Ces mères qui agissent pour sauver les jeunes des « embrouilles » de quartier

par Emma Bougerol

Toutes les deux sont des mères de famille engagées pour améliorer la vie des jeunes. L’une a perdu son fils dans un conflit entre quartiers. Elles cheminent désormais ensemble contre ces rivalités meurtrières.

« Vous êtes amies ? » Les deux femmes se regardent. Elles secouent la tête de droite à gauche. « Chez nous, il n’y a pas d’amies. Comme on dit en Afrique, on est sorties du même ventre. » Aoua Diabaté sourit, fait un signe de tête vers sa voisine : « Quand je parle de Khady, pour moi, c’est ma sœur. »

Elles sont toutes les deux mères de famille. Le temps qui les sépare de leur arrivée en France depuis la Côte d’Ivoire pour l’une et le Sénégal pour l’autre se compte maintenant en dizaines d’années. Mais elles ne se connaissent que depuis peu. Elles habitent toutes les deux dans des quartiers populaires de Paris, où les discriminations et les problématiques auxquelles sont confrontés les jeunes font partie du quotidien. Elles ont donc décidé, chacune de son côté puis ensemble, d’en faire leur combat.

« Je ne souhaite à aucune mère ce qui est arrivé »

Aoua Diabaté et Khady Mané se sont rencontrées à cause d’embrouilles entre adolescents de leurs quartiers. Communément appelées « rixes » dans les médias, la notion d’« embrouilles de quartiers » est théorisée par le sociologue Marwan Mohammed, spécialiste de ces phénomènes. « La socialisation à l’embrouille commence très tôt, dès l’école primaire où les gamins ont écrit le nom de leur quartier sur leur trousse ou sur leur cartable. Elle se manifeste à partir des années de préadolescence, vers 12-13 ans », explique-t-il dans un entretien donné au média indépendant Les Jours.

« En 2020, des conflits entre jeunes ont éclaté entre le 11e et le 20e arrondissement, se rappelle Aoua Diabaté. Les institutionnels m’ont demandé de voir comment joindre des familles dans le 20e, d’aller à la recherche de ces mamans qui habitent dans le quartier. » De relation en relation, les deux femmes finissent par entendre parler l’une de l’autre.

À ce moment-là, Khady décide d’organiser une projection du documentaire d’Aoua dans son quartier. La Chaîne qui nous rassemble aborde le thème des rixes et a pour objectif de rassembler « toutes les mamans de Paris, de l’Île-de-France, de la France » dans un même réseau, explique la fondatrice de l’association HDJ dans l’introduction du film.

LA CHAINE QUI NOUS RASSEMBLE épisode #1 by Damien Paillard from Paillard Damien on Vimeo.

Les lettres « HDJ » sont les initiales du fils d’Aoua, Hismaël Diabley Junior. Il est né en 2002, en France, dans des conditions compliquées : sa vie et celle de sa mère étaient en grand danger, et il a vu le jour de manière très prématurée, dans un hôpital de la région parisienne. À cette époque, Aoua Diabaté travaillait entre son pays, la Côte d’Ivoire, et la France, où une partie de sa famille résidait. Malgré les problèmes de santé de son bébé, elle a essayé pendant quelques années de continuer les allers-retours.

Lorsqu’Hismaël a eu 4 ans, son état de santé s’est dégradé. Il avait besoin d’une opération, mais surtout d’un suivi médical. Les médecins français ont convaincu Aoua de s’installer en France avec son fils. « J’ai tout abandonné, se rappelle Aoua Diabaté. Quand Hismaël est décédé, j’y ai pensé. J’ai eu la chance d’accoucher en France, j’ai eu la chance qu’il survive, j’ai eu la chance qu’il grandisse… Je ne souhaite à aucune mère ce qui est arrivé après. »

Le 13 janvier 2018, l’adolescent est tué d’un coup de couteau rue de la Roquette, dans le 11e arrondissement de Paris, près de Bastille. Il s’était interposé dans une bagarre entre deux groupes de différents quartiers. Sa mort laisse sa famille – ses parents et sa grande sœur – dans une grande douleur. Deux ans plus tard, à l’issue du procès de l’homicide, Aoua et son mari Magloire (interrogé par Streetpress dans le cadre de leur série documentaire « Rixes ») décident de faire du nom de leur fils le symbole d’un combat contre ces rivalités de quartier. Ils créent donc une association qui porte ses initiales : HDJ.

« Je me suis dit qu’ils n’avaient pas à fêter un anniversaire dans un parking »

Depuis, Aoua Diabaté passe son temps à faire de la prévention auprès des jeunes et des institutions, tout en aidant les autres familles victimes. Elle illustre : « Il n’y a pas longtemps, j’étais chez moi, une jeune fille m’appelle en me disant : "Bonjour tata, je suis la sœur de Sedan, qui est décédé à Saint-Denis, je souhaiterais vous parler." Elle m’a dit qu’elle voulait créer une association. Je lui ai répondu que ce n’était pas le moment, qu’il fallait qu’elle fasse son deuil. La mère m’a aussi appelée pour demander si sa famille pouvait porter plainte… Je les accompagne dans le processus, parce que je suis déjà passée par là. Je pense que c’est important pour elles de voir quelqu’un qui a déjà perdu un enfant les soutenir. »

Aoua Diabaté se tourne vers sa voisine : « Depuis, Khady partage mon histoire autour d’elle. Je pense qu’elle le fait même mieux que moi, rit-elle. Quand elle la raconte, j’ai la chair de poule ! » Khady Mané l’accompagne de son rire franc. Il est vrai que l’histoire d’Hismaël a dépassé le cadre de sa famille depuis bien longtemps. Dans le square de la Roquette, une immense fresque rappelle le visage de l’adolescent, décédé à 15 ans. Tous les ans, ses parents organisent une commémoration à cet endroit. Mais d’autres associations, à l’image de celle de Khady Mané, ont été profondément bouleversées par ce décès.

Khady Mané dans son quartier, surnommé « la Banane ».
© Anne Paq

Cette femme souriante, à la présence rassurante et au rire franc, est arrivée en France en 1990 pour rejoindre son époux. Elle habite depuis plusieurs années le quartier de la Banane (ou quartier des Amandiers, près de Belleville), dans le 20e arrondissement de Paris. En 2021, un événement qui aurait pu sembler anodin l’interpelle : « J’ai vu qu’un jeune du quartier fêtait son anniversaire dans un parking. Je me suis dit qu’ils n’avaient pas à fêter un anniversaire dans un lieu comme celui-ci. Je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. » Elle décide donc de fonder une association, les Mamans de la Banane, pour aider les jeunes du quartier à trouver un local où se réunir, mais aussi « pour lutter contre les conduites à risques, notamment l’errance des jeunes », précise-t-elle.

Khady a trois fils, qui ont aujourd’hui 33 ans, 23 ans et 18 ans. L’un d’entre eux porte le même prénom que le fils d’Aoua décédé. « Mon fils le plus jeune est venu me montrer la vidéo du décès d’Hismaël, se remémore Khady. Le prénom qui était là, que je prononçais chaque jour… Cette histoire a touché quelque chose d’intime. » Le combat de cette mère endeuillée est aussi devenu le sien : « Les rixes, c’était un mot que je ne connaissais pas avant de rencontrer Aoua. Son histoire m’a tellement touchée que j’ai décidé de suivre son chemin. »

Racisme, décrochage scolaire et politique de la ville

Ces affrontements entre jeunes, majoritairement mineurs, basés sur des rivalités de quartiers qui remontent parfois à plusieurs générations sont au cœur de leurs préoccupations. Mais ces événements dramatiques, dont on entend parler lorsqu’il y a un mort, ne sont que l’arbre qui cache la forêt des problématiques de leurs quartiers. Ces mères ne le savent que trop bien. « Déjà, on nous attribue des gènes, soupire Khady Mané. On dit que les Noirs et les Arabes sont comme ci ou comme ça. Les enfants l’intègrent dans leur tête. On leur dit que nous sommes nés violents, bêtes… On dit que les Noirs, c’est le bruit, c’est l’odeur… Les adultes peuvent encore relativiser, mais les enfants, eux, se conforment à ce que l’on dit d’eux. »

La présidente des Mamans de la Banane ajoute : « Souvent, c’est à l’école que les choses commencent. Moi, j’ai fait confiance à l’école. Mon père était enseignant, il était très respecté. C’est pour ça, pour moi, l’enseignant comme la police ne peut pas faire de mal. » Dans leurs quartiers, la déscolarisation de certains jeunes les pousse parfois vers des situations violentes, dont les embrouilles entre zones font partie.

Selon des chiffres de l’Insee, en France, en 2022, presque un jeune homme entre 18 et 24 ans sur dix a quitté l’école sans diplôme (9,2 % contre 6 % chez les filles). Les inégalités sociales et les conditions de vie sont des facteurs aggravants du décrochage scolaire. De plus, les moyens pour l’éducation dans les quartiers populaires baissent. Comme l’illustre un article du Bondy Blog publié début 2023, qui explique que « l’académie de Paris a annoncé la fermeture de près de 180 classes à la rentrée [2024], en maternelle et primaire. Selon les syndicats, 70 % des fermetures planifiées interviendraient dans les écoles du réseau d’éducation prioritaire (REP) de la ville. »

« Je pointe aussi du doigt la politique de la ville, ajoute Aoua Diabaté. C’est quelque chose qui a été mal fait. J’ai l’impression que l’on met les gens de même couleur dans le même quartier. C’est un problème que les politiques ont raté depuis le départ. » Sa voisine acquiesce : « Il n’y a pas de mixité. »

« Je dis à l’État : vous avez participé à tout ça »

Les relations avec la police sont également compliquées. Avec son association, Khady Mané a essayé de parler aux forces de l’ordre. « Tu vas les voir, et j’ai l’impression qu’ils te mettent dans leur collimateur. Nos enfants nous disent toujours qu’il ne faut pas se faire remarquer. Les policiers disent qu’ils te soutiennent et après… Ensuite, j’ai reçu une contravention qui venait de je-ne-sais-où. Maintenant, je me dis, attendons d’avoir des enfants qui ont complètement quitté le monde des embrouilles pour pouvoir se montrer. »

Le lien avec les institutions est ténu. Face au discours politique ambiant, toutes deux réprouvent cette volonté de mettre la responsabilité sur le seul dos des parents. Khady Mané est sûre d’elle, d’autant que ses trois fils sont grands : « Un enfant ne peut pas avoir confiance en lui ni grandir s’il n’a pas de sécurité, de confiance dans l’avenir. Quand la situation est très fragile, comment voulez-vous qu’un enfant puisse cheminer tranquillement ? Alors, je dis à l’État : vous avez participé à tout ça. » Pour se faire voir et entendre, pour montrer que les parents sont présents et qu’il ne faut pas oublier le combat quotidien des mères, Aoua, Khady et d’autres mères engagées dans des associations ont décidé de créer une marche « pour la vie dans nos quartiers », le 1er juin 2024 à Paris.

En attendant, ces mères parient sur le lien local et la communication avec les jeunes pour apaiser leurs quartiers. Dans leur quartier de La Roquette (11e arrondissement), Aoua et son mari Magloire sont devenus des figures presque parentales pour certains adolescents. « Parfois des jeunes nous appellent en pleurs parce que ça ne va pas du tout avec leur famille, alors mon mari va les voir, explique la fondatrice de l’association HDJ. Ou alors ce sont des mamans qui nous appellent pour qu’on aille parler à leur fils. Quand on intervient, ça se passe très bien. Le fait que l’on parle de ce qui nous est arrivé, le jeune, ça le ramène sur le bon chemin. » Pour eux, c’est le bien-être de ces adolescents qui prime : « Quand ça se passe mal à la maison, ça se sent dehors. Et à l’inverse, quand ça se passe bien, ça se sent aussi. »

Emma Bougerol

Photo de une : Aoua Diabaté avec une photo de son fils, Hismaël Diabley Junior / © Anne Paq