Discriminations

Logements insalubres et menaces d’expulsion : le combat des résidents d’un foyer de travailleurs migrants

Discriminations

par Maÿlis Dudouet

118 résidents des foyers de travailleurs migrants de Boulogne-Billancourt sont menacés d’expulsion par le gérant, Adoma, à la suite d’une grève des loyers menée contre l’ancien bailleur et pour demander une rénovation des lieux, vétustes.

Les fissures lézardent les couloirs des bâtiments. À l’intérieur, « les pannes d’ascenseur peuvent durer plusieurs mois », rapporte Bakary Cissokho. Ce retraité sénégalais de 65 ans vit dans l’un des deux foyers de travailleurs migrants de Boulogne-Billancourt, ouvert dans les années 1970. Depuis son emménagement en 1980, l’homme y observe la lente dégradation des lieux.

« Les bailleurs successifs ne veulent pas faire de travaux, et pourtant les loyers augmentent », proteste Oumar Diakité, chauffeur de taxi et codélégué du comité des résidents des foyers de travailleurs migrants de la ville. Face à cette situation, en juillet 2016, certains résidents ont cessé de payer leurs loyers à l’ancien gérant, l’entreprise Coallia, durant plus d’un an. À l’origine du mouvement, il y avait la fermeture de la cuisine collective de la résidence.

En décembre 2016, un incendie criminel cause la mort d’un résident. La victime âgée d’une quarantaine d’années s’était défenestrée du troisième étage pour échapper aux flammes. L’auteur des faits n’a pas été identifié.

Menaces d’expulsion pour 118 résidents

Depuis, les bâtiments ainsi que la dette de loyers ont été rachetés par une autre entreprise, Adoma, pour un euro symbolique, sous réserve de la tenue de travaux. Adoma est une société d’économie mixte détenue par l’État et par CDC Habitat, une filiale de la Caisse des dépôts et consignations.

L’entreprise affirme que « les locaux ont été intégralement remaniés et leur sécurité renforcée » et dresse la liste des modifications opérées : « Changement de la chaudière, travaux des ascenseurs, travaux de plomberie et remise en état des espaces de cuisines, peinture des cages d’escaliers, création d’un local d’ordures ménagères, remplacements des fenêtres des cuisines, remise à jour de la sécurité incendie, installation de vidéos protections. »

Selon Adoma, « plus de 510 000 euros ont été investis dans les foyers de Boulogne depuis avril 2018 », période à laquelle les résidents ont recommencé à payer leurs loyers, au moment du changement de propriétaire.

Mais le nouveau propriétaire a exigé devant les tribunaux le remboursement de la dette de loyer de 2016-2017, qui s’élève à plusieurs milliers d’euros par résident. La justice a donné raison à Adoma en mai 2022. 118 résidents risquent maintenant l’expulsion au 1er avril prochain s’ils ne paient pas.

Pas de gazinière et des rats dans le garde-manger

Une silhouette frêle s’extirpe d’une des chambres de 9 m2 pour saluer. Avec ses 77 ans, Sow Bamody est le plus âgé des résidents actuels. Ancien ouvrier, il est arrivé au foyer le « 14 septembre 1974 » et a travaillé à l’usine Renault de Boulogne « pendant 22 ans ».

« Avant, il y avait beaucoup d’ambiance, dit-il nostalgique. Mais depuis que le bar du bâtiment B a fermé en 2020 à cause du Covid, on ne peut plus se retrouver », soupire-t-il. « C’est devenu une prison ici », abonde Bakary Cissokho.

Au pied du bâtiment, l’ancien bar n’est plus qu’une façade fantomatique. Les entrées sont scellées par de lourdes portes métalliques. « Adoma nous a dit que c’était en raison du Covid, mais ils refusent toujours de nous rouvrir l’accès », commente Oumar Diakité. « La cafétéria-bar était en partie occupée par des personnes extérieures au foyer, et utilisée pour abriter des commerces informels. Par mesure de sécurité et pour préserver nos résidents, nous avons fait le choix de fermer cet espace afin de limiter les “squats”. Nous n’avons pas prévu de la rouvrir pour le moment », justifie de son côté le gestionnaire.

Oumar Diakité (à gauche), dans la chambre de Moussa Bakayoko (à droite). Au pied de la fenêtre, le sol s'est affaissé. Une planche de bois recouvre le trou qui le sépare de la chambre du bas.
Oumar Diakité (à gauche), dans la chambre de Moussa Bakayoko (à droite). Au pied de la fenêtre, le sol s’est affaissé. Une planche de bois recouvre le trou qui le sépare de la chambre du bas.
©Maÿlis Dudouet

Dans le deuxième foyer de la ville, baptisé Stalingrad, la situation est encore plus critique. Au pied de la fenêtre de la chambre occupée par Lamné et son oncle Moussa Bakayoko, une planche de bois recouvre le trou béant qui les sépare de la chambre du dessous.

Au rez-de-chaussée de l’immeuble, la moitié des gazinières ne fonctionnent plus dans la grande cuisine. Les hottes sont mouchetées de graisse. « Elle est pas belle notre cuisine ? » ironise Oumar Diakité. Les frigos sont scellés avec des cadenas et le garde-manger est en réalité un local rempli de barils destinés à protéger la nourriture. Un rat se fraye un chemin parmi les contenants en plastique.

« La moitié des résidents poursuivis sont à la retraite »

Dans ces conditions, les 118 résidents refusent de payer les arriérés de 2016-2017 à Adoma, et ont fait appel de la décision de justice. Menacés d’expulsion, ils ont manifesté le 2 février devant la mairie de la commune. « Adoma, justice ! » scandent les manifestants. « Non aux expulsions Adoma », peut-on lire sur la banderole brandie par les habitants des foyers.

« Quand Adoma est arrivé, ils nous ont donné leur parole que la dette de l’ancien bailleur Coallia ne les concernait pas, rapporte Samba Konte, résident depuis 1991, qui faisait partie des anciens grévistes des loyers. On a recommencé à payer les loyers puis ils nous ont demandé de payer les antécédents… »

Les résidents des foyers de travailleurs migrants de Boulogne-Billancourt et leurs soutiens jeudi 2 février 2023 devant la mairie de la ville. Ils réclament l'annulation des menaces d'expulsion des 118 résidents ainsi que des conditions de logement décentes.
Les résidents des foyers de travailleurs migrants de Boulogne-Billancourt et leurs soutiens jeudi 2 février 2023 devant la mairie de la ville. Ils réclament l’annulation des menaces d’expulsion des 118 résidents ainsi que des conditions de logement décentes.
©Maÿlis Dudouet

« La moitié des résidents poursuivis sont à la retraite. Adoma ne peut pas saisir leur retraite, donc il n’y a pas d’argent à récupérer », dénonce aussi Pascal Winter, avocat des résidents et membre du Copaf, l’association de défense des droits des résidences sociales pour travailleurs immigrés isolés.

Adoma affirme avoir lancé l’action en justice « en dernier recours », et qu’« aucune expulsion n’est programmée et aucun des résidents concernés ne sera expulsé s’il respecte l’échéancier de paiement sur 24 mois qui été décidé par la justice ». L’entreprise enjoint les résidents les plus en difficulté à « respecter cet échéancier », condition qui permettrait de « déclencher des aides comme le Fonds de solidarité logement », qui peut accorder des aides financières aux personnes qui rencontrent des difficultés pour payer les dépenses liées à leur logement.

Plus de cent foyers en attente de rénovation

Au-delà du seul cas de Boulogne, c’est la question de la rénovation de tous les foyers de travailleurs migrants qui est en jeu. L’État a lancé en 1997 un « Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants » afin de remettre en état les 687 foyers dégradés accueillant près de 110 000 travailleurs immigrés. Or, d’après le dernier rapport de la Fondation Abbé-Pierre, si 465 foyers ont pu être rénovés au 31 décembre 2020, « mi-2022, 126 foyers sont toujours en attente de traitement, exposant leurs résidents (environ 30 735 personnes) à des conditions de vétusté parfois dramatiques ». 25 ans après le lancement du plan, près d’un foyer sur cinq reste donc à rénover. C’est le cas des deux foyers de Boulogne-Billancourt.

Adoma dit vouloir les démolir pour les reconstruire en neuf, « pour plus de confort et d’autonomie » pour les résidents, vante l’entreprise. Mais le projet n’en reste pour l’instant qu’au stade d’étude, sans calendrier précis.

« N’oubliez pas que le développement de Boulogne, c’est grâce aux immigrés qui travaillaient dans les usines Renault, rappelle Bakary Cissokho devant la mairie de sa ville. Ce sont nos pères et nos grands-pères. Travailleurs subsahariens, maghrébins : ce qui fait toute la richesse de Boulogne, c’est nous les immigrés. »

Le 2 février, l’homme et les autres membres d’une délégation ont pu rencontrer l’adjointe au maire de Boulogne-Billancourt en charge de l’urbanisme. La mairie a annoncé qu’une rencontre devait être fixée pour relancer les concertations avec Adoma. Au foyer, les travailleurs qui nettoient les rues de Boulogne attendent toujours d’être fixés sur leur sort.

Maÿlis Dudouet

Photo de une : Dans la cuisine du bâtiment d’un des foyers de travailleurs migrants de Boulogne-Billancourt, Oumar Diakité montre les murs non rénovés . Les hottes sont inutilisables/©Maÿlis Dudouet

Boîte noire

Nous avons contacté l’ancien bailleur Coallia ainsi que la mairie de Boulogne-Billancourt. Aucun n’a répondu à nos sollicitations.