Chez les multinationales Yara et Total, des salariés en danger dans des usines vétustes

par Samy Archimède (Splann !)

Les alertes se multiplient à l’usine d’engrais Yara et à la raffinerie TotalEnergies, deux sites Seveso près de Saint-Nazaire. Splann ! a enquêté sur les risques au travail pesant sur des centaines de salariés, après le décès de l’un d’entre eux.

Un homme est mort sur son lieu de travail le 24 octobre 2023, dans l’après-midi, sur le site du fabricant d’engrais industriels Yara, à Montoir-de-Bretagne (Loire Atlantique), ville voisine de Saint-Nazaire. Ses collègues l’ont retrouvé inanimé dans la « base vie », l’espace réservé aux salariés des entreprises sous-traitantes. M. Zeidouni, 50 ans, travaillait en intérim comme échafaudeur pour Siemo, prestataire de Yara. Pendant sa matinée de travail, il se serait senti mal et aurait été pris de vomissements. Son décès est-il lié à ses conditions de travail ? A-t-il respiré des vapeurs toxiques ?

En 2022, à Ambès (Gironde), sur un autre site français de production de Yara, quatorze salariés avaient été intoxiqués, dont deux gravement, en respirant des vapeurs d’ammoniac suite à une fuite. Ce même gaz aurait-il pu causer le malaise de M. Zeidouni mort sur le site de Montoir ? « Non », répondait à Splann ! la vice-procureure du tribunal judiciaire de Saint-Nazaire le 26 janvier 2024. « À ce stade, tout porte à établir que le décès est lié à une cause naturelle, la victime présentant un état de santé antérieur dégradé mis en lumière lors de l’autopsie, et aucun élément ne permettant d’étayer l’hypothèse d’un lien avec l’inhalation de substances chimiques. »

Un panneau sur lequel est écrit "Yara fuit, l'Etat fuit, nous restons"
Une association de riverains organise régulièrement des rassemblements pour alerter sur les pollutions de l’usine d’engrais, Yara.
© Samy Archimède

Des conclusions qui laissent songeur le maire de Montoir, Thierry Noguet. Celui-ci se bat depuis quatre ans contre cette usine vétuste, devenue dangereuse pour ses salariés comme pour les riverains. Leader mondial des fertilisants synthétiques, Yara utilise de grandes quantités de produits dangereux, voire toxiques : ammoniac, azote, phosphore, potassium, acide sulfurique. Ainsi que du nitrate d’ammonium, à l’origine des explosions de l’usine AZF à Toulouse (2001) et du port de Beyrouth (2020). Un « process » générateur de risques pour les salariés et fortement émetteur de poussières, d’ammonitrate notamment. Selon l’Organisation internationale du travail, ces poussières peuvent causer de graves irritations des yeux, de la peau et de l’appareil respiratoire, des vomissements, des diarrhées et « des effets graves sur le sang » [Lire l’enquête sur la pollution de l’air à l’ammoniac].

« Chez nous, tous les métiers sont à risque »

Les engrais complexes sont fabriqués dans un atelier appelé « NPK » (N pour azote, P pour phosphore et K pour potassium). Thierry* a travaillé sur ce site de 2001 à 2019 en tant que prestataire comme échafaudeur-calorifugeur. Il connaît parfaitement cet atelier qui ne lui a pas laissé de bons souvenirs. « J’y ai passé des semaines et des mois entiers. C’était le pire des endroits ! Il y avait un taux d’empoussièrement très élevé, mais pas de ventilation. Et une couche de poussière qui se déposait partout, un peu comme de la neige, et qui se transforme en vase quand il pleut à cause des fuites dans le bâtiment. C’était infernal ! Personne ne portait de masque et on ne me l’a jamais imposé. »

L’atelier NPK n’est pas le seul à présenter des dangers pour la santé des salariés sur le site de Yara. « Chez nous, tous les métiers sont à risque, c’est une usine Seveso seuil haut », rappelle Philippe Nicolas, délégué CGT et secrétaire de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) du site. C’est-à-dire un site présentant des risques d’accident majeurs. « Le but du jeu, c’est de les maîtriser au maximum. » Comment ? « Grâce à des systèmes de dépoussiérage, des masques FFP3 contre les particules fines ou des casques intégraux avec air ventilé filtré dans les ateliers où il peut y avoir des poussières. On peut dire beaucoup de choses sur Yara, conclut Philippe Nicolas, mais la sécurité ici c’est vraiment primordial. »

Des personnes tiennent des écriteaux sur lequels sont écrits : "Yara suspension administrative"
Yara a régulièrement fait l’objet de mises en demeure et suspensions administratives de la part de la préfecture.
© Samy Archimède

Ce n’est pourtant pas l’impression que Thierry a eu lors de ses nombreux « séjours » dans l’atelier NPK jusqu’en 2019. Il reproche notamment à l’entreprise de ne pas avoir installé d’« extracteurs d’air » et de s’en être tenu à des messages de prévention du type « port du masque obligatoire » affichés à l’entrée du bâtiment. Entre le représentant syndical et l’ancien salarié prestataire, qui faut-il croire ? Philippe Nicolas l’admet : la concentration de poussières (ammonitrate, chlorure de potassium, phosphate) est particulièrement élevée dans cet atelier car celui-ci « n’a pas été conçu pour produire ce type d’engrais ». Pour éliminer ces poussières du process, il aurait fallu tout bonnement « raser l’usine », estime-t-il avant de conclure : « Les salariés des entreprises extérieures, on sait bien qu’ils n’aiment pas travailler chez nous. Et à raison. »

Delphine Guey, directrice de communication de Yara France, affirme pour sa part que « les salariés de Yara France et les opérateurs sont équipés dans le respect de la réglementation, de toutes les normes de sécurité que nos métiers exigent. » En écho, Philippe Nicolas l’assure : « Nous sommes très sensibles aux maladies professionnelles et nous n’en avons jamais décelé sur l’usine de Montoir. » Y compris parmi les retraités, insiste-t-il. Le syndicat majoritaire de Yara marche sur une ligne de crête, cherchant à défendre à la fois les salariés et un outil de travail devenu obsolète.

Une usine qui accumule les mises en demeure

Le 30 octobre 2023, sans ébruiter le décès survenu six jours plus tôt, Yara France annonce le licenciement de 139 salariés sur 171 et l’arrêt de la production d’engrais à Montoir. Avec ce plan de licenciement, c’est un demi-siècle d’histoire industrielle qui s’achève.

En fonctionnement depuis 1972 et reprise par Yara en 2004, l’usine est aujourd’hui vétuste. Philippe Nicolas dénonce sans ambiguïté les choix d’une direction qui « avait arrêté d’investir depuis plusieurs années » dans la modernisation de ses installations, accumulant les mises en demeure de la préfecture et les pénalités (plus de 700 000 euros en deux ans). La multinationale norvégienne aurait-elle fait le pari du « pourrissement » pour ne pas avoir à débourser les 35 à 45 millions d’euros nécessaires à sa mise aux normes, d’après une estimation récente de la préfecture ?

Depuis une quinzaine d’années, l’usine Yara de Montoir est sommée par les services de l’État de respecter la réglementation en matière de sécurité et d’environnement. Dépassement des limites d’émission de particules fines, dépassement des limites de rejets d’azote et de phosphore dans la Loire, conditions de stockage d’engrais et d’ammoniac non conforme… En 2023, le site de production de Yara faisait partie des cinq industriels placés sous vigilance renforcée par le ministère de la Transition écologique. Un dispositif récent qui vise à « améliorer la prévention des accidents industriels et renforcer la protection des populations ».

Un homme avec une écharpe tricolore s'adresse à une journaliste.
Thierry Noguet
Maire de Montoir-de-Bretagne, il a reçu plusieurs menaces de mort dans le cadre du dossier Yara.
© Samy Archimède

Des risques toujours présents malgré l’arrêt de la production

L’usine ne produit plus d’engrais depuis novembre 2023, mais les risques n’ont pas disparu pour autant. « Il y a encore une activité de surveillance très importante parce qu’on a des stocks critiques : de l’ammoniac, du nitrate d’ammonium chaud, des bacs d’acide, etc. », explique Philippe Nicolas. Il faut aussi garder une équipe d’intervention en cas d’incendie ou de risque technologique et une équipe de maintenance. » Cette présence humaine est loin d’être superflue, comme en témoigne la panne générale de courant survenue le 29 mars. Un groupe électrogène de secours a mis deux heures à démarrer, provoquant la mise en pression de l’ammoniac, avec un risque d’explosion.

L’alerte a eu lieu 38 jours après une nouvelle injonction préfectorale portant justement sur les défauts électriques de l’usine. Elle a été jugée suffisamment sérieuse par le préfet pour qu’il convoque à une réunion extraordinaire de la commission de suivi du site (CSS) le directeur de Yara France, le responsable de Yara pour l’Europe du Sud, les représentants syndicaux, les élus locaux et les associations de riverains. En 2018 déjà, la préfecture mettait en demeure Yara d’assurer la protection du personnel, « notamment en cas de rejet de produits toxiques ».

Le 7 mai 2024, le gouvernement a publié un rapport (remis en juin 2023) qui confirme les risques liés au stockage d’ammonitrates. Sa recommandation principale : interdire l’utilisation d’ammonitrate haut dosage en France. En Bretagne, deux producteurs d’engrais seraient principalement concernés : Yara à Montoir et la Timac Agro à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), dont Splann ! vous parlait dans cette enquête.

Concernant ces différentes mises en demeure, la fermeture de l’usine et les diverses pollutions pour lesquelles l’entreprise a été sanctionnée, Yara France n’a pas donné suite à nos sollicitations.

« Yara, c’est vraiment le pire »

Sept mille tonnes d’ammoniac sont aujourd’hui stockées sur le site de Montoir. Rien de rassurant pour ceux qui passent tous les jours devant ces réservoirs. Dans son dernier arrêté daté du 20 février, la préfecture de Loire-Atlantique évoque le problème sans ambiguïté : « Il n’est pas approprié de maintenir sur site, pendant une longue durée, un volume de substance présentant, en cas de dégradation ou d’incident, un potentiel de dangers aussi important. »

La direction de Yara France déclare vouloir désormais réduire la voilure et transformer l’usine en « terminal d’importation et en unité de pointe de mélange et d’imprégnation d’engrais sur mesure ». Cette transformation entraînera-t-elle le démantèlement des unités de production et la dépollution de l’usine ? Si c’est le cas, Laurent*, un électricien sous-traitant qui effectue des missions de dépannage pour plusieurs industriels dont Yara, s’attend à devoir y retourner. Surtout depuis qu’il a survécu à un cancer du poumon, opéré avec succès l’an dernier. « Yara, c’est vraiment le pire », lâche-t-il.

Mais le quinquagénaire sous-traite surtout pour la raffinerie TotalEnergies, la troisième du pays en termes de capacité de raffinage. Site Seveso seuil haut, comme l’usine Yara, elle s’étend sur 350 hectares, à Donges (commune voisine de Montoir), où les premiers dépôts pétroliers ont été installés il y a plus d’un siècle. « Quand je la regarde, j’ai l’impression que c’est les tuyaux qui tiennent les murs, le béton. À certains endroits, c’est tellement vieux que les armatures de béton armé sont à l’air libre. Ça ne donne pas confiance », juge-t-il.

Chez Total, une raffinerie vieillissante met en danger les salariés

Lors de son passage sur le site le 13 octobre 2024, la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) a constaté que TotalEnergies était très en retard sur le programme réglementaire d’inspections : 58 % des tuyauteries qui devaient être mises aux normes avant le 31 décembre 2022 ne l’avaient toujours pas été près d’un an plus tard. Il faut dire que le site cumule pas moins de 32 000 kilomètres de canalisations… Les services de l’État ont également pointé « le vieillissement de ponts de tuyauteries qui pourrait conduire à des fuites de produits polluants ». De plus, dix réservoirs de carburants ont été « maintenus en exploitation » sans avoir été inspectés, indique le rapport de la Dreal Pays de la Loire.

Le panneau Total Energie est érigé devant une raffinerie.
La raffinerie de Donges est implantée dans la commune depuis le début du siècle.
© Samy Archimède

Les retards accumulés par l’entreprise dans les opérations de maintenance ont une conséquence directe : la multiplication des incidents techniques susceptibles de mettre en danger certains salariés. Le 21 décembre 2022, une équipe de Clemessy, marque d’Eiffage Energie Systèmes et sous-traitante de TotalEnergie, est appelée en urgence pour tenter de colmater une importante fuite sur un réservoir contenant 30 000 mètres cube d’hydrocarbures. Du carburant aux vapeurs toxiques s’échappe en raison de la défaillance d’un « hélicomélangeur » monté à l’envers au cours d’une révision.

Problème, selon David Arnould, délégué syndical CGT de la raffinerie : les salariés dépêchés sur place n’ont pas les bons équipements de protection. « Ils sont intervenus avec un masque à ventilation assistée (à cartouche). Vu les taux de benzène et de COV qu’il y avait dans la zone, leurs cartouches ont très vite saturé et ils ont été exposés à de fortes concentration de benzène », une substance classée cancérogène certain par le Centre international de recherche sur le cancer (Circ).

Splann ! a voulu prendre des nouvelles de ces salariés exposés, mais il a été impossible de retrouver leur trace, puisque après un incident ou accident, des salariés sous-traitants peuvent être affectés à d’autres missions dans d’autres entreprises. « On ne sait pas à quelle quantité ils ont été exposés, car ils ont été avertis trop tardivement de la procédure de suivi biométrologique à mettre en place, regrette Adrien Vaugrenard, délégué CFDT du site et rapporteur de la commission santé sécurité et conditions de travail (CSSCT). Si demain ils déclarent une maladie, elle ne pourra pas être qualifiée en maladie professionnelle parce qu’il n’y aura aucune preuve de leur exposition à un produit particulier. C’est dramatique ! » De son côté, Davic Arnould de la CGT exprime les mêmes craintes.

Un manque criant d’investissement pour l’entretien

Les fuites de plus en plus fréquentes sur les canalisations sont la conséquence directe d’un « manque d’investissement chronique dans l’outil de travail », analyse Adrien Vaugrenard. « Malgré le rattrapage en cours, avec 10 millions d’euros par an investis dans l’entretien et le contrôle des tuyauteries et canalisations de transport, on paye le manque d’investissement de ces vingt dernières années. »

Le délégué syndical reproche aussi à la direction de l’entreprise d’avoir supprimé 52 postes (sur 650) entre 2020 et 2023. « Cette réorganisation est venue fragiliser l’organisation du travail et notamment une maintenance en souffrance », dénonce-t-il. Alors que TotalEnergies peine à débloquer les moyens nécessaires au maintien de sa vieille raffinerie, elle s’est lancée en 2021 dans un immense chantier : la construction d’une unité de désulfuration censée produire des carburants qui rejetteront dans l’atmosphère 10 % de dioxyde de souffre en moins que ceux d’aujourd’hui.

Mais, selon le syndicaliste, ce chantier ne se déroulerait pas dans des conditions de sécurité idéales pour les 300 à 400 travailleurs sous-traitants (dont beaucoup d’étrangers) qui y travaillent. « Depuis le début des travaux, on a recensé de nombreux accidents graves, dont quatre auraient pu être dramatiques, développe Adrien Vaugrenard. On est également inquiets pour les travailleurs qui ne sont pas suffisamment protégés lors des opérations de soudage et sont exposés au chrome VI », un composé classé cancérogène certain [Lire « Le coût humain des bateaux de croisière].

Une raffinerie.
Le site de Donges cumule plus de 32 000 kms de canalisations, dont une grande partie ne sont pas aux normes, selon la préfecture.
© Samy Archimède

Des salariés en lutte aux côtés de riverains

Impossible de travailler dans une raffinerie sans respirer des substances cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR) : composés organiques volatiles (benzène, trichloroéthylène, styrène, toluène, éthylbenzène…), hydrocarbures aromatiques polycycliques (chrysène, pyrène, naphtalène…), etc. Nous avons contacté TotalEnergies afin de savoir comment les salariés étaient protégés face à ces substances toxiques. Malgré deux relances, le directeur de la communication de la plateforme de Donges n’a souhaité répondre à aucune des questions soulevées dans cette enquête.

Tous les sites pétrochimiques français doivent respecter des valeurs limite d’exposition professionnelle (VLEP), notamment pour le benzène. Mais pour David Arnould, également animateur du collectif santé-travail à la fédération nationale CGT des industries chimiques, ces VLEP sont un leurre car elles ne reposent pas sur des exigences médicales. « Ces valeurs sont issues d’un compromis social » entre les exigences de santé et les intérêts économiques, explique-t-il. Illustration : le 5 avril 2024, une nouvelle VLEP, plus stricte, est entrée en vigueur concernant le benzène. Or, elle reste dix fois supérieure à celle recommandée par le Comité européen d’évaluation des risques. De plus, les industriels ont obtenu un délai de deux ans pour s’y plier, s’indigne le syndicaliste.

Au milieu de ce paysage assez sombre, une lueur d’espoir se dessine depuis deux ou trois ans : le rapprochement de la CGT avec les associations de riverains. Lutter pour la santé des salariés ou pour celle des habitants de Donges, n’est-ce pas finalement le même combat ? « Chaque fois qu’on pourra porter des revendications communes, on le fera, c’est évident. Il faut s’intéresser à la santé et à la sécurité des riverains comme à celle des salariés », insiste David Arnould. Il cite l’un de ses anciens camarades de la CGT, Marcel Croquefer, pour illustrer son propos : « Nous, les ouvriers, nous sommes les poissons pilotes de la santé et de la sécurité des riverains  ».

*Le prénom a été changé à la demande de la personne, afin de préserver son anonymat.

Samy Archimède (texte et photos)

Photo de une : ©Samy Archimède

P.-S.

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