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« Le principe d’hospitalité consiste à accueillir dignement les exilés au lieu de les condamner à l’errance »

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par Rachel Knaebel

Face aux violations meurtrières des droits humains des exilés au frontières française et européennes, la juriste Marie Laure Morin propose de faire du principe d’hospitalité un droit fondamental. Entretien.

 basta!  : Actuellement, le droit international consacre le droit d’émigrer, de quitter son pays, mais pas celui d’immigrer ailleurs ?

Marie Laure Morin : Dans la Déclaration universelle des droits humains de 1948, l’article 13 consacre le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. C’est le droit d’émigrer, une liberté de circulation restreinte. La liberté de circulation et d’installation non restreinte n’a en revanche jamais existé dans une convention internationale. La question de l’accueil est différente de celle d’avoir la liberté ou non de s’installer où l’on veut. L’accueil touche au respect des droits fondamentaux des personnes pendant tout leur parcours migratoire.

Marie Laure Morin
Marie Laure Morin
Marie Laure Morin est juriste, ancienne directrice de recherche au CNRS et ex-conseillère à la Cour de cassation en service extraordinaire. Pendant dix ans, elle a été bénévole à la Cimade, association d’accompagnement des migrants. Elle est aujourd’hui déléguée bénévole de la Défenseure des droits, et a publié aux éditions Syllepses Faire de l’étranger un hôte.
©DR

L’hospitalité n’a jamais été un principe juridique fondamental, dans aucun pays. Les mouvements migratoires tels que ceux qu’on connaît aujourd’hui sont relativement nouveaux. Jusqu’au 19e siècle, les mouvements migratoires étaient plutôt restreints à des mouvements de proximité. En France, par exemple, les Bretons sont venus à Paris. Les premiers travailleurs étrangers qui sont arrivés en nombre en France, c’était au début du 20e siècle. C’est à ce moment-là qu’on a créé le système de l’autorisation de travail. Ensuite, il y a eu des mouvements de population à l’intérieur de l’Europe plus importants dans les années 1920. Il s’est alors créé au niveau international le passeport Nansen [1], qui était le premier système pour des réfugiés au sens moderne du terme. Le contrôle de la main-d’œuvre étrangère date en France de décrets de 1936.

Les contrôles des migrations se sont-ils réellement durcis ces dernières années ?

Le contrôle des frontières de l’espace européen s’est considérablement durci à partir des années 2000. La convention de Schengen a été adoptée en 1985 et est entrée en vigueur en 1995. À partir du moment où elle a été mise en œuvre, la surveillance des frontières extérieures de Schengen a été placée dans le portefeuille de la sécurité intérieure, et non pas dans le paquet de politique étrangère. L’immigration en Europe est ainsi devenue une affaire de police.

Au début des années 2000, les pays européens ont très vite essayé de restreindre l’immigration. Cela s’est accéléré après septembre 2001. En même temps qu’on mettait en place la liberté de circulation pour les Européens à l’intérieur de l’espace Schengen, on entravait l’arrivée des migrants. Cela s’est même étendu à l’intérieur de l’espace européen après 2015. Les pays ont eu l’autorisation de fermer leurs frontières intérieures, par exemple entre la France et l’Italie. On a remis en place des contrôles à ces frontières. Le maintien de ces contrôles est, depuis, réactivé tous les six mois. La Cour de justice de l’Union européenne vient de rappeler qu’on ne peut pas renouveler cela automatiquement, qu’il faut à chaque fois un motif nouveau. La France continue quand même. Tout ce qui se passe à la frontière italienne, au col de l’Échelle, vient de là, de cette réactivation des frontières intérieures à l’espace européen. Depuis les années 2000 et la création de la police des frontières européennes, Frontex, on a un double mouvement de renforcement des frontières extérieures de l’Europe et de réactivation des frontières intérieures.

Face à cette situation, pourquoi faut-il, selon vous, faire de l’hospitalité un droit universel ?

Quand j’étais bénévole à la Cimade (association d’aide aux exilés), je me suis rendue compte que les droits fondamentaux des migrants étaient violés tous les jours et que personne ne disait rien. Il y a des recours à la Cour européenne des droits humains, mais ça ne change rien. J’ai pensé que faire de l’hospitalité un droit était une réponse à ce problème. Je ne l’ai pas inventé seule. J’ai trouvé cette idée chez Mireille Delmas-Marty, une très grande juriste internationaliste décédée récemment [2]. Elle avait publié un livre intitulé Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation (en 2016), dans lequel elle soulignait les dangers auxquels faisait face notre planète avec la mondialisation. Sur l’immigration, elle écrivait que les pays sont pris entre la liberté de circulation d’un côté, et de l’autre des préoccupations de sécurité qui les poussaient à fermer les frontières. Elle écrivait qu’entre les deux, il faut instaurer l’hospitalité pour rééquilibrer. Mireille Delmas-Marty a repris cette idée au moment de la négociation du Pacte mondial sur les migrations de l’ONU, le pacte de Marrakech. Elle a alors publié une tribune pour « faire de l’hospitalité un principe juridique effectif ».

Ce droit à l’hospitalité est-il revendiqué aujourd’hui et par qui ?

Pas aujourd’hui. La première qui a effectivement revendiqué ce droit, est Mirelle Delmas-Marty. À l’université new-yorkaise de Columbia, une équipe de chercheurs travaille sur une convention internationale qui serait fondée sur l’hospitalité. Des chercheurs développent aussi un Groupe international d’experts sur les migrations (GIEM), basé sur le modèle du Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Il existe également beaucoup de mouvement locaux, de pratiques d’accueil de villes qui utilisent parfois le terme d’hospitalité. Par ailleurs, la question de l’hospitalisé a été travaillé du point de vue philosophique. La philosophe Catherine Colliot-Thélène, décédée en mai, avait publié en début d’année un ouvrage qui traite du devoir d’hospitalité [3]. Mon livre essaie de construire ce droit.

Comment serait-il concrètement possible d’ancrer ce droit à l’hospitalité dans le droit international ?

Il y a plusieurs niveaux. Si on veut que ce soit un droit universel, il faut un traité international, mais cela n’est pas pour demain. On peut cependant réfléchir autrement. Les évolutions sociales peuvent se cristalliser, à un moment, comme un droit. Sur le sujet, je pense que cela viendra surtout des initiatives locales de villes, qui mettront en pratique l’hospitalité avec la revendication plus vaste que ce soit inscrit dans un traité.

En France, un juge pourrait par exemple reconnaître ce principe. Dans mon livre, j’essaie aussi de montrer comment le principe d’hospitalité peut être rattaché au principe de fraternité. En 2018, le Conseil constitutionnel a tiré le principe de solidarité du principe de fraternité (à la suite d’une démarche de Cédric Herrou, qui aide des exilés dans la vallée de la Roya, et qui avait été condamné pour délit de solidarité, ndlr). Rien n’interdit de penser qu’un jour on pourra construire de la même manière le principe d’hospitalité. Au niveau européen, si un large mouvement émerge, on pourrait envisager une pétition citoyenne pour inscrire l’hospitalité dans la Convention européenne des droits humains. Ce n’est pas totalement illusoire. Pour arriver à reconnaître ce principe, il y a de multiples voies qui sont en réalité complémentaires.

Si l’hospitalité devenait un droit fondamental, que cela changerait-il concrètement dans la vie des exilés ?

Cela facilitera la circulation des personnes, leur accueil si les personnes veulent s’installer dans une autre pays que le leur, ce qui facilitera aussi leur intégration. La logique actuelle, c’est « Vous n’entrez pas ». On vous condamne à l’errance ou on vous place dans des camps de réfugiés. Le principe d’hospitalité consiste à reconnaître les personnes et à les accueillir dignement, ce qui permettra de garantir les droits fondamentaux des migrants. Il s’agit aussi de dire clairement qu’on ne peut pas fermer les frontières. Je fais en ce sens des propositions de réforme des visas. Il faut permettre aux gens d’entrer de manière régulière, et garantir l’accès au travail pour qu’ensuite l’intégration ne soit pas un problème. C’est assez simple finalement. Affirmer le principe d’hospitalité change complètement le regard sur les migrations, et donc l’application du droit des migrations.

Ce qu’il s’est passé en juin, la mort d’un homme sous des tirs de la police à la frontière italienne, est un exemple frappant. Quelqu’un est intégré en France, mais sans papier depuis 13 ans. Cela fait longtemps qu’on aurait dû lui en donner. Il essaie d’en chercher en Italie en espérant que cela sera plus facile là-bas, et il se fait tirer dessus à son retour. Toute la politique migratoire est aujourd’hui basée sur la sécurité. Si vous avez un principe d’hospitalité, vous serez obligés de regarder les questions de sécurité et d’ordre public proportionnellement à ce que l’hospitalité exige. Cela permet de contrebalancer la toute puissance de l’ordre public en prenant en considération aussi les droits fondamentaux des personnes migrantes.

Recueilli par Rachel Knaebel

En photo : un groupe d’exilés afghans dans un campement improvisé de tentes à Pantin (Seine-Saint-Denis) / © Valentina Camu

Notes

[1Certificat d’identité et de voyage créé à l’initiative de Fridtjof Nansen à la conférence intergouvernementale de juillet 1922 à Genève.

[2Professeure d’université, membre du Collège de France, Mireille Delmas-Marty est décédée le 12 février dernier.