Droit de manifester

Nouveau camouflet pour Darmanin : le Conseil d’Etat suspend la dissolution d’un groupe antifasciste

Droit de manifester

par Pierre Jequier-Zalc

Le Conseil d’État a suspendu lundi 16 mai le décret de dissolution du groupe antifasciste lyonnais GALE. Lors de l’audience, les avocats ont démontré le flou des accusations et l’atteinte aux libertés fondamentales que cette dissolution engendrait.

« D’un point de vue des libertés publiques, cet article est beaucoup trop souple. Si on l’interprète comme le ministère de l’Intérieur est en train de le faire, s’en est tout simplement fini du droit de manifester ». Cet article, dont parle l’avocat au Conseil d’État Antoine Lyon-Caen, représentant le Groupe antifasciste Lyon et environs (GALE), menacé de dissolution par Gérald Darmanin, c’est le premier alinéa de l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure.

Il prévoit les motifs de dissolution administrative d’association et de groupement de fait, et a été modifié par la loi séparatisme, promulguée en août 2021. Dans sa version antérieure, il prévoyait de pouvoir dissoudre les groupes « qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ». Désormais il est possible pour le ministère de l’appliquer pour ceux « qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ».

En décidant de dissoudre le GALE le 30 mars dernier, le gouvernement s’est uniquement basé sur cette modification, une première depuis le passage de la loi. C’est aussi la première fois depuis 40 ans qu’un groupe d’extrême-gauche serait dissous. Pour contester cette décision, le GALE, par l’intermédiaire de ses avocats Olivier Forray et Agnès Bouquin, a déposé début avril un référé liberté auprès du conseil d’État. Le but : suspendre ce décret et créer un précédent pour éviter à l’avenir un usage jugé excessif de cet article.

« Je suis stupéfait de l’imprécision dont fait preuve le ministère »

Dans une salle d’audience imposante, les trois griefs faits au groupe antifasciste lyonnais ont donc été abordés devant les juges des référés du Conseil d’État le 11 mai. Avec des stratégies bien distinctes de part et d’autres. D’un côté, la directrice des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’Intérieur, Pascale Léglise, justifie cette dissolution par l’accumulation de faits présentés comme des agissements violents ou des provocations à la violence et à la haine contre les forces de l’ordre et l’extrême-droite.

En face, les avocats du GALE et Axel F., présenté par le ministère comme le leader du groupe essaient de démonter, point par point, les faits reprochés. « Je suis stupéfait de l’imprécision dont fait preuve le ministère. Si on vérifie chacun des faits, à chaque fois on se retrouve sur une contrevérité », assène l’un des avocats du groupe, Olivier Forray. L’avis des défenseurs du GALE été suivi par le Conseil d’État, qui a estimé dans une décision rendue le 16 mai que « les éléments avancés par le ministre de l’Intérieur ne permettent pas de démontrer que la GALE a incité à commettre des actions violentes et troublé gravement l’ordre public ».

« Le Gale inscrit sa stratégie dans la récurrence d’actions violentes », avançait le décret de dissolution, qui listait ensuite les rassemblements, manifestations ou actions durant lesquelles le GALE ou ses membres supposés auraient commis des violences.

Un rassemblement contre une manifestation d’un groupuscule d’extrême-droite en octobre 2017 est par exemple pointé du doigt. « En marge de la manifestation, on a trouvé des marteaux, des bombes de peinture, des gants coqués et le mot d’ordre était de marcher de manière déterminée sans faire marche arrière. Donc on considère que c’est une provocation à la violence, c’est un appel à l’affrontement », affirme le ministère de l’Intérieur.

« Alex F. était interdit de manifestation ce jour-là, donc il n’était pas présent. Aucun membre supposé du GALE n’a été interpellé ou condamné à la suite de cet évènement. Et l’appel à ce rassemblement n’émanait pas du Gale mais du NPA [Nouveau parti anticapitalisme] », rétorque les avocats du groupe antifasciste. Antoine Lyon-Caen enfonce le clou : « Quand je vous écoute, je suis très inquiet. Forcément il faut de la détermination pour manifester. Si à chaque fois qu’on est déterminé on tombe sous le coup de cet article L212-1, c’est très inquiétant… »

ACAB, un outrage ou une « invention subtile » ?

Au fil des faits reprochés au GALE, le ministère n’arrive presque jamais à les prouver. La seule violence avérée est un affrontement avec des militants du groupe d’extrême-droite Civitas, qui avaient infiltré une manifestation anti-passe sanitaire. Malgré l’absence de plainte, sept militants antifascistes sont poursuivis pour cette confrontation. Quatre d’entre ont été placés en détention provisoire pour ces faits puis simplement condamnés à une amende de 4e classe (135 euros). « Mon client a reconnu qu’il avait mis une claque et a été condamné par une simple contravention. Voilà de quoi nous parlons aujourd’hui », souligne Olivier Forray.

Les débats se concentrent ensuite sur le deuxième grief, les « invectives et les appels à la haine contre les forces de l’ordre ». Là encore, les faits allégués par le ministère de l’Intérieur se délitent. À titre d’exemple, ce dialogue tournant autour d’un post Facebook du GALE où les auteurs racontent le déroulé d’une manifestation, écrivant entre autre que « la première bataille commence et une pluie d’œufs et de peinture rose s’abat sur les flics (…) la BAC [brigade anti-criminalité] repart en courant sous une pluie de bouteilles et de pavé ». Avant de conclure en souhaitant à leur lecteur un « joyeux ACAB day ».

« Alex F. : « Le post est un récit de ce qu’il s’est passé. Les faits s’étaient déjà déroulés. C’est fait avec une pointe d’humour et des slogans historiques dans le milieu de la gauche radicale. »

Ministère de l’intérieur  : « Le sigle ACAB, qui veut dire all cops are bastards (tous les flics sont des bâtards), a une signification particulière. C’est un outrage et une incitation à la haine contre les policiers. Le fait de se féliciter de ces actions les légitime et constitue une incitation à se réjouir et à les réitérer. »

Antoine Lyon-Caen : « Le post est humoristique. ACAB ce n’est pas une injure. Initialement, ça fait état de l’origine populaire des policiers. La formule aux États-Unis n’a rien d’injurieux, elle a été inventée pour marquer la tension qui existe au sein de la police d’être né dans les milieux populaires et d’intervenir dans ces mêmes milieux. C’est ça la bâtardise initiale. Pourquoi la police prend-elle toujours négativement une invention subtile ? »

Sur les publications faites sur les réseaux sociaux du groupe, la décision du Conseil d’État est claire : « Les juges des référés observent que les publications du groupement sur ses réseaux sociaux ne peuvent être regardées à elles seules comme une légitimation du recours à la violence. Si le groupement tient des propos radicaux et parfois brutaux, ou relaie avec une complaisance contestable les informations sur les violences contre les forces de l’ordre, on ne peut considérer que le groupement ait appelé à commettre des actions violentes ».

« On ne peut pas reprocher à un organisateur de festival de ne pas avoir censuré "tout le monde déteste la police" »

Quelques secondes plus tard, même type d’échanges sur l’Antifa Fest, un festival de musique qui avait créé la polémique à droite et à l’extrême droite en décembre 2021. En cause, la présence de drapeaux siglés « ACAB » et le slogan « tout le monde déteste la police » entonné sur scène par un groupe de rap.

Alex F. : « Il est vrai que je fais partie de l’association – déclarée en préfecture - qui organise ce festival. J’ai l’impression qu’on ne peut plus critiquer la police sur une scène musicale, on ne peut plus blasphémer la police et la justice. À l’époque, Georges Brassens le faisait par exemple. Il n’y a jamais eu de problèmes à ce festival organisé depuis 2013. »

Ministère de l’intérieur : « Je ne me laisserai pas entraîner sur le terrain de la liberté d’expression. Évidemment qu’on peut critiquer la police et la justice mais pas quand on légitime les actions violentes. C’est un ensemble, chaque fait n’est pas l’objet d’une provocation. Mais la manœuvre générale du GALE c’est de dire : à bas l’état fasciste et youpi c’est très bien qu’on s’en prenne à la police et allez-y, allez-y encore ! C’est ça qui est critiquable. »

Antoine Lyon-Caen : « Lorsque le Conseil d’État a fait une analyse détaillée de la loi séparatisme, il a validé le texte mais a précisé qu’il appelait à des motifs précis. On ne peut pas juste dire : il y a une espèce d’atmosphère. Je pense que tout ce qui justifie la dissolution doit être des faits précis. Là ce n’est pas le cas. Au festival, il n’y a aucune provocation. Il faut accepter que les artistes soient appelés à dire des choses désagréables pour le pouvoir. On ne peut pas reprocher à un organisateur de festival de ne pas avoir censuré "tout le monde déteste la police". Il faut que le ministère de l’intérieur accepte que ce débat ait lieu. »

« L’outrecuidance de qualifier de nazi ceux qui sont ouvertement nazis »

Ces dialogues illustrent parfaitement la teneur des débats qui se sont essentiellement concentrés sur la vision que le GALE a de la police. « On navigue d’un fait à l’autre et le ministère essaie de créer un lien, une perspective entre eux alors qu’il n’y en a pas. Le but est de critiquer, notamment la police, dans le cadre de la liberté d’expression. Ce que font d’ailleurs des syndicats de police à l’encontre de la justice », ironise Olivier Forray, faisant notamment référence à la manifestation organisée par le syndicat de police Alliance pour « la présomption de légitime défense ».

Le dernier grief, les appels et la légitimation du recours à la violence contre les mouvements d’extrême-droite, est finalement assez peu abordé. Seul des graffitis « Morts aux nazis » dans un local d’un groupuscule d’extrême-droite est débattu. Ce qui donne d’ailleurs lieu à un échange assez lunaire.

« Olivier Forray : « Ce mot, "nazi", a été apposé dans ce local pour des raisons claires et limpides. Nous sommes en train de débattre de la privation de la liberté d’expression de la GALE parce qu’elle a l’outrecuidance de qualifier de nazi ceux qui sont ouvertement nazis. Peut-on priver de liberté un groupe et des gens pour cela ? Donc le GALE et ses avocats assument cette action. »

Ministère de l’intérieur : « Quand bien même ils seraient nazis, il y a des armes légales pour lutter contre cela. Dans l’histoire, il y a eu d’autres stigmatisations de personnes sous couvert de justification. En stigmatisant une personne, quelque soit son pedigree, on légitime les violences contre cette personne. On appelle à une vendetta juste parce que le GALE saurait qui est bien et qui est mal. »

Alex F. : « Apparemment on ne peut pas stigmatiser les nazis… »

À la suite de cette audience, le Conseil d’État a donc jugé que le décret de dissolution du groupe représentait une « atteinte grave et manifestement illégale aux libertés d’association, de réunion, d’expression et d’opinion » . Il l’a donc suspendu, dans l’attente d’une procédure sur le fond qui devrait intervenir dans plusieurs mois. « La GALE ressurgit (...), on ne dissout pas une révolte qui gronde », a réagi sur Twitter le groupe antifasciste lyonnais qui, avant la décision, n’avait plus le droit d’utiliser ses réseaux sociaux.

« Le dossier était vide mais on n’avait pas l’expérience de cette instance donc on est vraiment content et contente. C’est une victoire collective, de nos avocats, de nos soutiens. Après, ce n’est qu’une étape, la lutte continue », confient à Basta! des sympathisants du GALE qui annoncent qu’ils vont reprendre « le travail de veille contre les violences de l’extrême-droite et de la police ainsi que les relais de divers appels à solidarité » sur leurs réseaux sociaux.

Cette décision de la plus haute juridiction administrative intervient quelques jours seulement après une autre suspension : celle des dissolutions de deux collectifs pro-palestiniens, Comité Action Palestine et Palestine Vaincra. Si cette décision se basait sur d’autres arguments juridiques, pour le gouvernement, c’est le deuxième camouflet en quelques jours. Qui prouve que l’usage de cet article controversé s’appuie parfois plus sur des objectifs politiques que sur des arguments juridiques.

Pierre Jequier-Zalc
Photo de Une : le GALE