Au lendemain des résultats des élections législatives françaises, Basta! a contacté des journalistes de différents médias indépendants européens pour leur demander leurs impressions. Nous avons parlé à Morgan Finnsiö, enquêteur suédois pour la fondation Expo, qui publie un magazine du même nom, où il s’emploie à surveiller et à analyser l’extrême droite au sens large. Nous avons aussi échangé avec le journaliste polonais Jakub Majmurek, qui écrit des commentaires politiques notamment pour Krytyka Polityczna, et avec Barbara Oertel, cheffe de la rubrique politique international du média allemand Die Tageszeitung.
Nous avons également interrogé la journaliste tchèque Petra Dvořáková du média en ligne Deník Referendum et l’Italienne Vanessa Bilancetti de DinamoPress, toutes deux présentes en France pour couvrir les élections. Voici leurs mots, deux jours après des résultats qui ont vu la gauche française arriver en tête, l’extrême droite s’éloigner du gouvernement, tout en restant la troisième force politique au Parlement.
Morgan Finnsiö, Expo (Suède)
Nous avons observé les élections françaises avec beaucoup d’inquiétude et d’anxiété. Du point de vue d’Expo, le RN a été l’un des premiers partis d’extrême droite à réussir politiquement dans l’UE. Il a joué un rôle de modèle pour les autres partis d’extrême droite ailleurs, en particulier pour notre parti national d’extrême droite, « Démocrates de Suède » (Sverigedemokraterna, SD). SD et le Front national devenu RN ont entretenu une amitié étroite.
Je suis soulagé que le RN n’ait pas obtenu un meilleur résultat. Comme beaucoup, je ne m’attendais pas nécessairement à ce qu’il ait la majorité, mais je m’attendais à ce qu’il soit le plus grand parti de l’Assemblée nationale. Si un parti pro-russe était entré au gouvernement français, cela aurait pu changer beaucoup de choses, pour l’aide à l’Ukraine notamment. Les résultats étaient donc importants aussi à l’échelle européenne.
Après les résultats du premier tour, nous avons observé avec envie et admiration le fait que les libéraux et la gauche se soient mis d’accord pour arrêter le Rassemblement national. Ce type de consensus démocratique, d’antifascisme public, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, est très admirable. En Suède, notre centre-droit a embrassé l’extrême droite. Ils ont, à l’exception d’un petit parti centriste, accepté une coalition avec elle aux dernières élections, en 2022. Il est très important que la France dispose encore de ce front républicain. C’est vraiment la clé pour empêcher la droite radicale d’avoir un impact politique. Tant qu’il y aura un front contre eux, leur pouvoir sera limité.
Jakub Majmurek, Krytyka Polityczna (Pologne)
Je pense que c’est une réaction commune à toute l’Europe d’avoir ressenti du soulagement. Mais, lorsqu’on commence à réfléchir plus profondément à ce qui s’est réellement passé en France, la situation devient un peu plus compliquée.
Tous les scénarios possibles qui sont maintenant discutés — le gouvernement de coalition du front républicain, une sorte de gouvernement minoritaire de gauche toléré par le président Macron — sont bons politiquement pour le RN pour construire une dynamique politique avant les prochaines élections, en 2027 ou avant.
Après les résultats, Jordan Bardella a parlé d’une « alliance du déshonneur », une coalition malhonnête qui aurait bloqué la victoire du RN. Il s’agit d’un narratif très puissant, qui fonctionne également aux États-Unis. Le RN prétend que la volonté claire du peuple a été bloquée par une sorte de conspiration des élites, de gauche et du centre.
Je me souviens qu’avant les élections, il y a eu un débat télévisé avec l’acteur français Mathieu Kassovitz, où il parlait du RN comme d’une éventuelle « expérience à essayer », affirmant « qu’on ne saura jamais vraiment qui on est si on n’est pas passé par ce stade-là ». Mais ces expériences de gouvernement ne sont pas à prendre à la légère.
En 2015, le parti d’extrême droite polonais Droit et justice (PiS) s’était aussi présenté comme une sorte de parti modéré. Ils ont caché tous leurs politiciens les plus scandaleux et controversés, ils ont mis en avant ceux qui montreraient un visage plus acceptable. Lorsqu’ils ont pris le pouvoir, ils ont montré leur vrai visage. Il est vrai qu’ils ont pris des mesures de redistribution économique, en donnant de l’argent aux familles. Mais dans le même temps, le PiS a lancé une campagne anti-LGBT, une campagne contre les médias indépendants, et a essayé de soumettre le système judiciaire au gouvernement.
Nous sommes maintenant plus de six mois après la fin du pouvoir du PiS, et nous découvrons encore ce qu’ils ont détruit dans l’appareil d’État. Nous essayons de remettre de l’ordre dans le pays après ces années de règne extrêmement destructeur de l’extrême-droite.
Petra Dvořáková, Deník Referendum (République Tchèque)
En République tchèque, le discours politique général est très à droite. On a un gouvernement de droite, la gauche ne siège pas au Parlement. Pour les médias c’est pareil, les grands médias sont tous à droite. Moi je suis de gauche, ouvertement, et je travaille pour un journal de gauche.
La gauche tchèque est faible, nous sommes en minorité. Les résultats de ces élections françaises, pour les gens qui pensent qu’il faut réduire les inégalités, c’est une bonne nouvelle. Cette tendance européenne de l’extrême droite nous faisait peur. Ce n’est pas que la gauche a vraiment gagné, mais que la France a évité le pire. C’est le système électoral qui a permis ce résultat. S’il y avait la proportionnelle comme chez nous, l’extrême droite serait sortie en tête des élections.
Je vois de l’espoir, la majorité des Français sont contre un gouvernement du RN, il y a eu une mobilisation des votants mais aussi de la société civile, où même des organisations habituellement apolitiques ont pris position contre le RN. Mais le travail n’est pas fini. Il a tout juste commencé. On a la responsabilité d’opérer un vrai changement. C’est vrai que c’est très difficile avec l’Assemblée nationale telle qu’elle est, divisée et sans claire majorité.
La semaine dernière j’étais à Hénin-Beaumont, j’ai parlé avec des habitantes et habitants. Les gens sont déçus pour de bonnes raisons, ils disent que les élections ne changent rien, que les politiques ne font rien pour eux… La morale, c’est qu’il faut inclure plus de gens dans le débat public. C’est la faute de la politique traditionnelle si les gens ne se sentent pas entendus. On verra si on tire les leçons de cette prise de conscience sur les causes du succès du RN. On répète tout le temps qu’il faut changer… mais maintenant, il faut vraiment le faire, pas juste en parler.
Barbara Oertel, taz (Allemagne)
Nous étions effrayés après les résultats de l’extrême droite aux Européennes, même si leur victoire n’était pas une surprise. À l’issue des législatives, j’ai été soulagée, mais avec un sentiment de scepticisme. D’un côté, on ressent la joie que le pire ait été évité et de l’autre, on ne sait pas trop quoi attendre. En Allemagne, la question principale c’est : est-ce que les Français sont capables de faire des coalitions ? On a des expériences de coalition en Allemagne, et il faut dire qu’elles ne marchent pas toujours très bien.
Nos néofascistes, bien qu’ayant des divergences avec le parti de Marine Le Pen, auraient bien aimé que le RN gagne les élections. Maintenant, ça va être très intéressant de voir l’impact de ce résultat en Allemagne. On attend trois élections régionales en septembre, dans des régions de l’Est du pays, où le parti d’extrême droite AfD est crédité de 30 à 40%. Ça nous intéresse donc ce qui se passe en France, comme modèle de comment maintenir un front républicain contre l’extrême droite.
En 2017, on parlait en France de la Sixième république, de changer le système électoral… Mais là, on voit que le système change déjà. Ce n’est plus la Cinquième République que l’on connaissait jusqu’à présent. Je ne sais pas encore exactement ce que ça veut dire pour le futur. Mais cette période qui s’ouvre en France, c’est une expérimentation, une occasion de changer les choses. Il faut que le système politique s’adapte aux bouleversements politiques. La démocratie doit évoluer. Ça va être très intéressant de voir où ça va. C’est une chance, je pense. Je vois cela plus positivement que négativement.
Vanessa Bilancetti, DinamoPress (Italie)
En septembre 2022, en Italie, tout le monde savait que l’extrême droite allait gagner. Et elle a gagné. On n’a pas pas vu d’alliance des gauches ni de mobilisation de la société civile. Grâce à la France, on a vu que la fascisation de la société n’est pas une fatalité. C’est une lutte difficile, qui va prendre beaucoup de temps, mais c’est possible.
Le fait que le Front populaire soit premier et que la France Insoumise en soit le parti le plus important nous dit deux choses, depuis l’Italie : l’alliance entre les gauches est importante, et cette alliance doit être soutenue par des mouvements sociaux de la société, des mouvements anti-racistes, syndicaux, associatifs, ONG… Tout cela doit être mobilisé dans la lutte contre la normalisation de l’extrême droite et la fascisation de la société.
Après deux ans de gouvernement de Giorgia Meloni en Italie, on voit une grande normalisation de l’extrême droite. Son parti Fratelli d’Italia n’est plus vu comme l’extrême droite mais comme la droite. J’ai entendu beaucoup d’analystes essayer de nous convaincre qu’il y avait une différence entre RN et Fratelli d’Italia. Mais non. Leur histoire est la même : ils ont des liens directs avec le fascisme d’après la Seconde Guerre mondiale, leur symbole — la flamme — est le même et le mouvement de normalisation de ces partis ces trente dernières années est identique.
En Italie, Fratelli d’Italia gouverne au sein d’une coalition avec la droite et le centre droit, mais toutes les lois en train d’être approuvées, ce sont des lois qui poussent vers la droite. La répression des luttes sociales, la suppression de l’équivalent du RSA italien, le durcissement des règles sur l’immigration, les attaques contre la recherche à l’université, des décisions pour plus de discipline à l’école…
Et puis, il y a la réforme constitutionnelle voulue par Giorgia Meloni [pour donner plus de pouvoir au président du Conseil, ndlr]. On l’a vu avec la Hongrie, quand on commence à réformer l’organisation du pouvoir contre notre démocratie, il est difficile de revenir en arrière après plusieurs années de gouvernement d’extrême droite.
Propos recueillis par Emma Bougerol
Photo de une : Captures d’écran des sites de DinamoPress, Expo, Krytyka Polityczna, taz et Deník Referendum.