Au printemps 2023, Isabelle Perraud, vigneronne du Beaujolais, apprend une dure nouvelle : elle est condamnée à payer près de 26 000 euros de dommages et intérêts pour diffamation, après avoir partagé des accusations de violences sexuelles à l’encontre d’un autre vigneron sur un compte Instagram féministe du milieu du vin, intitulé Paye ton pinard. Une vague de soutien s’organise autour d’elle et de son association. Isabelle Perraud décide finalement de faire appel.
Le procès en appel s’est déroulé ce 7 mai. Plus encore qu’en première instance, l’audience devant la chambre civile de la cour d’appel de Bourges (Cher) a vu deux mondes s’affronter. D’un côté on parle de « culture du viol » et de « retour de bâton » contre les femmes qui osent dénoncer des violences sexistes et sexuelles (VSS) ; de l’autre, il est question de « délation » et de « croisade » contre un homme. Dans le tribunal, chacun sait que ce procès pour diffamation contre Isabelle Perraud, administratrice du compte Instagram Paye ton pinard, ensuite devenu une association, dépasse les murs de la salle d’audience.
Parallèle avec l’affaire #BalanceTonPorc
En sous-texte, le procès semble évoquer la capacité des femmes à dénoncer les suspicions de violences sexuelles dans leur milieu. C’est en ce sens que l’avocate d’Isabelle Perraud, Valentine Rebérioux, a plaidé, citant à plusieurs reprises d’autres comptes sur les réseaux sociaux de dénonciation des violences sexistes et sexuelles – dans les start-ups, les bars, chez les avocats ou les magistrats…
En face, l’avocat de Sébastien Riffault, vigneron dans le Sancerrois accusé de violences sexuelles, parle d’un « tour de passe-passe » pour faire de cette affaire « un procès politico-sociologique qui renverrait à l’opposition entre féminisme et masculinité toxique ». Une bonne partie des plaidoiries a tourné autour de la légitimité des femmes à s’exprimer sur Internet, y compris anonymement, au sujet de faits de violences commis par des hommes.
L’affaire a éclaté sur les réseaux après que de nombreuses femmes se sont confiées à Lisa Lind Dunbar, ancienne sommelière et journaliste spécialisée dans le milieu de la restauration au Danemark, très active sur les questions féministes sur Instagram. La jeune femme – venue témoigner en première instance – avait partagé à Isabelle Perraud des témoignages anonymisés mettant en cause Sébastien Riffault. L’avocat du vigneron, Eugène Bangoura, considère ces témoignages comme des « torchons », « le pire des techniques des réseaux sociaux », et compare Isabelle Perraud à une « Saint-Just 2.0 », en référence à la figure de la Révolution française et de la Terreur. Le vigneron mis en cause demande près de 300 000 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice moral et matériel subi.
De l’autre côté, les avocates d’Isabelle Perraud rappellent l’affaire Sandra Muller, du nom de la journaliste qui a lancé #BalanceTonPorc en France en dénonçant des propos sexistes tenus par l’ancien patron de la chaîne Equidia. Il l’avait alors attaquée en diffamation, avant que la Cour de cassation ne confirme la relaxe de Sandra Muller, le 11 mai 2022. La Cour avait alors estimé que « les propos incriminés reposaient sur une base factuelle suffisante et demeuraient mesurés, de sorte que le bénéfice de la bonne foi devait être reconnu ».
« La jurisprudence considère que les dénonciations de VSS n’appartiennent pas à la vie privée », argumente donc l’une des avocates d’Isabelle Perraud. Une manière de redire que la parole de la vigneronne, et de celles qui s’expriment à travers #PayeTonPinard contre les violences sexistes et sexuelles, s’inscrit dans le cadre d’un mouvement global initié par #MeToo en 2017 – et que les faits concernent toute la société.
Sept ans plus tard, pourtant, cette affaire montre combien il reste difficile d’évoquer les suspicions de violences faites aux femmes. Les publications poursuivies ici, dont deux sur trois concernent les concepts de « culture du viol » et de « backlash » (ici, dans le sens de retour de bâton contre les femmes qui parlent), « se sont révélées ces deux dernières années terriblement prophétiques », avance l’avocate Valentine Rebérioux à l’audience : « Deux personnes ont parlé, Isabelle Perraud et Lua Morena, et elles finissent poursuivies. »
Plainte pour dénonciation calomnieuse
Lors de l’audience en première instance, la présidente avait demandé à l’une des témoins, Lua Morena, de nationalité brésilienne vivant en Suède, venue relater une agression sexuelle qu’elle dit avoir subie quelques années auparavant de la part du vigneron, pourquoi elle n’avait pas porté plainte. Lua Morena, venue de Suède spécialement pour l’audience, avait alors répondu à la juge qu’elle était désormais prête à le faire. Quelque temps après cet épisode au tribunal, elle avait donc porté plainte dans son pays de résidence, mais la plainte a rapidement été classée, puisque les faits se sont déroulés en France, et que la personne mise en cause est française.
La jeune femme décide donc de porter plainte en France, directement auprès du procureur. Mais une enquête avait déjà été ouverte : la présidente du tribunal, à l’issue du procès en première instance, avait effectué un signalement auprès du parquet. « C’est un signe fort de la prise en compte de la libération de la parole des victimes », se félicite l’avocate de la plaignante, Laura Ben Kemoun.
C’est bien la procédure en diffamation contre Isabelle Perraud, qui « a permis de donner le courage à des femmes de parler », appuie l’avocate Laura Ben Kemoun. Elle précise que l’enquête est toujours en cours, avec une difficulté particulière : les potentielles victimes sont à l’étranger.
En novembre 2023, Sébastien Riffault décide de contre-attaquer face à cette plainte de la témoin venue de Suède. Il porte plainte pour dénonciation calomnieuse. « J’ai été extrêmement surprise d’apprendre cela, raconte la plaignante Lua Morena. Je me suis dit : comment ose-t-il ? J’ai appris que c’était un moyen utilisé pour faire peur, intimider les femmes qui parlent. Je suis très perturbée. Mais, non, je ne me sens pas intimidée. J’ai juste l’impression qu’il essaye de redorer son image en faisant passer les autres pour de mauvaises personnes. Il ferait mieux de comprendre et de s’excuser pour tout ce qu’il a fait. »
L’avocat du vigneron considère quant à lui que la plainte de Lua Morena a été déposée pour influencer la procédure en diffamation contre Isabelle Perraud, et a dénoncé durant l’audience du 7 mai une « instrumentalisation de la justice pénale ».
Menaces dans le secteur
D’autre part, deux personnes ont rapporté faire l’objet de menaces de la part du vigneron. L’une, travaillant dans le milieu du vin au Danemark et contactée par Basta!, n’a pas souhaité s’exprimer nommément. Lors de l’audience de mai 2024, on apprenait cependant qu’une plainte a été déposée au Danemark par la personne qui s’est dite menacée. L’autre, un journaliste états-unien spécialisé dans le vin et vivant en France, Aaron Ayscough, a raconté dans le détail les menaces dont il dit avoir fait l’objet de la part de Sébastien Riffault sur son blog Not drinking poison.
Le 16 juin 2023, quelques jours après la condamnation pour diffamation de l’administratrice de Paye ton pinard, Aaron Ayscough avait suggéré sur son site : « Riffault pourrait faire don de l’argent qu’il a gagné dans son procès en diffamation à un groupe de soutien pour les victimes d’agressions sexuelles. » En l’occurrence… Paye ton pinard.
« J’ai écrit ça en sachant très bien qu’il n’allait jamais suivre mon conseil », raconte-t-il à Basta!. Quelque temps plus tard, en septembre 2023, l’homme reçoit un appel du vigneron, qu’il pense d’abord être une erreur. Il est habitué à recevoir des appels par erreur, quand des smartphones se déclenchent depuis la poche ou le sac de contacts (son nom commence par un « A »). Le lendemain, il reçoit un second appel, d’un numéro masqué. Cette fois, il répond. À l’autre bout du fil, il assure reconnaître Sébastien Riffault. La conversation n’est pas très longue.
Voici un extrait des paroles du vigneron telles que les rapporte Aaron Ayscough : « Les vendanges se sont terminées il y a deux jours. Il y a mon beau-frère qui est venu de Lituanie avec trois réfugiés de guerre ukrainiens. Tu sais, ce sont des gens qui sont réfugiés de guerre, qui ont vécu des choses affreuses, qui ne sont pas dans ta petite bulle de Parisien de bobo ou de New-Yorkais. Alors si tu ne retires pas tes publications immédiatement, ces mecs-là, quand ils vont revenir en Ukraine, ils vont passer te voir à Paris. Et ils vont te démonter la gueule. Est-ce que tu comprends ça ? Ils vont te massacrer. Ils viendront te voir, et tu auras ton petit bébé, bah tu auras les deux genoux pétés et tu auras la gueule massacrée. Est-ce que tu comprends ça ? »
Aaron Ayscough a indiqué avoir déposé une main courante à la gendarmerie. Est-ce qu’il a eu peur ? Il hausse les épaules : « C’est un viticulteur, ce n’est pas un meurtrier. » Il décide donc de ne pas pousser plus loin les poursuites. « Je n’avais pas envie de gagner du renom en l’attaquant. » Selon lui, Sébastien Riffault était « déjà assez confus comme ça ».
À l’audience, le conseil de Sébastien Riffault affirme que le volet des menaces qui auraient été proférées par son client « n’a rien à voir avec cette affaire, des enquêtes sont en cours ». Celle pour agression sexuelle l’est toujours aussi, des personnes ont été entendues par la gendarmerie. Le rendu de la décision de la cour d’appel de Bourges dans l’affaire de diffamation doit être communiqué le 27 juin prochain.
Emma Bougerol
Photo de Une : La cour d’appel de Bourges, le 7 mai 2024. À gauche, Sébastien Riffault, sa femme et ses soutiens ; à droite, Isabelle Perraud avec sa famille et ses soutiens/©Emma Bougerol