En l’espace de deux mois, au moins trois femmes iraniennes ont reçu des obligations de quitter le territoire français (OQTF). Jusqu’à être placées en centres de rétention administratifs (CRA), ces lieux d’enfermement dédiés à l’éloignement des étrangers. L’Iran connaît pourtant une répression terrible de la population depuis le début du mouvement de protestation cet automne.
« Vu la situation actuelle en Iran, nous sommes surpris de voir des placements de femmes iraniennes en CRA. C’est exceptionnel », soulève Julie Aufaure, responsable régionale de l’association la Cimade dans le Sud-Ouest. Pendant ce temps, « les communications gouvernementales en soutien aux personnes iraniennes en lutte se multiplient », s’indigne-t-elle.
Le cas le plus récent est celui d’une femme contrôlée par les douanes à l’aéroport de Chambéry. Faute de titre valide pour circuler en France, elle a reçu une OQTF le 15 janvier. Le document, consulté par basta!, relate que cette Iranienne a quitté son pays depuis deux mois. Mère de deux enfants, elle déclare « craindre pour sa vie en cas de retour en Iran », écrit la préfecture de Savoie.
Malgré cette déclaration, les autorités estiment qu’elle « n’établit pas être exposée à des peines ou traitements contraires à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ». Cette femme a donc été placée au CRA de Cornebarrieu, près de Toulouse. Au milieu d’autres étrangers sous le coup d’une procédure d’éloignement.
« Cela met en danger les familles restées au pays »
Les autorités iraniennes ont pourtant arrêté plus de 15 000 manifestants depuis le début du mouvement dans le pays en septembre, selon Human Rights Watch, « détenant des milliers d’entre eux dans des prisons surpeuplées et les privant de leurs droits à une procédure régulière ». Au moins quatre manifestants ont été exécutés.
En décembre, une autre Iranienne s’est également retrouvée placée au CRA de Cornevarieu, par la préfecture de l’Aude. En novembre, c’était une exilée iranienne arrêtée dans le Nord, alors qu’elle tentait de traverser la Manche, qui recevait une OQTF.
Dans les deux cas des Iraniennes enfermées au CRA toulousain, les préfectures ont été jusqu’à contacter le consulat d’Iran en France afin d’obtenir un laissez-passer, nous indique la Cimade. Le laissez-passer consulaire est un préalable nécessaire à toute expulsion. « Les noms de ces deux personnes ont donc été donnés » aux autorités iraniennes, expose Julie Aufaure. À ses yeux, ce sont là « des faits graves, qui mettent en danger les familles restées au pays ». Un courrier de la préfecture de Savoie au consulat d’Iran indique : « Je sollicite de votre haute bienveillance la délivrance d’un laissez-passer consulaire à son nom », et ce « en urgence », confirme une enquête de Mediapart.
« On a dépassé une ligne rouge. On n’est pas censé voir ces profils en CRA », souligne Julie Aufaure. Depuis, le juge des libertés et de la détention a d’ailleurs confirmé l’irrégularité de ces placements au CRA : ces deux femmes sont désormais libres. Mais leurs OQTF demeurent. « Rappelons que l’intéressée a l’obligation de quitter le territoire français », indique l’un des jugements que nous avons consultés.
Les préfectures en lien avec l’ambassade de Bachar al-Assad
« J’assume : on ne va pas expulser en Syrie et en Afghanistan des gens, parce qu’on ne veut pas de relation avec des dictatures comme les talibans, et on ne va pas renvoyer, de toute façon on n’a pas d’avion. C’est une limite que j’ai avec le Rassemblement national », martelait pourtant en juillet, sur BFMTV, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin.
Pourtant, des Syriens et des Afghans ont aussi récemment reçu des OQTF. En octobre 2022, deux personnes se présentant comme des ressortissants syriens ont été enfermées dans les CRA de Toulouse et du Mesnil-Amelot afin d’être expulsées vers… la Syrie. « Pour éloigner quelqu’un du territoire, il faut que le pays d’origine accepte de reprendre cette personne », rappelle Émilie Verdu, juriste pour l’association départementale pour le développement et la coordination des actions auprès des étrangers de la Savoie (ADDCAES), qui accompagne des demandeurs d’asile au quotidien.
Quand les préfectures veulent expulser, elles doivent donc d’abord prendre attache avec les régimes en place. Même les plus répressifs. Même ceux avec lesquels la France affirme n’avoir plus aucun lien diplomatique. Dans au moins un des deux cas mentionnés plus haut, des contacts ont été pris avec le consulat syrien. Or, l’ambassade de Syrie en France est bel et bien représentative du régime au pouvoir à Damas. Le portrait de Bachar al-Assad apparaît même dès la page d’accueil du site de l’ambassade.
Dans une ordonnance dont nous disposons, le juge des libertés et de la détention confirme que la préfecture de Paris a demandé le 5 octobre 2022 au consulat syrien un laissez-passer consulaire pour expulser un ressortissant de ce pays. Le juge conclut donc qu’il est possible que la personne soit expulsée, quand bien même le ministre a promis le contraire. Et l’intéressé est resté en rétention deux mois durant [1]. Selon la loi, l’enfermement en CRA doit strictement servir à exécuter une mesure d’éloignement. Donc, pour les préfectures, contacter les consulats permet de justifier, devant un juge, le prolongement de la rétention.
Pluie d’OQTF illégales vers l’Afghanistan
Un cas a été particulièrement loin : il concerne cette fois un Afghan. Au mois d’août dernier, la préfecture de l’Orne délivre une OQTF à Sayed [2] et le place en CRA. Dans des documents émis par la préfecture, on apprend que le consulat d’Afghanistan a été contacté et a bel et bien délivré un laissez-passer consulaire. Une première, à notre connaissance. Ce laissez-passer donne en théorie un feu vert à la France pour son expulsion.
Mais dans son ordonnance de placement en rétention de Sayed, datant du 4 août 2022, la préfecture de l’Orne indique qu’« un vol est en cours de réservation ». En pratique : aucun avion ne décolle vers Kaboul. Tout cela est en opposition, une fois encore, avec la posture diplomatique de la France. Nous avons interrogé la préfecture de l’Orne, la Direction générale des étrangers en France ainsi que le ministère de l’Intérieur au sujet du cas de Sayed. Mais après des mois de relance auprès de ces différents acteurs, seule une phrase nous est parvenue du cabinet de Gérald Darmanin : « Comme l’a dit à plusieurs reprises le ministre de l’Intérieur, la France n’expulse pas vers l’Afghanistan ».
Pour en savoir plus, il a fallu se rendre directement à l’ambassade afghane en France, située dans le très chic 16e arrondissement parisien. Dans cette ambassade, l’équipe en place est la même qu’avant le retour des talibans et s’affiche en rupture avec ceux qui ont pris le pouvoir par la force en août 2021. Ses personnels reçoivent chaque jour des Afghans pour les appuyer dans leurs démarches.
La consule, Maria Akthari, reçoit dans une large pièce aux murs dénudés, vide, en dehors d’un bureau où s’empilent des dossiers. « Nous n’avons aucun contact avec les autorités à Kaboul », insiste-t-elle lorsque nous la rencontrons. Mais les procédures en matière de laissez-passer consulaire n’ont pas changé.
Les préfectures françaises peuvent envoyer un mail, puis l’ambassade étudie le dossier, voire reçoit la personne concernée, afin de procéder à son identification et à la délivrance d’un laissez-passer. Maria Akthari l’assure : « Aucun Afghan n’a été renvoyé en Afghanistan dans l’année écoulée. Même s’ils ont été condamnés pour des crimes, pour des raisons humanitaires, ils ne doivent pas être renvoyés en Afghanistan, vu la situation actuelle. »
« Une énième loi répressive »
Malgré cette absence d’expulsion, les OQTF continuent de pleuvoir sur les Afghans. Jusqu’à l’absurde : la préfecture des Hauts-de-Seine a délivré en janvier une OQTF à un Afghan sous protection subsidiaire. Cela signifie que la France a reconnu les menaces encourues dans son pays d’origine, et lui a donné un droit au séjour de quatre ans. « On ne peut pas délivrer d’OQTF contre une personne qui a une protection internationale ! C’est complètement illégal », désespère Nicolas de Sa-Pallix, avocat au barreau de Paris en droit des étrangers, qui a pris en charge ce dossier.
« J’ai les dossiers de deux Afghans qui ont pris une OQTF à la suite du rejet de leurs demandes d’asile, dont un la semaine dernière », soupire aussi l’avocate Camille Escuillié, spécialisée également en droit des étrangers. Ces deux OQTF, que basta! a pu consulter, émanent de la préfecture du Val-de-Marne et visent deux jeunes de 25 et 27 ans. Elles indiquent que si le jeune « se maintient sur le territoire au-delà du délai de départ volontaire (30 jours, ndlr), il pourra être reconduit d’office dans son pays d’origine ». Là encore, sans tenir compte de l’impossibilité concrète d’expulser vers Kaboul.
Pourquoi donc la France continue-t-elle de délivrer des OQTF, placer en rétention, voire prendre attache avec les consulats de pays à risque vers lesquels aucun avion ne décolle ? À cette simple question, ni le ministère de l’Intérieur ni celui des Affaires étrangères, sollicités par basta, n’ont répondu.
« L’administration devrait procéder à un examen individuel des déboutés de l’asile : mais elle ne le fait pas. Ils remplissent leurs petites cases : ça fait une OQTF en plus », analyse Camille Escuillié. On sait qu’en 2021, seules 9,3 % des 143 226 OQTF ont été exécutées, selon un rapport d’information du sénateur LR François-Noël Buffet. « Plus vous gonflez le nombre d’OQTF, plus on peut dire, politiquement : on n’arrive pas à expulser… , poursuit l’avocate. De quoi justifier une énième loi répressive pour renforcer le taux d’exécution des OQTF. »
Impossible de se défendre
Nous y voilà : un nouveau projet de loi sur l’immigration a été déposé au Sénat début février et doit être étudié en procédure accélérée. Pendant des mois, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a mis au cœur de son argumentaire les expulsions. Le projet de loi vise entre autres à réduire les protections contre les OQTF « en cas de menace grave pour l’ordre public, même lorsque les étrangers concernés ont des attaches en France », c’est-à-dire qu’ils y résident depuis plus de 20 ans, sont conjoint e d’un e Français e…
La menace à l’ordre public revient de plus en plus dans les dossiers des avocats interrogés. Ce motif supprime le délai de départ volontaire de 30 jours, et rend l’OQTF applicable en 48 heures. « On leur délivre le document le vendredi soir, ils n’ont pas le temps de contacter un avocat ni de faire un recours dans le week-end, et le lundi, c’est fini », explique Nicolas de Sa-Pallix. Difficile de faire quoi que ce soit pour se défendre dans ces conditions.
Se pose aussi la question de la présomption d’innocence. Il suffit qu’une personne soit connue des services de police pour une garde à vue ou une mise en examen, « même s’il n’y a pas de condamnation ou que la personne a été relaxée », pour qu’elle soit considérée comme représentant une menace à l’ordre public, insiste Nicolas de Sa-Pallix.
« Le nombre de placements en CRA a explosé »
Le 17 novembre 2022, Gérald Darmanin a envoyé une circulaire aux préfets leur demandant le renforcement des OQTF. L’impact de cette circulaire, « on l’a ressenti, confirme Julie Aufaure de la Cimade. Le nombre de placements en CRA a explosé. Actuellement, on est quasiment sur 100 % de taux d’occupation partout. » « Cette organisation en lien avec les OQTF coûte cher : préfectures, CRA, effectifs de gendarmes ou de police, prestations d’hébergement en cas d’assignation à résidence… », pointe Émilie Verdu, de l’association ADDCAES en Savoie.
Surtout, cette politique crée de l’errance. « Toute mesure d’éloignement est valable sur tout l’espace Schengen », rappelle Émilie Verdu. Avec les fichiers Visabio, Eurodac et SIS (système d’information Schengen), « une personne qui a une OQTF en France ne pourra pas demander le séjour en Allemagne ».
Les exilé
es sous OQTF, mais non expulsables se retrouvent donc dans une zone de « vide juridique conclut la juriste. Derrière cette politique des OQTF, il y a des vraies personnes, en précarité, parfois avec des enfants. Pour moi, l’État français faillit : la mission de son service public devrait être l’égalité de traitement. »Maïa Courtois
Photo : Devant l’Office français de protection des réfugiés et apatrides à Fontenay-sous-Bois fin 2021/©Valentina Camu