Faire communauté

Mémoires LGBTQI+ : « Des archives vivantes, partout, et pour tout le monde »

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par Nils Hollenstein

Le collectif Archives LGBTQI+ tente depuis plusieurs années d’ouvrir un centre à Paris pour héberger une mémoire minoritaire vive et en construction. L’initiative n’est pas isolée en France et souhaite faire réseau. Reportage.

Le 5e arrondissement de Paris semble à peine s’éveiller ce dimanche d’avril, mais une quinzaine de personnes s’activent déjà dans les locaux de l’ancienne université Sorbonne-Nouvelle de Censier. Actuellement en réhabilitation, ils sont devenus un lieu d’accueil transitoire pour plusieurs associations.

Le collectif loue une des salles de cours de cette fac en réhabilitation jusqu'en 2024. La fresque au mur a été réalisée lors de l'un des ateliers organisés par ses membres.
(Retour) à la fac
La salle louée par le collectif avec une fresque réalisée lors de l’un des ateliers organisés par ses membres.
©Nils Hollenstein

C’est ici que le collectif Archives LGBTQI+ loue pour le moment, faute de mieux, une ancienne salle de cours et des espaces de stockage. L’emménagement, temporaire et donc précaire, permet tout de même d’ouvrir pour la première fois ses portes au public via une programmation culturelle démarrée en février 2023.

Le projet de centre d’archives LGBTQI+ s’est lancé officiellement en 2017 à Paris, à l’initiative d’Act-up dans la foulée du film 120 battements par minute. Mais l’idée est beaucoup plus ancienne : elle est discutée depuis plus de vingt ans. L’ouverture effective du centre a sans cesse été reportée ces cinq dernières années, faute de financements pérennes de la part – notamment – de la mairie de Paris et du ministère de la Culture.

« Un centre d’archives a besoin d’engagements pérennes, souligne Sam Bourcier, sociologue, membre du collectif depuis sa création en 2017 et militante depuis plus de vingt ans pour la création d’un centre d’archives. On a besoin de subventions de fonctionnement garanties sur plusieurs années pour payer le loyer et le salaire d’une personne salariée au centre. Ces financements, on ne les a pas à l’heure actuelle, regrette-t-iel. Le collectif a aujourd’hui trouvé un local adapté dans le 19e arrondissement de Paris. Mais celui-ci pourrait leur échapper, faute de moyens. Ce qui est assez fou, c’est que malgré les années perdues et l’absence de local, on a quand même produit plein d’archives orales et que le collectif reste toujours aussi motivé », ajoute Sam Bourcier.

« La transmission pour les vivants »

En attendant, le groupe se réunit donc toujours dans l’ancienne université. Après une visite de la réserve, le petit groupe réuni ce dimanche matin remonte les bras chargés de cartons. C’est la troisième fois que Morgane Vanehuin, archiviste au sein de l’association Aides, propose cet atelier collectif, ouvert à toustes. Le principe ? Après la sélection d’un des fonds – c’est-à-dire l’ensemble de la donation d’une personne ou d’une association – le groupe le traite collectivement durant une journée. C’est « un moyen de désacraliser la pratique de l’archive, accessible à toustes », souligne Morgane Vanehuin.

« Au collectif, on veut montrer que chacune peut pratiquer l’archive. Notre objectif, ce sont des archives vivantes, partout, et pour toustes, la rejoint Sam Bourcier. Ce qui nous intéresse, c’est la transmission pour les vivants. On a tellement été conditionnées à penser les archives comme des choses poussiéreuses, alors qu’il y a d’autres manières de les voir et pratiquer », insiste-t-iel.

Cette conception se retrouve dans l’atelier d’aujourd’hui, d’autant plus vivant que le travail s’effectue en compagnie du donateur du fonds, Joël Hascoët, 76 ans, ancien facteur. L’homme partage volontiers ses souvenirs avec le collectif d’archivistes. « C’est une des premières fois que je traite un fonds avec son donateur, c’est une chance de pouvoir échanger avec lui », s’enthousiasme Morgane Vanehuin.

Plusieurs photos appartenant à Bernard Sellier faisaient partie du fonds donné par Joël Hascoët. La majorité de son travail photographique est toutefois disposée dans un autre fonds, également conservé par le collectif Archives LGBTQI+.
Le photographe photographié
Plusieurs photos appartenant à Bernard Sellier faisaient partie du fonds donné par Joël Hascoët. La majorité de son travail photographique est toutefois disposée dans un autre fonds, également conservé par le collectif.
©Nils Hollenstein

Au-delà de son histoire personnelle, Joël Hascoët est aussi le passeur de mémoire pour deux : lui et son grand ami Bernard Sellier. Il a été l’un des premiers malades du sida diagnostiqués en France - en 1984. Bernard Sellier était également photographe et militait chez Aides, Sida Info Service et au Sidaction. « À la mort de Bernard, je me suis retrouvé avec plein de choses qu’il m’avait laissées puisque je suis son légataire universel. Il y en avait tellement que ça remplissait le grenier de ma maison en Bretagne », se souvient Joël Hascoët.

Des archives « communautaires et autonomes »

Une partie de ces cartons se retrouve ce dimanche sur les tables de l’ancienne salle de cours. Le groupe du jour se compose de membres du collectif de longue date, mais aussi et surtout de personnes là pour la première fois. Étudiantes et chercheureuses constituent le gros des troupes. « Avant de tout ouvrir, il faut essayer de comprendre la structure et le contexte du fonds sur lequel on travaille », explique Morgane Vanehuin. La présence de Joël Hascoët s’avère ici précieuse.

Joël Hascoët et Morgane Vanehuin. Le donateur du fonds en pleine discussion avec l'archiviste de AIDES à propos d'un de ses reportages photos à la marche des fiertés parisienne.
Joël Hascoët et Morgane Vanehuin
Le donateur du fonds en pleine discussion avec l’archiviste de AIDES à propos d’un de ses reportages photos à la marche des fiertés parisienne.
©Nils Hollenstein

Le fonds se décompose pour l’instant en deux parties. Les objets d’archive rassemblés par Bernard Sellier dessinent une histoire de son intimité en tant qu’homme gay séropositif, militant et artiste. Les archives de Joël Hascoët se présentent quant à elles sous la forme de reportages photographiques réalisés chaque année à la marche des fiertés parisienne de 1995 à 2010.

À l’ouverture des cartons se mélangent t-shirts, cassettes, diapositives, revues périodiques, photos disparates ou bien classées, coupures de presse, correspondance privée, livres… Cette diversité est centrale dans la conception de l’archive promue par le collectif parisien et les projets similaires qui existent ailleurs en France, comme à Marseille ou en banlieue lyonnaise.

Toutes les formes et supports sont présents : photographies, diapositives, documents, livres, magazines et même des t-shirts plein de poils de chats !
Variété des archives
Toutes les formes et supports sont présents : photographies, diapositives, documents, livres, magazines et même des t-shirts plein de poils de chats !
©Nils Hollenstein
Une collection de cassettes montre l'urgence de s'informer sur le sida, à une époque où encore trop peu d'informations sont disponibles sur le virus.
Et aussi des VHS
Une collection de cassettes montre l’urgence de s’informer sur le sida, à une époque où encore trop peu d’informations étaient disponibles sur le virus.
©Nils Hollenstein

« Les “archives”, ce sont plutôt des documents spécifiques à la gestion administrative d’une organisation, dit ainsi Roméo Isarte, président de l’association Mémoires minoritaires de Vaux-en-Velin. Avec cette conception, on passe à côté de plein de productions qui ne rentrent pas forcément dans le cadre de l’archive et de l’archivistique : le fanzine, le livre, les objets qui gravitent autour, mais ne sont pas “de manière pure” de l’archive. » Le concept d’archives « communautaires et autonomes » est ainsi un des principes directeurs du collectif, en opposition à une vision institutionnelle de celles-ci.

« L’idée c’est d’avoir une mémoire des luttes qui ne soit pas juste cantonnée aux archives de l’État, limitées pendant 40 ans à des archives de gestion répressive. Une mémoire ouverte à des expressions du passé positives comme des témoignages de fêtes et de moments plus quotidiens. Tout ça permet de construire des représentations plus justes et équilibrées pour les personnes LGBTQI », met en avant Roméo Isarte.

« C’était important pour moi de transmettre cette mémoire »

Ces archives vivantes trouvent par exemple leur incarnation dans les albums photos constitués par Joël Hascoët au fil des marches des fiertés, visibilisant des moments et tenues de fête, mais aussi la diversité des personnes présentes. « J’essayais de donner une dimension artistique et surtout féerique à ces photos », glisse leur auteur, qui les a rassemblées et organisées lui-même.

Une règle d’or en archivistique prescrit d’ailleurs un principe de « respect des fonds », notamment lorsqu’un classement a déjà été entrepris par la personne qui en est à l’origine. C’est le cas pour plusieurs éléments du fonds transmis par Joël au collectif. Pour le reste, c’est aux archivistes de prendre des décisions pour organiser le fonds de façon cohérente et compréhensible.

Plus la journée avance, plus les objets déposés pêle-mêle sur la table s’inscrivent dans un « plan de classement », réfléchi ensemble. Les interrogations face aux archives de Bernard Sellier sont multiples. Faut-il séparer sa vie personnelle de sa vie professionnelle ? « Trop artificiel », tranche Morgane Vanehuin, après avoir laissé la réflexion se décanter. Dans quel ordre organiser tous ces objets ? Chronologiquement ou par types de support ? Ce sera cette dernière option qui sera retenue, avec un classement chronologique à l’intérieur de chaque catégorie.

L'émotion et les remerciements de Joël Hascoët à la fin de l'atelier, accompagné par Morgane Vanehuin et Sam Bourcier.
Voix vibrante
L’émotion et les remerciements de Joël Hascoët à la fin de l’atelier, accompagné par Morgane Vanehuin et Sam Bourcier.
©Nils Hollenstein

Joël Hascoët observe tout le processus d’un œil curieux, toujours disponible pour expliquer le contexte de tel ou tel objet. « Je vous laisse faire le classement comme vous voulez, je n’interviens pas », insiste-t-il à plusieurs reprises, confiant. La journée se termine. La totalité du fonds a pu être traitée, à la surprise de Morgane Vanehuin qui tablait plutôt sur deux jours. Le donateur est visiblement ému. « C’était important pour moi de transmettre cette mémoire, car personne n’est éternel, moi le premier. Si je pouvais ramener Bernard, même pour une minute seulement, il m’engueulerait d’abord pour finalement me dire que j’avais raison. »

Nils Hollenstein

Photo de une : Déballage des cartons d’archives lors de l’atelier organisé par Morgane Vanehuin, archiviste chez AIDES, en bout de table sur la photo/©Nils Hollenstein