Basta! : Quels enseignements tirez-vous de ce double scrutin, après les élections européennes suivies de ces élections législatives inattendues ?
Simon Audebert : On observe une hausse intéressante de la participation. On considère généralement les élections européennes comme un scrutin de « second ordre », c’est-à-dire d’importance moindre pour les électeurs. Mais avec près de 52% de participation cette fois-ci, les Européennes n’avaient jamais autant mobilisé les électeurs en France depuis 1994. L’abstention y a reculé de près de dix points par rapport aux scrutins de 2004, 2009 et 2014.
Après le scrutin européen de 2019, qui avait déjà connu une hausse sensible de la participation, il y a comme un intérêt renouvelé pour cette élection, qui apparaît comme une sorte de scrutin à mi-mandat pour le pouvoir en place. Ce qu’a confirmé à sa façon la décision de dissoudre l’Assemblée nationale.
Cela consacre la possibilité d’un vote « sanction » à l’égard du parti au gouvernement, comme on l’a vu également en Allemagne, par exemple : les Grünen (les Verts allemands) ont perdu beaucoup de voix et de sièges (-8,6%), très probablement en raison de leur participation à la coalition actuellement au pouvoir, à des postes clés.
En France, ce regain d’intérêt s’est confirmé dans la foulée avec les élections législatives, qui n’avaient plus connu un tel niveau de participation depuis la dernière dissolution, en 1997. On a vu un tas d’initiatives avec une forte mobilisation de la société civile, au niveau des syndicats et des associations notamment, qui ont certainement contribué à l’importance de cette mobilisation.
Est-ce que cela peut être le point de départ de nouvelles « carrières militantes », ou tout du moins d’un engagement plus prononcé dans le militantisme pour de nouvelles générations ? Il faudra attendre les résultats des premières recherches, mais c’est une hypothèse qui mérite d’être étudiée.
Le Nouveau Front populaire est arrivé en tête des législatives, mais doit-on considérer pour autant que la gauche est la gagnante de cette mobilisation ?
Ces estimations sont rendues compliquées par le mode de scrutin et le phénomène du barrage républicain, qui a favorisé les duels. Mais il apparait clairement qu’il y a eu également une forte mobilisation en faveur de l’extrême-droite. Le cas de la circonscription de François Ruffin est intéressant à cet égard : il a certes augmenté son nombre de voix par rapport à 2022 (17 850 votes, contre 15 081 en 2022), et pourtant, son résultat en pourcentage s’écrase (33,92 % des suffrages exprimés en 2024, contre 40,09% en 2022 au premier tour), en raison de la sur-mobilisation des électeurs du Rassemblement national, dont les voix augmentent encore plus.
Autrement dit, l’idée que la participation profiterait plutôt aux forces de gauche ne semble plus forcément se vérifier. Avec plus de neuf millions d’électeurs au premier tour des législatives, le RN affiche de toute façon un score historique. Cela aura aussi un impact financier qu’il ne faut pas sous-estimer : avec l’actuel mode de financement public des partis politiques, le parti de Marine Le Pen va considérablement augmenter ses recettes et devenir le parti le mieux financé. Ce qui compte pour préparer la suite.
Ces élections semblent également entériner la tripolarisation du paysage politique français…
Le schéma de répartition des sièges à l’Assemblée nationale est de ce point de vue assez éloquent. C’est la première fois qu’on y distingue à ce point trois pôles aussi nettement répartis, avec un rapport de force somme toute assez équivalent en nombre de députés, sans qu’aucun ne soit en mesure – et de loin ! – de former une majorité absolue.
L’idée d’une tripolarisation de la vie politique française n’est pas nouvelle, elle est discutée depuis plusieurs années – autour notamment des travaux en sciences politiques de Florent Gougou ou Simon Persico – mais elle semble bel et bien se renforcer, au fil des scrutins, à mesure que la percée du RN se confirme. Jamais, en tout cas, l’Assemblée nationale n’avait été aussi distinctement découpée en trois.
Comment définissez-vous ces trois blocs ?
En science politique, pour décrire l’arène électorale, on parlera plutôt de « pôles », qui se traduisent notamment à travers les valeurs dans lesquelles se reconnaissent leur électorat. Je m’appuie pour cela sur différents travaux qui analysent ces pôles autour des thèmes et valeurs qui les caractérisent, à partir d’enquêtes menées auprès de leurs électeurs.
On distingue donc un pôle dit « conservateur-identitaire », incarné aujourd’hui par le Rassemblement national et Reconquête sur la scène électorale, qui se définit par son opposition à la mondialisation, son hostilité vis-à-vis de l’immigration et son attrait pour des attitudes autoritaires. On trouve parmi cet électorat une vraie défiance à l’égard de la démocratie, on y assume un certain goût pour l’ordre et une parole souvent xénophobe.
Il y a ensuite le pôle « libéral-mondialisateur », marqué par la volonté de poursuivre la mondialisation et tout particulièrement le libéralisme économique – cela rassemble aujourd’hui le parti présidentiel et ses alliés, dont une partie des Républicains, que l’on trouve aujourd’hui écartelé entre ces deux premiers pôles. Enfin, le pôle de la gauche écosocialiste, qui ne s’oppose pas tant à la mondialisation en tant que telle, qu’à ses conséquences sociales et environnementales, représenté aujourd’hui principalement par les forces du Nouveau Front populaire.
Mais ce dernier pôle peut-il seulement être considéré d’un seul tenant ? Lorsqu’on voit les dissensions actuelles au sein du NFP, notamment autour des négociations pour désigner son candidat à Matignon, on peut être tenté de croire au discours des deux gauches irréconciliables…
Si l’on raisonne en termes d’espace électoral, puisque c’est ainsi que nous l’analysons, la réponse est oui. Ces partis de gauche partagent des segments importants de leur électorat, qui s’orientera différemment vers une formation puis vers une autre suivant les enjeux de l’élection, suivant la candidature et suivant le mode de scrutin. La désaffiliation partisane est un phénomène observé depuis longtemps, mais qui devient extrêmement important aujourd’hui.
On ne vote plus pour le même parti toute sa vie, comme ça pouvait être le cas auparavant. On base plutôt son engagement autour de grandes causes : quelle est celle qui nous semble la plus importante, quel est celui ou celle qui l’incarne le mieux, et avec quelle dynamique au moment de l’élection ? C’est une grille de lecture qui permet de mieux comprendre les motivations du vote, et les déplacements des électorats.
Et au sein du NFP, de fait, les électeurs se baladent pas mal, les dernières européennes en fournissent un bon exemple : une grande partie des personnes qui avaient voté pour Europe écologie-les Verts en 2019 ont probablement basculé vers la candidature de Raphaël Glucksmann, et dans une moindre mesure vers La France insoumise, qui ont tous deux augmenté leur score.
C’est aussi certainement ce qui explique le succès du Nouveau Front populaire aux législatives : pour la majeure partie de cet électorat, il n’y a pas fondamentalement de positions irréconciliables entre tous ces partis, ce qui les amène à voter pour le candidat de la coalition quel que soit son parti.
Les élections législatives ont donné l’impression de confirmer des grands ancrages territoriaux, à l’image du pourtour méditerranéen qui semble être un bastion désormais acquis au vote RN, à l’inverse des grandes métropoles, où l’on vote majoritairement à gauche. Ces pôles se distinguent-ils donc également par des facteurs géographiques ?
Il y a des territoires qui sont historiquement marqués, et les législatives n’ont pas révélé de surprises majeures à ce sujet. On est plutôt dans une prolongation de tendances déjà observées, notamment avec la progression du RN, qui s’affirme ainsi dans de nouveaux territoires, comme la Bretagne par exemple.
Mais il ne faut pas pour autant croire que toutes les grandes villes votent à gauche d’une seule voix, il n’y a qu’à regarder les résultats de Nice, Toulon ou Le Havre, entre autres, où le Rassemblement national est arrivé en tête aux élections européennes. De même que les territoires ruraux ne sont certainement pas tous homogènes, pas plus qu’ils ne seraient tous acquis au Rassemblement national, il existe également différents types d’urbanités, avec des situations socio-économiques différentes et donc, des différences de vote.
Pour résumer, les grandes métropoles régionales, dynamiques et souvent bien insérées dans la mondialisation, ont un vote bien plus ancré à gauche, tandis que l’électorat RN s’exprime plus fortement dans les anciennes villes au passé plus industriel. Mais de manière générale, je me méfie des analyses trop territoriales : à mon sens, il faut se garder d’essentialiser le vote.
C’est-à-dire ?
Ce n’est pas parce qu’on habite à tel endroit qu’on votera de telle façon, il n’y a pas par essence des « valeurs » attachées à un territoire qui orienteraient nos choix. Le vote reste avant tout déterminé par des facteurs socio-économiques – le niveau de diplôme, le genre, le revenu, etc. – qui déterminent souvent eux-mêmes l’endroit où on habite. Il ne faut donc pas chercher à expliquer le vote par le lieu d’habitation, mais plutôt prendre celui-ci comme un révélateur de situations sociales.
Les personnes habitent là parce qu’elles en ont les moyens, ou parce qu’elles n’ont pas les moyens d’habiter ailleurs – on ne choisit pas toujours où on habite... Cela se combine ensuite à d’autres facteurs, souvent liés aux modes de socialisation sur le territoire : il y a des effets de voisinage, une certaine circulation des idées, et tout un tissu de relations sociales qui se noue de manière différenciée selon les caractéristiques du lieu.
Dans certains territoires ruraux, comme le décrit le sociologue Benoît Coquard, la sociabilité s’organise plus souvent dans les espaces privés, aux domiciles des proches. Le poids de l’interconnaissance peut y être plus fort, et lorsque le Rassemblement national y devient majoritaire auprès des relais d’opinions locaux, il est aussi plus difficile de s’en démarquer, par exemple.
Chaque scrutin semble l’occasion de raviver le spectre d’une grande « fracture territoriale » entre les villes et les campagnes. Qu’en pensez-vous ?
Cette théorie souffre mal de l’épreuve des résultats. On voit bien qu’il n’y a pas un vote aussi homogène qu’on veut bien le présenter, que ce soit dans les grandes villes comme dans les espaces périurbains ou ruraux. D’importantes divisions politiques traversent ces territoires, et c’est essentiel de les considérer de façon plurielle.
Ce discours d’une grande « fracture » ne porte pas seulement une vision pessimiste, il y a aussi quelque chose de potentiellement normatif ou prescriptif qui me paraît dangereux : on sait que l’un des prédicteurs importants du vote d’extrême-droite, aujourd’hui, c’est ce sentiment de déclassement, cette impression d’être des laissés-pour-compte, cette insatisfaction par rapport à sa situation, qu’on juge moins bonne que celle de son voisin ou de la génération d’avant.
De plus en plus de travaux analysent ce rôle du ressentiment comme un ressort puissant du vote RN, et cette approche en termes de « fracture », loin de s’appuyer sur des faits vérifiés, me paraît nourrir toute cette défiance. L’idée d’une France rurale un peu figée, qui serait homogène politiquement, économiquement et socialement, c’est une image d’Épinal qui sert volontiers les discours de l’extrême droite.
Il y a de nombreuses différences entre un ex-bassin minier avec un fort taux de chômage, une station de ski dans les Alpes, un village sur le littoral breton ou une zone agricole, en grande culture. Ces territoires ruraux sont hétérogènes, et donc soumis à des enjeux socio-économiques très différents, qui produisent des votes tout aussi divers.
Le Nouveau Front populaire a aussi des réussites dans des territoires ruraux, à l’image du Sud-ouest, du long de l’arc alpin ou de la façade atlantique, et c’est important de le rappeler. Prenez les Hautes-Alpes, un département très intéressant à observer, parmi les plus ruraux de France, avec un très fort niveau de dépendance à la voiture. Les deux circonscriptions ont accouché d’un duel entre le RN et le Nouveau Front populaire. Le NFP a finalement emporté les deux.
Dans une note que vous avez co-écrite pour la Fondation de l’écologie politique pendant la campagne des législatives, vous expliquez que le duel entre le NFP et le RN allait plus particulièrement se cristalliser dans le périurbain. Cela s’est-il confirmé ?
Oui, les circonscriptions ont effectivement eu lieu dans des territoires avec une part importante de population vivant dans le périurbain. Cette géographie coïncide en partie avec ce que l’on pourrait appeler la France des Gilets jaunes, ce sont par exemple des territoires avec une plus forte dépendance à la voiture – dans ces circonscriptions, 75% des actifs vont travailler en voiture, quand la moyenne dans les circonscriptions gagnées par la Nupes en 2022 n’était que de 60%.
L’enjeu est important, car on constate que les territoires qui basculent en faveur d’un vote RN en reviennent très peu, celui-ci reste stable et majoritaire. Pour freiner la progression du RN, il est donc essentiel d’identifier les circonscriptions où se jouent ces affrontements pour y penser un contre-discours à celui que porte l’extrême droite.
La capacité du Nouveau Front populaire à freiner la montée du RN dépendra donc notamment de sa capacité à mener campagne depuis et pour ces territoires. Dans notre précédente étude « L’écologie depuis les ronds-points », nous développions avec la Fondation de l’écologie politique l’idée qu’il y a un enjeu à mieux penser la réparabilité des voitures, par exemple.
C’est aujourd’hui une dépendance qui a un coût extrêmement important pour les ménages, à une période où les budgets sont de plus en plus contraints. Car avec des voitures de plus en plus électroniques, qui nécessite un tas d’instruments de plus en plus sophistiqués pour pouvoir déverrouiller le système et intervenir dessus, il est désormais très difficile de réparer soi-même sa voiture.
Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais révélateur d’un des enjeux majeurs pour le NFP dans ces territoires périurbains pour les années à venir : parvenir à déplacer certaines priorités programmatiques, autour des problématiques qui touchent particulièrement ces habitants.
Propos recueilli par Barnabé Binctin
Photo de une : À Marseille, le 7 juillet dernier, au soir du second tour des législatives anticipées/© Jean de Peña (Collectif à vifs)