Comment les gouvernements successifs éliminent les fermes depuis 70 ans

par Sophie Chapelle

Derrière l’immense plan social qui frappe les petites et moyennes fermes, s’accumulent des décisions politiques en cogestion avec le syndicat agricole majoritaire. Les récentes déclarations de la FNSEA confirment la volonté d’écarter les plus faibles.

Voici l’édito de notre newsletter On en Agro !, par Sophie Chapelle. Pour la découvrir en intégralité et pour la recevoir gratuitement, c’est par là.

Entre 100 et 200 fermes disparaissent chaque semaine en France ! Et le rythme de ces cessations d’activité devrait s’accélérer, avec l’aval de la FNSEA, pourtant censée défendre les paysans. « On a un certain nombre de collègues qui sont dans des situations inextricables. C’est la raison pour laquelle j’ai assumé de dire que certains d’entre eux devraient être accompagnés [vers la cessation d’activité] », a ainsi déclaré Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, lors du congrès du syndicat agricole majoritaire le 28 mars dernier.

De quoi indigner l’association Solidarité paysans, qui accompagne les agricultrices et agriculteurs en difficultés. « La FNSEA assume désormais publiquement de sinistrer des territoires entiers, de restructurer au profit d’agrandissement et de concentration des moyens de production. Pourquoi ne pas tout faire pour favoriser le maintien de ces exploitations ? »

Des solutions existent pourtant : 70 % des agricultrices et agriculteurs accompagnés par l’association parviennent à sauver leur ferme. Déjouant les pronostics des banques et de la profession comme des chambres d’agriculture, ils contribuent au dynamisme des territoires ruraux et maintiennent une activité économique locale. Mais ce n’est visiblement pas la voie que souhaitent emprunter la FNSEA et le gouvernement. Ce dernier n’a retenu aucune des cinquante mesures identifiées par Solidarité paysans pour faciliter le redressement des exploitations.

« Processus d’élimination des plus faibles »

Cet immense plan social puise ses racines dans la modernisation de l’agriculture. Si le nombre de paysans a commencé à baisser au début du 20e siècle, il s’effondre littéralement après la Seconde Guerre mondiale. Plus de quatre actifs sur cinq ont quitté le travail agricole entre 1954 et 1994, soit en seulement quatre décennies. La priorité donnée à la modernisation et à l’agrandissement foncier est poussée dès les années cinquante par le CNJA – section des jeunes de la Confédération générale de l’agriculture, devenue une composante de la FNSEA.

En 1960, la première loi d’orientation agricole crée les Safer – Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural – afin d’intervenir sur le foncier et favoriser un agrandissement rapide des fermes. L’article 7 de cette loi prévoit même que le ministère détermine une superficie par rapport au nombre de personnes travaillant sur la ferme afin de permettre « une utilisation rationnelle des capitaux et des techniques ». Le gouvernement dessine donc dès cette époque la ferme « type ». Le Crédit Agricole obtient au même moment le monopole de prêts bonifiés et « super-bonifiés » pour favoriser les exploitations de taille moyenne.

Une indemnité viagère de départ (IVD) est aussi mise en place en 1962. Cette rente annuelle est versée aux vieux agriculteurs acceptant d’abandonner leurs terres à des exploitants plus jeunes, à la condition que cette cession favorise une certaine concentration des terres. L’IVD est « la mesure la plus efficace » utilisée pour « accentuer le processus d’élimination des plus faibles » souligne le chercheur Pierre Bourlier. « Elle a permis, en quelques années, de libérer 8 500 000 hectares, soit le quart de la surface agricole utile, attribuée à plus de 500 000 agriculteurs. »

« Saignée paysanne »

Une superficie minimum d’installation est aussi instaurée en 1962 dans le Code rural, seuil en dessous duquel la reprise de terrain n’est pas autorisée [1]. La « saignée paysanne », terme emprunté à la coopérative L’Atelier paysan, n’est toutefois pas assez rapide pour certains représentants politiques. Sicco Mansholt, commissaire européen à l’agriculture, déclare en 1972 que les paysans sont encore trop nombreux. « Sachant que les techniques modernes permettent à un homme de cultiver au moins 30 à 40 hectares de terres arables ou d’élever au moins 40 vaches laitières, nous pouvons considérer que 80 % des exploitations sont à coup sûr trop petites pour occuper rationnellement un homme. »

Le programme « Agriculture 1980 » va ainsi chercher à réduire de moitié le nombre de paysans dans la communauté économique européenne entre 1970 et 1980, rappelle L’Atelier paysan dans sa publication Observations sur les technologies agricoles.

En 2020, il ne restait que 496 000 chefs d’exploitation, coexploitants et associés actifs. C’est encore trop semble-t-il puisqu’ en 2024, celles et ceux en difficulté se voient pousser vers la sortie. « Les agriculteurs les plus en difficultés continuent d’être exclus des mesures bancaires annoncées depuis le début de l’année » alerte Solidarité paysans. Alors que nombre de paysans et paysannes peinent à payer leurs cotisations, la durée des échéanciers de la Mutualité sociale agricole (MSA) ne peut plus excéder trois ans, à quelques rares exceptions, alors que de la souplesse avait été introduite en 2023.

Le journaliste Fabrice Nicolino confiait à juste titre en 2015, lors de la publication de son livre Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture (éditions Les Échappés) : « La FNSEA est l’un des rares syndicats qui militent pour la disparition de ses membres. » Précisons : en cogestion avec le gouvernement.

Sophie Chapelle

photo de Une : L’équipe de Solidarité paysans se plonge dans la comptabilité de la personne accompagnée – reportage en octobre 2022. Crédit : Sophie Chapelle

Notes

[1Il faudra attendre une loi de 2014 pour que la Surface minimale à l’installation (SMI) soit remplacée par l’Activité minimale d’assujettissement (AMA) pour l’accès au statut d’agriculteur.