À Saint-Mayeux, petite commune sise au nord de la Bretagne, l’eau distribuée au robinet contient plus de pesticides que ne l’autorise la loi. L’alerte a été donnée à la fin du mois de septembre, après plus de trente jours de dépassement des seuils. Le coupable : une substance appelée « ESA-métolachlore », omniprésente dans les cours d’eau bretons. C’est un métabolite du « S-métolachlore », un herbicide fréquemment utilisé pour le désherbage du maïs. Mais qu’est-ce qu’un métabolite ?
« Quand il entre au contact du sol ou de l’eau – par exemple – un pesticide se transforme en divers métabolites qui peuvent eux-mêmes se transformer en de nouveaux métabolites, détaille Louis*, un agronome, ancien fonctionnaire [1]. Si on veut documenter le devenir du glyphosate dans le milieu naturel, c’est inutile de le chercher, on ne le trouvera pas, illustre-t-il. Mieux vaut chercher l’Ampa, son principal métabolite. » Ces descendants chimiques des pesticides sont-ils moins toxiques que leurs parents ? Pas forcément. Certains le sont même davantage car ils vivent plus longtemps, ce qui est le cas de l’ESA-métolachlore.
Ce métabolite est censé rester sous la barre des 0,1 microgramme par litre (mug/l) d’eau potable, comme tout pesticide. C’est une directive européenne, édictée le 3 novembre 1998, qui le dit. Cette directive interdit par ailleurs que le cumul des pesticides retrouvés dans l’eau potable excède 0,5 mug/l. Vu la somme de pesticides utilisés chaque jour dans notre pays, tenir ces seuils est très compliqué, pour ne pas dire impossible. Car des centaines de pesticides épandus donnent des milliers de métabolites.
Sont-ils tous recherchés lors des analyses de l’eau ? Évidemment non. Ce serait trop cher et trop long. « La sélection des molécules recherchées par l’ARS (agence régionale de santé) dans le cadre du contrôle sanitaire des eaux est réalisée en fonction des activités agricoles locales, des quantités de pesticides vendus et des propriétés des molécules en cause », a expliqué le ministère de la Transition écologique au député LREM Yves Daniel, inquiet pour la qualité de l’eau distribuée à certains habitants de sa circonscription, en Loire-atlantique. Le député (de la majorité) avait dû patienter 18 mois pour que le ministère réponde à sa question écrite... [2].
Une commune contrainte de diluer l’eau avec celle d’un réseau voisin
« C’est le collectif sans pesticides de Massérac qui m’a alerté », relate l’élu. Dans cette petite bourgade d’à peine 1000 habitants située aux confins de la Loire-Atlantique et de l’Ille-et-Vilaine, les métabolites ont fait leur apparition dans l’eau potable en 2016, quand on a commencé à les mesurer. « On a pris l’initiative de chercher un peu plus loin que ce qui était habituellement demandé. L’ARS nous a suivis », explique Fabrice Sanchez, maire de la commune et ancien président du syndicat en charge de l’eau potable. 20 000 habitants, répartis sur huit communes, sont alimentés par l’eau des captages de Massérac. Les analyses y révèlent la présence d’une petite dizaine de métabolites, issus des produits épandus sur le colza, le maïs et les céréales. Trois d’entre eux dépassent le seuil limite de 0,1 mug/l.
La situation est si critique qu’une interconnexion est mise en place avec un réseau de distribution voisin pour continuer à alimenter la population en eau potable moins polluée. « On a fait de la dilution, en procédant à des mélanges avec de l’eau achetée à une commune voisine », précise Fabrice Sanchez. Cette dilution est renforcée deux ans plus tard, en 2018, suite à la fermeture d’un des deux points de captage. Les concentrations de pesticides ne diminuant pas suffisamment, une demande de dérogation est faite l’année suivante, en décembre 2019, toujours pour continuer à fournir en eau les 20 000 habitants dépendants des puits de Massérac.
La dérogation est accordée par le préfet en mai 2020, pour trois ans, à condition que des solutions préventives ou curatives soient mises en place. De gros travaux sont prévus pour rénover la station de traitement, explique Fabrice Sanchez. Ce sera terminé en 2023. Mais dès décembre 2020, une filière provisoire avec filtres à charbon est mise en place. « Depuis début 2021, l’eau distribuée sur le territoire respecte la norme pour le paramètre ESA-métolachlore », indique Mickaël Derangeon, élu local et vice-président d’Atlantic’eau, organisme en charge de la distribution d’eau dans le département.
Cela signifie-t-il qu’une eau peut continuer à être distribuée pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, en dépit des dépassements de limite de conformité ? Oui, car les autorités sanitaires considèrent qu’il n’y a pas de risque pour la santé. Pour les pesticides, « la gestion des dépassements (susceptibles d’avoir des effets sur la santé, ndlr) s’appuie sur les "valeurs sanitaires maximales (Vmax)" établies par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) » explique la préfecture de Loire-Atlantique [3]. Introduite en juillet 1998 par le ministère de la Santé, soit quelques mois avant que ne soit adoptée la directive européenne qui limite la présence de pesticides dans l’eau potable, la valeur sanitaire maximale est largement plus élevée que la norme de conformité européenne.
Des métabolites présents presque partout en Bretagne
Si l’on reprend l’ESA-métolachlore, par exemple, on est à 510 mug/l. 5000 fois la norme de qualité de l’eau ! Cette distinction, en plus d’engendrer une certaine confusion, peut déboucher sur des conclusions réellement étonnantes pour ne pas dire grotesques. L’ARS bretonne a ainsi pu écrire en septembre dernier que l’eau distribuée sur la commune de Saint-Mayeux est « non-conforme aux limites de qualité et conforme aux références de qualité » (sic). Les « limites » renvoyant ici aux normes européennes tandis que les « références » renvoient à la définition franco-française de ce qui est considéré préjudiciable, ou non, à la santé.
« Tant que la Vmax restera la référence de toxicité sanitaire, on n’atteindra jamais le seuil d’alerte pour la santé humaine, soupire Dominique Fortunato, du collectif Sans pesticides. Pour nous, il aurait fallu arrêter de distribuer l’eau de Massérac dès janvier 2016, quand on a eu ces relevés alarmants de présence de métabolites de pesticides. » Avant, certaines ARS le faisaient. « C’était d’autant plus important que rien qu’avec les analyses on était sur un taux cumulé de pesticides excédant les 0,5 mug/l, ajoute Damien Renault, lui aussi membre du collectif. Et on sait que le nombre de métabolites excède largement les analyses. »
Autour de Massérac, le syndicat de distribution des eaux « a identifié 68 métabolites produits à partir des 11 substances actives les plus vendues dans le département. Sur ces 68 métabolites seuls 11 ont peu être analysés », remarque le député Yves Daniel [4]. « Nous sommes inquiets du fait que seulement une partie des molécules utilisées en agriculture soient recherchées », ajoute le maire de Conquereuil, Jacques Poulain [5] « Il y a un vrai souci avec l’absence "d’étalons" », remarque Damien Renault. Ces signatures chimiques des métabolites, que le fabricant est le seul à posséder, sont une condition sine qua non pour pouvoir procéder à des analyses. « Malheureusement, les "étalons" ne sont pas toujours disponibles. Les laboratoires ont de la peine à les trouver. Quand ils les trouvent, ils faut payer. C’est compliqué », précise Dominique Fortunato [6].
Filtrer les métabolites nécessite des investissements considérables
Ces difficultés d’analyses sont d’autant plus problématiques qu’à chaque fois qu’on procède à des recherches, on trouve des métabolites. En 2019, l’association Eaux et rivières de Bretagne a entrepris de tester les cours d’eau de la région. Elle a trouvé de l’ESA-métolachlore partout. « Encore plus préoccupant, souligne l’association : il dépassait la limite de 0,1 mug/l dans plus de 92 % des cas ! » Dans les Côtes-d’Armor, où l’ESA-métolachlore est recherché depuis ce printemps 2021, un bon tiers des stations de traitements distribuent une eau au-dessus des seuils.
« C’est un peu la panique, dit un agriculteur du coin. Ils sont en train de demander des dérogations à la pelle pour pouvoir continuer à distribuer l’eau. » Les investissements nécessaires pour traiter les pesticides - filtres à charbon essentiellement - sont très élevés. « De plus, il faut les changer souvent, car ils saturent vite, explique Mickaël Derengeon. Une à deux fois par an. Ensuite, il faut les faire brûler à très haute température pour que les pesticides disparaissent. Tout cela coûte réellement très cher ; cela se compte en centaines de milliers d’euros. » Des sommes vertigineuses qui pourraient bien faire s’envoler le prix de l’eau…
« Il y a aussi des élus qui font pression pour qu’un maximum de métabolites soient classés "non pertinents". De cette façon leur seuil de conformité se trouve rehaussé : on passe de 0,1 à 0,9 mug/l », croit savoir Damien Renault. Une fois classé « non pertinent », un métabolite est considéré moins toxique, les seuils limites de présence dans l’eau sont donc rehaussés. Citée dès 1991 dans une directive européenne concernant la mise sur le marché des pesticides, la différence entre métabolites pertinents et non pertinents a été étayée en 2003 par un document guide de la Commission européenne. Mais les marges d’interprétation sont si larges que les situations varient beaucoup d’un pays à l’autre.
La riposte de l’agro-industrie
Les Pays-Bas, par exemple, ont classé 37 métabolites comme non pertinents, dont ceux du S-métolachlore (cet herbicide à l’origine de la pollution de nombre de points d’eau en France). Au Danemark, en revanche, aucun métabolite ne peut être considéré comme non pertinent ; ce pays considère que cette approche constitue « une violation des niveaux de protection pour les eaux souterraines », cite un document de l’ONG Pesticide action network (PAN). L’influence de l’industrie sur cet imbroglio réglementaire y apparaît très clairement.
« Face à l’étendue des pollutions, il fallait bien qu’ils trouvent une solution, c’est pour cela qu’ils ont introduit cette notion de métabolites non pertinents », souffle Alain Grohan, ancien agriculteur et membre du collectif sans pesticides. « Ils veulent faire sauter les limites de qualité, complète Damien. Mais le faire directement c’est un peu gros. » En France, c’est l’Anses qui en décide, à la demande du ministère de la Santé. En 2019, sur huit métabolites étudiés, l’agence a décidé que seuls trois d’entre eux étaient pertinents, donc soumis à la limite de 0,1 mug/l. L’Anses a aussi décidé que le seuil d’acceptabilité des métabolites non pertinents serait de 0,9 mug/l ; ce qui place notre pays dans la fourchette haute de l’Union européenne qui s’étale de 0,3 à 0,10 mug/l.
« Il s’agit de masquer le désastre de l’agriculture industrielle et l’incapacité des États à protéger les populations contre un empoisonnement universel », tranche le journaliste Fabrice Nicolino, qui s’est longuement penché sur cette question des métabolites. « On ne peut plus faire face à la pollution tellement elle est généralisée, approuve Damien Renault. C’est pourquoi on a tant de mal à obtenir des mesures des métabolites. » « Lors d’une réunion, en octobre 2019, l’un des ingénieurs de l’ARS nous a carrément dit que s’ils les recherchaient tous, ils les trouveraient, et seraient obligés de fermer les puits, rapporte Alain Grohan. Pour faire face, la seule solution, c’est d’arrêter l’usage des pesticides, en commençant par appliquer, et étendre, les interdiction sur les périmètres de captage. »
« La plupart des agriculteurs n’aiment pas utiliser les pesticides »
Ces aires agricoles, plus ou moins grandes, entourent les points de prélèvements des eaux destinées à atterrir dans nos verres et assiettes. Mais il y a du pain sur la planche, car certains agriculteurs ne sont même pas au courant qu’il existe des périmètres de captages sur les terres qu’ils labourent. Ils les arrosent donc de pesticides… Pour les aider à passer le cap, des aides financières leur sont versées. Le plan d’attaque prévu dans les Côtes-d’Armor pour enrayer une pollution devenue hors de contrôle a listé plusieurs sources financières potentielles, publiques évidemment. Plusieurs coopératives semblent déjà sur les rangs pour recevoir ces financements, et « aider » les agriculteurs à se passer de pesticides tout en continuant à en vendre par ailleurs…
Dans la région de Massérac, c’est le distributeur, Atlantic’eau – autrement dit les usagers – qui indemnise les agriculteurs, à raison de 30 euros par hectare et par nombre de « non épandage ». Ne plus épandre de pesticides signifie, pour l’agriculteur, désherber de façon mécanique avec des engins agricoles adaptés. « Le préfet contraint le distributeur d’eau Atlantic’eau à négocier avec les agriculteurs la réduction d’usage des pesticides, proteste le collectif de Massérac. Ce problème politique doit être pris en charge par l’État. »
« La plupart des agriculteurs n’aiment pas utiliser les pesticides, avance l’élu local Mickaël Derangeon. Pour lui, il faut vraiment se concentrer sur un accompagnement de ces professionnels vers d’autres façons de travailler. » La pression augmentant, les autorités nationales vont peut-être (enfin) se décider ? Dans les Côtes-d’Armor, en tout cas, les élu.es en charge de la qualité de l’eau comptent sur « une prochaine rencontre interministérielle » prévue sur les métabolites pour tâcher d’avancer.
Nolwenn Weiler