Basta! : Les pesticides, aujourd’hui considérés comme à l’origine d’une pollution majeure, ont d’abord été considérés comme une sorte de miracle. Pouvez-vous nous raconter pourquoi ?
François Dedieu : À la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, les besoins pour nourrir les populations française et européenne sont considérables. Apparaît alors une nouvelle technologie chimique : les pesticides agricoles, qui viennent de l’industrie de l’armement, et qui sont effectivement considérés comme miraculeux, car peu chers, très efficaces, et permettant un gain de temps considérable.
Cette technologie était réellement vue comme d’une grande modernité à l’époque, puisqu’elle allait permettre de quitter le dur labeur des champs. Elle a accompagné tout le développement de l’agriculture intensive, jusqu’à aujourd’hui. Néanmoins, depuis les années 1990, le regard que l’on porte sur ces produits a changé de manière plutôt spectaculaire, puisque les pesticides sont aujourd’hui considérés comme un problème écologique majeur en France, en Europe et dans le monde.
Quelles sont les raisons de ce changement de regard ? Et y a-t-il une spécificité française ?
Le changement de regard arrive en fait très peu de temps après l’apparition des pesticides, dès les années 1960 avec la publication du livre de la biologiste américaine Rachel Carson, Printemps silencieux. C’est la première qui se penche sur cette question des effets des pesticides.
Elle constate deux choses : on retrouve des pesticides partout dans l’environnement, et ils ont des effets délétères. Elle s’aperçoit par exemple que l’épaisseur des œufs dans les zones de traitement est beaucoup plus fine et menace donc la survie des grands oiseaux. Rachel Carson va notamment dénoncer le DDT, grand pesticide organochloré de l’époque, et contribuer à son interdiction.
Aux États-Unis, la sortie de ce livre entraîne la naissance du mouvement environnemental, ainsi que celle des premières agences indépendantes d’évaluation des pesticides. En France, le livre a été très mal accueilli. Il y a eu une cabale sans nom organisée par le ministère de l’Agriculture et par l’administrateur civil Henri Siriez qui s’est débattu pour montrer que des travaux venant d’une femme, nécessairement hystérique, n’étaient pas sérieux et ne devaient par conséquent pas faire l’objet d’un intérêt particulier. Elle a été complètement décrédibilisée alors qu’aujourd’hui, 60 ans après, on voit à quel point ses travaux étaient pertinents.
Ensuite, on n’entend plus trop parler des pesticides en France, jusqu’aux années 1990, période à laquelle ils reviennent sur le devant de la scène par le biais de l’apiculture. Les apiculteurs dénoncent alors une classe d’insecticides très particulière, les néonicotinoïdes, qu’ils pensent être à l’origine du déclin des abeilles, et ils vont mettre 15 ans à faire reconnaître le problème.
Comme Rachel Carson en 1962, les apiculteurs vont être considérés comme peu sérieux, partisans, et donc peu dignes d’intérêt…
Tout à fait. Sur cette question des pesticides, chaque lanceur d’alerte est décrédibilisé au nom de la science, et accusé de travailler de manière peu rigoureuse scientifiquement. La science et la raison seraient du côté des industriels et des pouvoirs publics. Le discours qui nous est tenu aujourd’hui par le ministère de l’Agriculture et les agences d’évaluation c’est : « On a une batterie de tests toxicologiques impressionnante qui nous permettent de dire qu’un pesticide est dangereux ou pas. »
Or ce n’est pas le cas. Prenons l’exemple des néonicotinoïdes. On a reproché aux apiculteurs de ne pas avoir de démarche scientifique. On a reproché aux premiers scientifiques qui se sont penchés sur la question de ne pas l’être assez. Or, quatre ans, cinq ans, six ans plus tard, on s’aperçoit qu’effectivement, il existait un effet de désorientation des abeilles à une faible dose qu’ils soupçonnaient à la suite de leurs observations. Il ne s’agit pas de dire que les tests toxicologiques sont tous faux ou impartiaux, mais ils sont souvent réducteurs, ainsi que très prétentieux vis-à-vis des lanceurs d’alerte, à tort.
Cette stratégie qui consiste à jeter le discrédit sur des lanceurs d’alerte, et à instiller du doute sur les connaissances qui s’accumulent concernant la dangerosité d’un produit, a été mise au point par les industriels du tabac. Et reprise par ceux qui commercialisent les pesticides, avec la bénédiction des États…
Tout porte à croire que ces « stratégies du doute » mises en place par les marchands de tabac sont à l’œuvre dans le cas des pesticides. Ce qui se passe avec ces produits, c’est que la charge de la preuve est souvent difficile à apporter, car les pollutions sont d’origines multiples, c’est diffus.
La charge de la preuve repose donc sur des corrélations entre différents effets. La grande ruse des industriels du tabac, c’est de dire que la corrélation n’est pas la causalité et qu’il faut donc rechercher des causalités plus fines. Mais en essayant de trouver plusieurs causalités, on noie la causalité principale alors même qu’elle était connue dès le départ. L’historien des sciences américain Robert Proctor a démontré cette ruse dans son ouvrage sur les industriels du tabac, Golden holocaust. La conspiration des industriels du tabac.
Pour les pesticides – dont le bénéfice mondial annuel s’élève à 60 milliards d’euros – les industriels vont faire de même. Quand une molécule est remise en question, ils vont utiliser la science pour demander d’aller plus loin dans la recherche des causalités des effets constatés, pour voir si finalement le glyphosate, par exemple, est bien cancérigène.
Cela permet de retarder les choses d’une dizaine d’années pendant lesquelles on s’épuise à trouver ces causalités complémentaires et, par conséquent, on continue à utiliser ces pesticides. Il s’agit réellement de marchands de doute, qui utilisent la science contre elle-même pour leur seul bénéfice.
Vous ajoutez que ces manœuvres des industriels, doublées d’un lobbying intensif auprès des décideurs politiques, ne sont pas le seul problème, ni même le plus important. Pour vous, il faut aussi regarder du côté des processus d’homologation des pesticides. Pourquoi ?
Les industriels font clairement preuve de manœuvres coupables pour essayer d’orchestrer le doute sur la dangerosité des pesticides, et ainsi retarder leur interdiction. Mais le problème fondamental vient surtout de la manière dont on a conçu la toxicologie réglementaire. Il y a 75 ans, les pouvoirs publics ont dit aux industriels : « Si vous voulez développer vos produits, à vous de payer pour la recherche et développement. »
Il y a donc un choix délibéré des pouvoirs publics de travailler main dans la main avec les industriels pour pouvoir développer les tests de toxicologie, et les valeurs de référence de cette toxicologie. Il ne faut donc pas s’étonner si aujourd’hui le poids de la science produite par l’industrie est aussi important.
Ce qui est remarquable, c’est que les universitaires des champs scientifiques concernés (la toxicologie) sont en général d’accord avec les industriels. C’est normal, ils regardent les mêmes choses, se posent les mêmes questions et ne débattent jamais à propos des limites de la toxicologie réglementaire. Industriels, scientifiques et politiques prêtent à cette technologie des qualités quasi divinatoires alors qu’elle voit les choses de manière très limitée sur la santé et sur l’environnement notamment. Tout cela participe à la construction de l’ignorance et à l’illusion de la connaissance.
Pouvez-vous préciser en quoi la toxicologie réglementaire voit les choses de manière très limitée sur la santé et sur l’environnement ?
Comment se déroulent les processus d’homologation quand on a affaire à ce que j’appelle des savoirs inconfortables, c’est-à-dire des connaissances qui viennent contredire ce que l’on sait, ou pensait savoir sur tel ou tel produit ? On ne les prend pas réellement en compte. Ces savoirs sont dilués. Une étude publiée en mai 2022 par l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) et l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae), consacrée à l’impact des pesticides sur la biodiversité, montre que dans les processus d’homologation, des effets sont omis.
Par exemple, les effets indirects tels que la destruction des habitats qui viennent perturber toute la vie sauvage des vers de terre et des chauves-souris. Ou encore les effets des faibles doses, dont on sait que pour certains produits ils sont encore pires que ceux de doses plus élevées, etc. Tout cela, l’homologation ne le voit pas, mais on fait comme si on le voyait. Pourquoi ? Parce que cela arrange énormément de monde, aussi bien les industriels que les pouvoirs publics, et le modèle agricole en général, jusqu’aux consommateurs.
Parmi les zones aveugles des effets des pesticides, on pourrait aussi évoquer la santé des agriculteurs, gravement affectée par les pesticides et aujourd’hui largement documentée notamment par les reconnaissances du caractère professionnel de leurs maladies ?
Oui, tout à fait. Dans les zones aveugles des processus d’homologation, on compte un certain nombre d’effets sur la santé. Mais dans le système actuel, les pouvoirs publics considèrent que, une fois que l’on connaît certains effets délétères des pesticides, il suffit de reconnaître les maladies et que, ensuite, tout ira bien. On indemnise les personnes concernées, et c’est tout. On vient réparer le mal alors qu’il faudrait plutôt le prendre à la racine en interdisant les produits les plus dangereux.
Normalement, les industriels paient une taxe pour compenser tous ces coûts : maladie, pollutions de l’eau, etc. Mais est-ce que les montants de ces taxes correspondent au coût réel ? On peut en douter. Ce que je pense, c’est que ces coûts réels sont tellement vertigineux qu’ils sont invisibles.
L’idée que je défends est que la science à elle seule ne permettra pas de sortir de l’ignorance. Le nombre de substances chimiques actuellement en circulation est tellement important qu’il obstrue la recherche de causalité sur les effets des pesticides. Il est donc urgent de réduire ce nombre de pesticides, d’avoir une autre agriculture, et un autre mode de consommation.
Il s’agit d’aller complètement à rebours de ce qui est fait aujourd’hui, avec des exploitations toujours plus grandes, et une spécialisation qui ne cesse d’augmenter. Or, à partir d’une certaine échelle d’exploitation, les pesticides sont fondamentalement inscrits dans les manières de fonctionner et dans le modèle économique. Si on souhaite s’en débarrasser, il faut donc sortir de ce système-là.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Photo : ©Agir pour l’environnement