Actuellement, les livreurs, chauffeurs VTC et autres travailleurs ubérisés ont un statut d’indépendant. Pourtant, beaucoup ne travaillent pas du tout dans les conditions de l’indépendance : choix de ses horaires, de ses clients, de ses conditions de travail en général. Ils n’ont pas non plus les droits des employés, notamment au chômage, tandis que les plateformes ne cotisent pas pour leurs droits à la retraite.
Depuis 2019, Leïla Chaibi, députée européenne de La France insoumise (LFI), se bat au Parlement européen pour que ces travailleurs et travailleuses bénéficient d’un contrat de travail et de la protection sociale, comme tout salarié. Elle vient d’obtenir une victoire avec un vote en ce sens la semaine dernière. Entretien.
basta! : Depuis janvier des manifestations de masse se déroulent en France contre la réforme des retraites, qui pénaliserait les travailleurs – et particulièrement les travailleuses – en allongeant la durée de cotisation. Qu’en est-il des travailleurs ubérisés ?
Leïla Chaibi : Dans le débat, on parle beaucoup des problèmes de financement des retraites. Pour l’instant, avec le statut d’indépendant qu’elles imposent, les plateformes ne cotisent pas pour les retraites de leurs travailleurs.
Mais si on requalifiait en salariés tous ces travailleurs qui sont de manière erronée déclarés comme indépendants, cela ferait rentrer dans les caisses de la Sécurité sociale près d’un milliard de cotisations sociales. Ça permettrait ainsi de financer les retraites.
Dans cette perspective de requalification, le Parlement européen a voté le 2 février un texte qui définit sa position sur les droits des travailleurs des plateformes en Europe, en vue de négociations avec la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne pour adopter une directive. Que dit ce texte voté et pourquoi est-ce une victoire ?
Le Parlement s’est positionné sur la proposition faite par la Commission européenne en décembre 2021. La Commission y proposait la présomption de salariat, c’est-à-dire que, par défaut, tous les travailleurs des plateformes ont les mêmes droits que les salariés et ont un contrat de travail.
Mais la Commission avait mis dans sa proposition des critères au déclenchement de cette présomption de salariat. Le Parlement, lui, a décidé de tous les supprimer. Il y a une présomption générale, et, par défaut, tous ces travailleurs sont salariés.
Bien sûr, certaines plateformes ne font effectivement que de la mise en relation, comme Doctolib par exemple. Dans ce cas, c’est à la plateforme d’amener des preuves qu’elle fonctionne bien avec des indépendants et qu’elle ne les subordonne pas. Cette démarche est totalement inverse à la situation actuelle, où c’est le travailleur qui doit amener des preuves de sa subordination s’il veut demander une requalification de son statut devant un tribunal.
C’est donc une nouvelle étape décisive, mais le parcours législatif n’est pas fini. Il faut encore que le Conseil de l’Union européenne [qui réunit les gouvernements des pays membres de l’UE, ndlr] adopte une position. Ensuite que les négociations se fassent en trilogue [les trois institutions doivent trouver une position commune, ndlr], puis on peut espérer voir la directive adoptée. Enfin, les États membres auront deux ans pour la transposer en loi nationale.
Avez-vous rencontré des difficultés à faire adopter cette position ?
C’est un accord qui a nécessité de longs mois de négociations, qui n’a pas été facile à approuver, avec une forte pression des lobbys. On a eu peur jusqu’au dernier moment. Pendant les négociations, j’ai craint à un moment que l’on franchisse la ligne rouge – celle de laisser reposer sur les épaules du travailleur le fait de faire valoir son statut de salarié. Parce que, dans ce cas, ça n’aurait rien changé à la situation actuelle… Voire ça l’aurait empiré.
On a gagné plusieurs manches avec cette présomption de salariat. Et on revient de loin : il y a trois ans, on se battait encore contre un tiers statut la création d’un statut hybride entre salarié et indépendant, avec des droits allégés, une idée notamment défendue par la France].
Mais on sait bien que les plateformes ne vont pas abandonner, qu’elles vont faire du lobbying au niveau du Conseil, avec les États membres, qui eux n’ont pas encore trouvé leur position. Jusqu’au bout du processus législatif, ces entreprises vont tout mettre en œuvre pour éviter d’avoir à assumer leurs responsabilités d’employeurs.
Le scandale des « Uber files », qui montre les stratégies agressives d’influence et d’installation dans des pays de l’entreprise ainsi que l’appui d’Emmanuel Macron dans son implantation en France, a-t-il eu un impact dans ce processus de négociation ?
Je pense, oui. Déjà, les Uber files ont confirmé ce que l’on voyait au Parlement européen sur le lobbyisme, et sur le rôle de Macron. Quand vous parlez avec des lobbyistes d’Uber et de Deliveroo, ils sont fou amoureux du président français. Cela fait longtemps, et ça n’a pas changé depuis.
La révélation des pratiques d’influence d’Uber a eu un effet positif. Au moment où cela a été révélé, on commençait juste les négociations avec la Commission. On avait un négociateur par groupe, et je représentais mon groupe [La Gauche]. Effectivement, nous avons eu besoin de montrer que le travail des députés se faisait de manière indépendante, et pas sous pression ou sous influence.
À ce moment-là, on voyait bien que certains députés étaient les perroquets des plateformes, qu’ils lisaient mot pour mot leur argumentaire. Mais les révélations des « Uber files » ont ravivé une volonté d’exemplarité, de transparence chez beaucoup de parlementaires européens, et de montrer que nous – en tant qu’institution – n’étions pas soumis aux lobbys.
Quels ont été vos outils dans ce bras de fer législatif face à des groupes de pression puissants et organisés comme ceux des plateformes ?
On a fait du contre-lobbying, on peut même parler d’un lobby populaire dans notre cas. Nous avons amené des travailleurs des plateformes dans les institutions de l’Union européenne. Et on ne serait pas arrivé au résultat que l’on a aujourd’hui s’il n’y avait pas eu cette irruption des mobilisations, de la parole et des intérêts des travailleurs dans l’arène bruxelloise – où on ne les attendait pas, où on n’avait pas l’habitude de les voir.
Ce midi les livreurs et les chauffeurs bruxellois étaient mobilisés pour soutenir une directive forte capable de réellement protéger les travailleurs de plateforme.
Nous comptons sur nos députés pour voter un texte ambitieux.@Left_EU @leilachaibi @JeunesFGTB @La_CSC pic.twitter.com/3X4daveeC9— collectif coursiers bruxelles (@co_coursiersBXL) February 1, 2023
Leur mobilisation a beaucoup servi et influé sur le travail parlementaire. Maintenant, il ne faut pas la décevoir.
Que disent ces travailleurs de cette avancée au Parlement européen ?
Après le vote, je suis passée à la Maison des livreurs à Bruxelles. Ils étaient contents, super contents ! Même des livreurs qui ne sont pas très engagés en avaient entendu parler. La perspective d’avoir les mêmes droits que tous les salariés, le temps d’attente payé, accès au salaire minimum, congés payés… c’est quelque chose qui est enthousiasmant.
Du côté des chauffeurs VTC, des travailleurs expliquent qu’ils souhaitaient à la base être indépendants, mais ne le sont pas dans les faits. Alors, ils disent que, quitte à être subordonnés, autant avoir la contrepartie qui va avec la subordination, c’est-à-dire le droit du travail. On sent qu’il y a beaucoup d’attentes de leur part, et c’est positif. Les sujets européens, ça paraît souvent éloigné, mais là c’est concret.
Ce combat devait-il nécessairement se faire au niveau européen ?
J’aurais aimé qu’il se déroule au niveau français. Mais les avancées que l’on a obtenues en Europe, jamais on ne les aurait eues en France sous la présidence d’Emmanuel Macron. On a un gouvernement qui se fait le défenseur des plateformes. Pourtant, des avancées au niveau national sont possibles ailleurs : en Espagne, ils ont obtenu de salarier les livreurs avec la loi Rider [entrée en vigueur en août 2021 et portée par une ministre du Travail de gauche, Yolanda Diaz].
En France, Deliveroo a été condamné au pénal, d’autres plateformes ont dû requalifier en salariés des ex-travailleurs. Que pensez-vous de ces victoires qui ne s’obtiennent pas dans l’arène politique, mais dans les tribunaux ?
Quand on ne peut pas avoir un gouvernement qui légifère, on a heureusement les juges qui, eux, soit reconnaissent l’utilisation erronée du statut d’indépendant et requalifient, soit déclarent des indus de cotisations sociales et font payer ceux qui les doivent. C’est important pour stopper l’impunité des plateformes et les obliger à respecter le droit. Il faut se battre sur tous les fronts, et le combat judiciaire en est un.
Se pose également la question des travailleurs sans papiers, qui souvent sous-louent des comptes et sont donc hors des radars ?
Si les travailleurs sans-papiers des plateformes étaient salariés, ça leur permettrait de bénéficier de la circulaire Valls, c’est-à-dire qu’ils auraient des facilités pour être régularisés. Dans ce cas de figure, il y aurait aussi un contrat de travail, donc les contrôles [sur les locations de comptes, ndlr] seraient beaucoup plus importants. Avec la sous-location de comptes, on a un système d’exploitation imbriqué dans un système qui exploite déjà ses travailleurs. Requalifier ces travailleurs en salariés permettrait d’offrir le droit commun à tout le monde, tout simplement.
Recueilli par Emma Bougerol
Photo de une : Au forum international pour des alternatives à l’ubérisation, en octobre 2021, organisé par le groupe de La Gauche au Parlement européen et les organisations de travailleurs ubérisés dans différents pays européens.CC BY-NC-SA 2.0 The Left via flickr.