Au détour d’une petite ruelle du centre historique de Catane, une note appuyée de violon s’échappe d’une fenêtre, bientôt reprise en chœur par quelques archets hésitants. Il n’y a qu’à se laisser guider à l’oreille pour trouver l’adresse exacte de la Città Invisibile. Au premier étage d’un vaste immeuble un peu défraichi, cette fondation offre gratuitement des cours de musique aux enfants des quartiers précaires de la deuxième ville de Sicile.
Pour y accéder, il faut d’abord gravir les marches de « l’escalier de la légalité », frappées des noms des victimes – célèbres ou plus anonymes – de la mafia. S’y côtoient Rita Atria, la jeune adolescente qui osa briser l’omerta avant de se donner la mort, Cosimo Cristina, journaliste assassiné en 1960, et bien d’autres : « Des noms choisis par les enfants de la fondation pour rappeler la vie de ces victimes, ne pas les oublier », précise Alfia Milazzo, fondatrice de la Città Invisibile il y a maintenant dix ans.
« Pour beaucoup de jeunes, la vraie école est celle des clans qui te promettent des gains faciles »
La page des années sanglantes a été tournée en Sicile mais Catane garde une triste réputation : la criminalité juvénile, souvent liée aux groupes mafieux, est fortement enracinée dans certains de ses quartiers. Une situation alimentée notamment par un taux de chômage extrêmement élevé chez les jeunes siciliens (plus de 50 % chez les 15-24 ans) et un niveau de décrochage scolaire parmi les plus élevés du pays. Ici, un enfant catanais sur quatre quitte l’école après le collège. « Pour beaucoup de jeunes, la vraie école est celle des clans qui te promettent des gains faciles », se désole Alfia Milazzo. Souvent oubliés des pouvoirs publics et privés de réelles perspectives, ils sont nombreux à vivoter grâce à « l’argent facile » lié aux trafics.
« Il y a des jeunes qui, à 12 ans, parviennent à subvenir aux besoins de leur famille en ramenant à la maison 80 euros par jour. Ils font le guetteur pendant que le père de famille, lui, ne gagne que 10 euros à faire la plonge au noir », déplore la bénévole. « Cet écart est gigantesque. Alors ici, on se bat pour leur faire comprendre que ces 80 euros ont quelque chose de funeste et que les 10 euros, eux, représentent la vie, une forme de dignité. C’est un processus difficile à expliquer, mais la majorité de nos jeunes l’ont compris », confie la Catanaise, dont la voix fluette est régulièrement couverte par les kiai (les cris rituels) enthousiastes du cours de karaté dans la pièce voisine.
Une méthode d’apprentissage musicale contre les inégalités
Un peu plus dans loin, dans une autre salle, le son clair du violon se fait à nouveau entendre. Avec un calme impérieux, Moisés Pirela initie une classe de jeunes enfants à la rigoureuse maitrise de l’instrument. Son italien teinté d’un accent hispanique révèle ses racines sud-américaines. Le maestro est originaire du Venezuela, tout comme la méthode d’apprentissage musicale inculquée dans les cours de la Città Invisibile. Ici, on ne jure que par cette méthode, « El Sistema », et son inventeur le musicien et économiste José Antonio Abreu (décédé en 2018).
Il y a plus de quarante ans, il eut l’idée d’enseigner gratuitement la musique aux enfants des quartiers pauvres de son pays. Ce programme socio-musical compterait aujourd’hui des centaines de milliers d’élèves dans la République bolivarienne, et a depuis essaimé à travers le monde, jusqu’ici au pied de l’Etna. « On a des enfants avec des histoires socio-culturelles très diverses. Quand ils commencent à apprendre à jouer d’un instrument, ces différences s’estompent doucement. Et c’est là où la musique devient intéressante », se félicite le maestro vénézuélien Semaias Botello, lui aussi invité - et rémunéré - pour dispenser des cours à La Città Invisibile.
L’ensemble « Falcone Borsellino », du nom des juges assassinés au début des années 1990
En cette lourde soirée du mois de mai, dans la fraîcheur de la Basilique Saint-Benoît, sur la seule colline surplombant Catane, le musicien originaire de Mérida est à la baguette. Il dirige l’orchestre de la fondation, l’ensemble Falcone Borsellino, du nom des deux juges anti-mafia assassinés à Palerme au début des années 1990. Devant lui, une vingtaine de jeunes de différents quartiers et périphéries, enchemisés, attendent ses commandements. Entre leurs mains pour ce concert, des violons d’exception, cadeaux de l’Association nationale de lutherie artistique italienne à la Città Invisibile.
Sous les yeux admiratifs de leurs proches, souvent assis en retrait, les petits musiciens enchainent les morceaux sans trembler. La langueur de l’Allegretto de Beethoven saisit l’audience. Ces mêmes notes que fera résonner quelques jours plus tard, dans le prestigieux auditorium de Rome, Gustavo Dudamel, le maestro-star et enfant du Sistema d’Abreu. « Contrairement à la méthode classique italienne, où l’on apprend la musique seul, avec un professeur privé, avec ce système on s’initie tous ensemble à la musique », confie avec enthousiasme Laurena, une violoniste de vingt ans.
« Si tu peux jouer d’un instrument, tu peux viser quelque chose de plus élevé »
« L’autre différence importante ici, c’est que l’enfant touche l’instrument dès le premier jour, avant même d’apprendre à lire la musique (...). C’est une manière plus facile d’approcher certains de ces enfants, qui ne sont pas habitués à la discipline », avance le maestro Botello. Une dimension sociale portée par la fondation, que les jeunes musiciens revendiquent pleinement. « C’est une manière de te détourner des choses négatives que tu pourrais faire dans ton quartier, où les ambitions sont limitées. Si tu peux jouer d’un instrument, tu peux aussi viser quelque chose de plus élevé que ce à quoi te limite ton environnement », explique avec une lucidité désarmante Adele, seize ans à peine.
Des belles histoires, des destins recollés, Alfia Milazzo pourrait en citer à la pelle : la toute première élève de la fondation passée ensuite par le conservatoire de Messine, ou le garçon « irrécupérable » qui joue aujourd’hui avec brio de quatre instruments... Mais l’ancienne formatrice à l’Eni Corporate University sait aussi que le travail acharné et l’abnégation des bénévoles de la Citta Invisibile ne peuvent pas tout. « Sur les quelque 1300 enfants passées par la fondation en dix ans, je pense que nous en avons perdus un tiers », confie-t-elle.
En finir avec « ce malaise culturel lié au manque d’espoir en l’avenir »
Certaines familles, proches des milieux mafieux, s’inquièteraient de voir leur enfant « changer ». On craint la trahison. Et de jeunes élèves finissent par ne plus revenir. « C’est incroyable à dire, mais il y aussi des mères qui n’acceptent pas de voir leurs filles suivre un meilleur parcours que le leur. Ainsi que certaines écoles qui se méfient de notre initiative et des itinéraires alternatifs », poursuit Alfia.
Pourtant, comme le reconnait volontiers Angelo Busacca, le substitut du procureur général de Catane, le travail de la fondation et de la myriade d’initiatives citoyennes pour les jeunes est plus que salutaire : « Il est d’abord important de rappeler que ces quartiers ne se résument pas à la criminalité, estime le magistrat. Nous ne pouvons pas tolérer que des quartiers entiers de la ville soient aux mains de criminels, mais tout notre travail devient absolument inutile si nous ne résolvons pas les problèmes qui concernent la pauvreté et ce malaise culturel lié au manque d’espoir en l’avenir. » Et Angelo Busacca de prévenir : « Des générations entières d’enfants pourraient être perdues dans ces quartiers. »
Quentin Raverdy
Photo : concert de bienfaisance à la Basilique Saint-Benoît, Catane le 4 mai 2019 (crédit : Quentin Raverdy).