La guerre des gauches espagnoles affaiblit leurs chances aux Européennes

par Alban Elkaïm

Le nouveau mouvement espagnol Sumar devait recomposer la gauche de la gauche pour mettre fin à la fuite des électeurs. Mais il est affaibli par les rivalités avec Podemos, qui se présente aussi aux Européennes du 9 juin, pour survivre.

« Sumar » signifie additionner en espagnol. C’est le nom de la nouvelle formation de gauche menée en Espagne par Yolanda Díaz, charismatique ministre du Travail du gouvernement de coalition qui dirige actuellement le pays, sous la houlette du Premier ministre socialiste Pedro Sánchez.

Formellement, Movimiento Sumar est né le 31 mai 2023, en amont des élections législatives de juillet 2023. La promesse du mouvement était de mettre fin à l’hémorragie d’électeurs de la gauche de la gauche, dont le centre de gravité était le parti Podemos depuis 2015. Aux législatives de l’an dernier, Sumar a récolté plus de 12% des voix et fait élire 31 députés au Parlement espagnol. L’« addition » des forces de gauche avait alors fonctionné. Ce ne sera peut-être plus le cas au scrutin européen de ce 9 juin, au vu des divisions qui tourmentent – aussi – la gauche espagnole.

Pour les européennes, les sondages prédisaient en avril un vote Sumar à 10 %. Mais ceux de cette semaine le situent plutôt autour de 6%. Avec ce résultat, Sumar obtiendrait seulement quatre sièges au Parlement européen et figurerait quatrième position, derrière le Parti populaire (droite,) le PSOE (sociaux-démocrates) et Vox (extrême droite).

Une femme aux longs cheveux châtain au pupitre de Sumar
Estrella Galán
tête de liste de Sumar aux élections européennes, est peu connue du grand public en Espagne.
©Alban Elkaïm

« Nous n’envoyons pas à Bruxelles des gens qui iront défendre des situations personnelles ou sauver un parti en difficulté ! » Personne ne réagit dans l’auditorium qui écoute religieusement, à Séville, ce 2 juin, la tête de liste de Sumar pour les élections européennes, Estrella Galán. Beaucoup n’ont probablement pas saisi l’attaque quelle porte à son ennemi intime : Podemos.

À une semaine du scrutin, elle est venue mobiliser les troupes dans le sud du pays. Le caillou dans sa chaussure s’appelle Irene Montero, ex-ministre de l’Égalité, tête de liste de l’autre parti de la gauche de la gauche espagnole, Podemos, qui se présente aussi au scrutin européen, et réunit moins de 4 % d’intentions de vote dans les derniers sondages.

Podemos a choisi une tête de liste très célèbre et expérimentée. Sa liste pourrait obtenir deux ou trois sièges au Parlement (contre quatre actuellement). Quel que soit le scénario, le résultat de l’ensemble de la gauche de la gauche espagnole devrait être moins bon qu’en 2019 (Podemos avait obtenu 10% des suffrages), et incomparablement inférieur à celui de 2014, quand l’ensemble des gauches radicales (Podemos d’un côté et une coalition autour d’Izquierda Unida de l’autre) avaient obtenu ensemble 18 % (dont 8 % pour Podemos).

Programme social

Sumar mise sur Estrella Galán pour ce scrutin européen, tête de liste jusqu’alors inconnue. Elle devrait rejoindre le groupe politique La Gauche, au parlement européen, où siègent entre autres La France insoumise et les Allemands de Die Linke. Ce ne sera pas le cas de tous ses colistiers, qui se partageront, en cas d’élection, entre La Gauche et le groupe écologiste : les deuxième et troisième de liste prévoient de siéger chez Le Verts/Alliance Libre européenne (Verts/ALE). Le quatrième devrait s’installer dans le même groupe qu’Estrella Galán, et la cinquième aller chez Verts/ALE.

Leur programme met l’accent sur l’Europe sociale, les questions relatives au travail, comme imposer les 32 heures hebdomadaires ou instaurer un salaire minimum européen. Sumar défend l’accès aux soins de santé, avec l’obligation de dédier 9 % du PIB minimum pour ce secteur, et à l’éducation. La formation propose également d’inscrire le droit à l’avortement dans les constitutions de tous les pays membres de l’UE. Pour l’environnement, elle veut faire passer de 55 à 65 % l’objectif européen de réduction des émissions de gaz à effet de serre pour 2030. 

Concrètement, Sumar agit comme une « plateforme » dont le but est d’agréger la myriade de sigles et de partis de gauche ou progressistes qui se disputent l’électorat à gauche du PSOE. Elle est quasiment dépourvue de structure ou d’implantation territoriale. « Pour les européennes et les générales, nous sommes avec Sumar. Mais, Más Madri reste une force indépendante », insiste César Bueno Pinilla, ancien militant de Podemos, à Madrid, qui fait aujourd’hui campagne pour Andere Nieva, 5è de liste de Sumar.

Une femme souriante aux longs cheveux blonds de profil
Yolanda Díaz
charismatique ministre du Travail du gouvernement de coalition qui dirige actuellement le pays, mène le mouvement Sumar.
©Alban Elkaïm

Sumar, c’est surtout Yolanda Díaz, la seule « star » du mouvement. Au niveau national, c’est elle qui attire l’attention des médias, que les gens identifient et qui suscite sympathie ou rejet. Bien qu’elle ne soit pas candidate, la campagne pour les européennes repose largement sur son image. C’est autour de son autorité que s’agrègent les autres formations politiques. Jusqu’à 16 différentes aux élections générales du 23 juillet 2023. Dont Podemos.

Les déçus de Podemos

Le mouvement attiré des anciens militants de la formation politique née dans la dynamique des Indignés, ou « 15-M ». « À l’époque, nous vivions une crise institutionnelle, une grosse crise économique et il y avait un énorme ras-le-bol. Le 15-M a éveillé beaucoup d’espoir. Je suis entré dans ce mouvement avec celui de pouvoir changer les choses », raconte César Bueno Pinilla.

« Le 15-M a ouvert un espace social. Cela a supposé le retour d’une énorme quantité d’électeurs qui ne votaient plus. Il y a eu une bataille pour voir quel parti les représenterait », explique aussi Guillem Martín, journaliste au média indépendant de gauche CTXT.es et auteur de plusieurs livres sur la vie politique de pays. Podemos avait réussi à capter le vote du mouvement des Indignés. Fondé en janvier 2014, le mouvement avait percé lors des élections européennes qui ont suivi.

« Je suis passé chez Más Madrid il y a cinq ans, retrace César Bueno Pinilla. Cette nouvelle formation est menée par Iñigo Errejón, l’un des fondateurs de Podemos, brutalement évincé par celui qui a pris le contrôle absolu de Podemos, Pablo Iglesias. Podemos s’est retranché dans une attitude défensive, derrière la ligne de Pablo. Nous croyons qu’on peut exercer une opposition plus constructive et être force de proposition », dit encore le militant. Comme lui, nombreux sont ceux qui tournent le dos à Podemos. Pour Guillem Martín, le péché originel de ce parti est d’avoir verticalisé le parti alors que le 15-M croyait en l’horizontalité.

Aux élections générales de 2016, Podemos, en coalition avec Izquierdas Unidas (IU), force historique de la gauche, a fait entrer 45 députés au Parlement espagnol. En novembre 2019, Unidas-Podemos (UP) n’obtient plus que 26 sièges. La formation décide alors de participer au gouvernement de coalition avec le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Dans les rangs d’UP, Pablo Iglesias devient ministre des Droits sociaux, Irene Montero, sa compagne, devient ministre de l’Égalité, et Yolanda Díaz, issue d’IU, est nommée ministre du Travail.

Compétition

Au gouvernement, la branche issue de Podemos se comporte comme une opposition de l’intérieur, ce qui dégrade fortement son image. La ministre du Travail, elle, montre une attitude plus constructive et devient la personnalité politique préférée des Espagnols. Elle fait aussi alors adopter une loi travail destinée à réduire la précarité, un des fléaux du pays, qui donne de très bons résultats.

Le 4 mai 2021, Pablo Iglesias se retire du devant de la scène et désigne la ministre du Travail à sa succession. « J’abandonne la politique. Je ne vais pas faire obstacle au nécessaire renouvellement du leadership dans notre force. Je crois que nous avons une grande équipe au gouvernement, menée par Yolanda Díaz et qu’elle peut devenir la prochaine Première ministre »,déclare-t-il alors. Dans les faits, Iglesias continue de régner en maître sur Podemos. Yolanda Díaz, elle, commence à construire son projet.

Deux femmes et un homme applaudissent devant une salle comble qui applaudit aussi derrière
Yolanda Díaz, Estrella Galán et Manuel Pineda Marin, quatrième sur la liste de Sumar aux Européennes, lors d’un meeting de campagne à Séville, le 2 juin.
©Alban Elkaïm

« Mais à partir du moment où Díaz a commencé à prendre des décisions indépendantes, elle a été constamment boycottée par Pablo Iglesias », souligne Jaime Ferri Durá, professeur émérite de sciences politiques à l’université Complutense de Madrid. De son côté, la ministre du Travail décide de purger son mouvement des figures de proue de Podemos, très visibles, mais polarisantes. Comme Irene Montero.

Après les élections législatives de juillet 2023 et le relatif bon score de Sumar (12,3 %, à égalité avec Vox, le parti d’extrême droite), « Podemos a sorti la calculette et regardé combien ils avaient de dette, et combien ils auraient de revenus grâce à leurs élus. Ils ont constaté que c’était viable de rompre avec Sumar », assure le journaliste Guillem Martín. Depuis, le parti s’est présenté aux trois élections régionales de ces derniers mois face à Sumar, mais n’a obtenu aucun siège.

« Cette compétition permet à Podemos de subsister, mais rend la tâche difficile à Sumar. Ce n’est peut-être pas tant la manière dont Sumar a été accueilli que les tensions entre Yolanda Díaz et le cercle de Pablo Iglesias qui font potentiellement fuir les électeurs », estime le politologue Jaime Ferri Durá. Dans le même temps, le parti d’extrême droite espagnol Vox est crédité d’autour de 10 % d’intentions de vote pour le scrutin de dimanche. Il pourrait avoir 6 élus au Parlement européen, contre 4 aujourd’hui.

Photo de une : Yolanda Díaz, ministre du Travail, devant, Estrella Galán, tête de liste de Sumar aux Européennes, lors d’un meeting le 2 juin à Séville/©Alban Elkaïm.