collaboration est fertile. « Cela a permis de confronter nos pratiques, de bien travailler ensemble et de mieux communiquer tout au long des événements », se réjouit-il. Margaux Gaches-Gallet, formatrice pour Les Catherinettes, abonde : « Ils ont une expertise de terrain sur les questions logistiques. Nous, sur la gestion des victimes, la transmission des ressources, la responsabilité collective... Par exemple, les bénévoles derrière le bar vont pouvoir nous alerter s’ils voient des personnes en situation de vulnérabilité. »

Une vision que partage le collectif Kluster, organisateur de soirées techno en Île-de-France. Dans la palette de ses outils de prévention, un accueil de tous les participants via un « sas » géré par des bénévoles : « Avant le scan du billet, on passe cinq minutes avec plusieurs groupes pour présenter la soirée et ses valeurs, rappeler ce qui est toléré ou pas, explique Quentin Michot, cofondateur de l’association. Ça permet de dire aux personnes qu’elles sont actrices de la fête. Ce qui fait vraiment la différence, c’est la manière dont les gens vont réagir en cas d’agression. »

Manque de moyens financiers

Aujourd’hui, le principal obstacle au développement de ces initiatives et à l’harmonisation des pratiques reste le manque de moyens financiers. « Les festivals et les associations sont de plus en plus précaires. Or ces actions de prévention sont encore difficiles à financer. En fait, on a plus de contraintes sur la prévention mais, à part certains mastodontes, moins de moyens pour l’organiser », déplore Camille Mathon.

La Petite, reconnue depuis des années pour la qualité de ses formations, est aujourd’hui en difficulté. Son dispositif de prévention Main Forte survit grâce à l’engagement de ses salariées et de nombreuses bénévoles. « On manque d’argent pour professionnaliser et pérenniser le milieu du care en soirée. Des milliers d’euros investis sur des live mais pas sur des protocoles pour garantir la sécurité des publics », regrette Quentin Michot. « Il y a encore une méconnaissance de notre travail. Des gens pensent encore qu’on fait ça comme un loisir, alors que nous on voit la réalité des besoins – heureusement qu’on est plusieurs salariées sur le terrain, soupire Margaux Gaches-Gallet. Il y a des territoires sur lesquels ces initiatives n’existent pas. »

Et sur la communication, des progrès restent à faire : aujourd’hui, la plupart des messages de prévention sont uniquement à destination des victimes. « Par crainte de perdre du public, beaucoup d’organisateurices ne se positionnent pas encore et n’envoient pas de message clair sur les sanctions encourues. Cela favorise un sentiment d’impunité », ont remarqué Julie Besnard et Louise Gasté. Résultat : ce sont souvent les victimes qui doivent interrompre leur soirée, si elles ont la force et l’envie de témoigner.

« Il y a une pression pour que les femmes et les personnes minorisées parlent, mais pas forcément les moyens pour que l’agresseur soit écarté », ajoutent-elles. Les chercheuses déplorent aussi l’insuffisance de la communication post-événement : « Peu de festivals osent écrire sur leurs réseaux que des violences ont eu lieu, mais que la situation a été gérée. Il y a une peur que l’on retienne que ça et que ça fasse peur. C’est dommage, car pour le public, cette transparence est plutôt un gage d’espace safe. »

Sarah Bosquet

Photo de une : Au festival Astropolis à Brest, en 2021/CC0 1.0 Universal via Wikimedia Commons.