Il faut remonter au début de l’année 2020 pour situer les faits. Au cours de cet hiver 2019-2020, de nombreux mouvements lycéens se sont formés contre la réforme du baccalauréat. Des centaines d’élèves du lycée Ella-Fitzgerald à Saint-Romain-en-Gal/Vienne, se sont mobilisé-es contre le nouveau bac Blanquer et la tenue des épreuves communes de contrôle continue (E3C). Comme une très grande partie de la communauté éducative, ils estimaient ces épreuves inégalitaires et source de dégradation des conditions de travail et d’études. Cette mobilisation s’inscrivait dans le cadre d’une lutte nationale, et avec eux, de nombreux professeur-es ont exprimé leur opposition à ce nouveau baccalauréat. Des actions similaires ont eu lieu dans bon nombre d’établissements dans tout le pays.
Les 27 et 28 janvier 2020, les lycéen-nes étaient donc des centaines à manifester pour s’opposer à la tenue des épreuves E3C, aussi bien devant le lycée qu’à l’intérieur.
Les moyens répressifs mis à la disposition de l’administration ont été massifs : douze camions de la gendarmerie mobile se sont positionnés autour de l’établissement le premier jour. Le second jour, dans la cour du lycée, plus de 1000 élèves et une vingtaine d’enseignants et d’enseignantes étaient mobilisé.e.s autour d’un cri commun : « Annulez les E3C ! » À cela, l’administration a répondu en envoyant les forces de l’ordre, armées, se placer à l’entrée de chaque salle d’examens pour permettre le déroulement des épreuves qui ont malgré tout été maintenues. A l’extérieur des bâtiments, et parfois à l’intérieur, les lycéen-nes ont poursuivi leur mobilisation.
Ces épreuves se sont déroulées dans des conditions qui n’ont rien à voir avec celles prévues dans le cadre d’un examen national : des sujets étaient connus à l’avance dans plusieurs disciplines, et diffusés via les réseaux sociaux ; dans les salles d’épreuve de langue, les parties audio ont été passées un nombre variable de fois en fonction de la décision des surveillant-es ; parce qu’il y avait des mouvements contestataires dans les couloirs, les salles de classe ont été fermées à clef, les élèves bloqué-es à l’intérieur ; les sonneries des alarmes à incendie ont été désactivées.
Convoqués devant une juge pour enfant
Après cette mobilisation, à la suite d’un dépôt de plainte de l’administration du lycée, 10 lycéen-nes ont été convoqué-es à la gendarmerie de Givors (69) pour y être entendu-es. Un jeune majeur a été mis en garde à vue. Il était également prévu que les mineur-es soient placé-es en garde à vue. Les gendarmes n’en voyant pas la nécessité, estimant cette affaire beaucoup moins grave et urgente que ce qu’ils traitent au quotidien, ont obtenu de commuer ces GAV en auditions libres.
Les auditions ont débouché sur la convocation devant le tribunal correctionnel de Lyon, début novembre, du jeune majeur au moment des faits. Sept autres lycéen-nes, mineur-es au moment des faits, ont été convoqué-es pour comparaitre devant une juge pour enfant au tribunal de Vienne le 19 novembre. Ce qui leur est reproché : l’« intrusion non-autorisée dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement scolaire en réunion en vue de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement » et la « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destructions ou dégradations des biens ».
D’une part, la notion d’intrusion pose question, puisque ces jeunes étaient élèves dans ce lycée, et pouvaient donc y pénétrer librement, avec leur carte d’accès. D’autre part, il faut savoir que ces jeunes, militant-es, s’inscrivent et se sont formés dans une démarche prônant la non-violence. A chaque action menée en amont, au cours des assemblées générales qui ont été tenues au sein ou en dehors du lycée, ils se sont toujours positionnés contre la violence, préférant le dialogue, la distribution de tracts et les sit-in.
L’administration du lycée tente de faire porter sur ces huit lycéen-es la responsabilité de dégradations qui ont été commises à l’intérieur des bâtiments du lycée. Ces dégradations portent sur des éléments mineurs (un bout de lino abîmé, deux extincteurs vidés, la vitre d’une porte fendue). Mais aucun de ceux-elles mis-es en examen n’est auteur-e de ces dégradations. Il y avait des dizaines de jeunes dans les couloirs au même moment, des centaines à l’extérieur. Ceux qui portent plainte sont incapables de dire qui a fait quoi... Mais très certainement veulent-ils obtenir des dommages et intérêts.
« Quels sont les objectifs, à part faire taire par la peur ? »
Sur les sept jeunes qui comparaissaient le 19 novembre, la juge pour enfant a décidé d’en mettre six en examen. La septième a été placée sous le statut de témoin assisté, puisqu’elle n’était même pas présente au lycée au moment des faits. Elle a pourtant été nommée par les quelques membres de l’administration qui ont choisi de porter cette affaire devant la justice. Le jeune majeur a été condamné à une amende de 1500 euros avec sursis pour sa participation au groupement, il a été relaxé sur les dégradations. Qu’en sera-t-il pour les autres, qui seront jugés d’ici un an, soit à l’hiver 2021 au vu des délais de la justice ?
Cette décision de poursuivre les démarches au sein de l’appareil judiciaire ne suscite qu’incompréhension, dégoût, sentiment d’injustice pour ces jeunes et leurs familles. Jusqu’où iront ces répressions ? Quels en sont les objectifs, à part de faire de ces jeunes des exemples aux yeux des autres, de les faire taire par la peur, d’impressionner celles et ceux qui voudraient les soutenir, d’étouffer toute expression et contestation si jamais d’autres lycéen-nes avaient l’idée de s’engager sur cette voie. Cela ne s’inscrit-il pas, en réalité, dans les manœuvres politiques engagées pour écraser les colères contre les inégalités ? Ne sommes-nous pas, au fond, dans une énième forme des répressions employées par le gouvernement afin de freiner les mouvements populaires aspirant à la fin du tri social et à une société plus égalitaire ? Ce tri social qui prend place dès l’entrée à l’école, et qui est mis en œuvre tout au long de la scolarité de nos enfants ?
Ainsi l’administration, suivant le modèle du gouvernement, a choisi la répression dès le début de ces mouvements d’expression des lycéen-nes. Ceux-celles-ci voulaient porter haut et fort leurs inquiétudes sur ce nouveau bac imposé, alors même que la communauté enseignante exprimait elle-même ses doutes ou oppositions sur la forme et l’organisation précipitée du bac Blanquer. Ces jeunes, que les enseignant-es, conformément aux programmes d’éducation morale et civique, sont censé-es former pour devenir des citoyen-nes responsables et libres, sachant user de leur sens critique, entraîné-es à penser et raisonner, chercher, verbaliser, confronter et argumenter, communiquer, convaincre et restituer (programme des EMC), ont fait preuve à de multiples reprises bien avant ces évènements des 27 et 28 janvier 2020, de toutes ces compétences en construisant leur réflexion sur leur propre avenir. Ils ont exprimé leurs opinions, ont pris des positions, se sont engagés dans des organisations militantes. En réponse à leur libre pensée et à leur tête haute, ils subissent l’acharnement de l’administration du lycée, et de la justice.
Ces lycéen-nes étaient au cours de l’année 2019-2020 en classe de seconde, de première et de terminale. Aujourd’hui, parmi eux-elles, deux sont encore au lycée. Les autres poursuivent des études supérieures.
Ce texte a été initialement publié sur un blog de Médiapart.
Photo : Rassemblement de centaines de lycéens dans la cour de l’établissement Ella-Fitzgerald à Vienne-St-Romain-en-Gal, le 27 janvier 2020 © Morel.