« C’est ici la permanence ? » Cela fait à peine une demi-heure que la permanence juridique hebdomadaire du syndicat Sud commerces et services a ouvert à la Bourse du travail de Paris quand Damien [1] se présente sur le palier du bureau 309. Ce mardi 18 juin, Gwen Berthe et François Vidit sont là pour écouter et conseiller la dizaine de travailleurs et travailleuses du tertiaire qui passera la porte du syndicat cet après-midi.
« Ça dépend, vous bossez dans quel secteur ? », répond Gwen au nouvel arrivant. Depuis 2015, Damien assure les « after » dans une discothèque parisienne en tant que DJ, de 5 à 11 heures du matin. Payé en espèce, il ne détient aucune fiche de paie. « J’ai demandé au patron de me faire des déclarations parce que j’ai entendu qu’il voulait vendre la boîte et je n’ai rien eu. »
En deux temps trois mouvements, Gwen sort une feuille sur laquelle il détaille le situation de Damien. « Tu ne sais pas ce que tu vas devenir avec la reprise du commerce et tu aimerais être reconnu comme salarié ? » Damien acquiesce. « C’est un peu particulier, normalement si tu bosses sans contrat, c’est un CDI à temps plein », poursuit le syndicaliste.
Apporter des preuves
Théoriquement, ne rien signer 48 heures après sa première heure d’activité équivaut à un contrat de travail à durée indéterminé. Sans déclaration ni cotisations sociales à l’Urssaf, l’employeur s’expose au délit de travail dissimulé. Le problème réside ici dans la prescription. « Pas sûr que les Prud’hommes remontent jusqu’à 2015. Ça me paraît plus envisageable à partir de 2022 », explique le membre de Sud.
Damien doit apporter des preuves de son activité dans la discothèque : appels de l’employeur, messages, mails, photos, virements. « Ce n’est pas un problème », élude le DJ. « C’est moi qui en jugerai, rectifie Gwen dans un sourire. Je regarderai s’il y a assez d’éléments pour caractériser la relation de travail. Le mieux est d’avoir des attestations de tes collègues écrites à la main. » Damien pense pouvoir obtenir dix à quinze collègues prêts à se prononcer en sa faveur.
À partir de là, la procédure est simple : une demande de certificat de travail pour régulariser la situation est envoyée à l’employeur. En cas de refus, c’est la saisine des Prud’hommes. Un parcours simple mais long : le jugement n’aura pas lieu avant un an et demi. Damien ne s’en formalise pas et promet de revenir la semaine prochaine avec ces documents en poche. Entre temps, il retournera mixer dans la boîte ce week-end.
Justiciers du travail
Avant qu’il s’en aille, on l’interroge sur comment il a atterri ici. « Au conseil de prud’hommes, on m’a donné une fiche d’information avec la liste des numéros », répond Damien. Chaque organisation syndicale propose auprès de la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets), des noms de défenseurs syndicaux. Comme François et Gwen, ces derniers peuvent défendre la cause de salariés en litige avec leur employeur devant le conseil de prud’hommes.
Légalement, ils bénéficient de dix heures d’absence de leur travail par mois. En pratique, cet accompagnement aussi invisible que précieux des travailleurs empiète sur le temps libre. D’autant plus lorsque la permanence hebdomadaire tombe sur le jour de repos de François. Mais ce guide touristique y voit l’occasion « d’être confronté à d’autres réalités, de s’aérer de ses propres conflits au travail. »
Ces justiciers ne sont pas des professionnels du droit, mais avant tout des syndicalistes. « Souvent, on est pris de haut par les avocats des employeurs qui, généralement sont juristes d’affaires ou fiscaux, constate Gwen, défenseur depuis juillet dernier. Notre force c’est qu’on connait bien le monde du travail ».
Dossier après dossier, ils se transforment en juristes confirmés, en stratèges procéduriers. « Je ne vais au tribunal que lorsque je pense qu’il est possible de gagner », prévient le syndicaliste. Qu’importe le montant de l’indemnité espérée par le salarié : « Une fois, j’y suis allé pour 80 euros ». Autre différence avec les robes noires, et pas des moindres, ces défenseurs ne tirent pas d’argent des affaires défendues. De l’avis de François, la récompense de leur engagement est avant tout symbolique : « Quand on arrive à décoincer une situation, à réparer une injustice, c’est gratifiant ! »
Burn-out et solidarité
À l’heure où le syndicalisme est parfois décrié pour sa bureaucratie ou son corporatisme, à l’heure où l’individualisation salariale émiette les collectifs de travail, cette solidarité concrète et désintéressée peut détonner. Bien souvent, les visiteurs des permanences ne s’encarteront pas ou ne reviendront jamais au syndicat. Avant de donner de son temps, Gwen Berthe a été l’un d’eux. Il y a cinq ans, cet animateur d’Escape Game a été victime d’un burn-out.
Une personne retraitée, repérée sur une liste de conseillers salariés [2], l’a alors soutenu tout au long de sa procédure de rupture conventionnelle. Une fois tiré d’affaire, le désormais vendeur dans une boutique de jeux de société réalise que le membre de la CGT qu’il ne connaissait « ni d’Eve ni d’Adam », l’a aidé à défendre ses droits sans rien lui demander en retour.
« Je me suis dit que la moindre des choses était de cotiser à un syndicat. Manque de chance pour ce cégétiste, j’étais plus radical donc je suis allé à Sud, rigole-t-il aujourd’hui. Il y a un an et demi, je suis passé au syndicat pour ma cotisation, on m’a demandé si je ne voulais pas filer un coup de main. »
Depuis, le trentenaire n’a pas raté une permanence. Aujourd’hui, c’est lui qui forme les futurs défenseurs à monter un dossier prud’homal [3]. C’est cette transmission du savoir-faire syndical acquis, de l’expérience militante accumulée qui se distille au gré des permanences…
Contester un licenciement
À 14h55, Ada, la cinquantaine, montre à Gwen son téléphone sur lequel s’affiche sa feuille de paie. Elle travaille comme lingère dans un grand hôtel parisien, mais est embauchée par une autre entreprise en tant qu’agente de service. Sa convention collective devrait l’amener à être prise en charge par Sud nettoyage mais le membre de la section Commerces choisit de l’aider malgré tout.
« Ils m’ont convoqué à un entretien préalable au licenciement le 1er juillet, j’étais étonnée », dit Ada. La femme est mise à pied depuis le 11 juin. En mars dernier, alors qu’elle œuvre dans son atelier sont jetés à la poubelle des « chapeaux publicitaires ». Une assistante en sort un et lui pose sur la tête : « Ça vous va bien, vous devriez les prendre ». Ada repose alors les couvre-chefs derrière les fers à repasser.
À son retour de congés dix jours plus tard, les chapeaux n’ont pas bougé, ils se sont simplement alourdis de poussière. En tant que couturière, Ada se perfectionne grâce à des tutos YouTube. Elle prend ce jour-là les chapeaux pour réaliser des patrons de couture. Mais à l’entrée de l’hôtel, la directrice l’interpelle : « Remettez ça, ce sont nos chapeaux. » « Je n’osais pas dire devant les voituriers et les agents de sécurité que je les avais trouvés dans la poubelle, confie Ada à la permanence syndicale. Après, le chef m’a demandé pourquoi j’avais pris ces chapeaux. »
En larmes, Ada regrette : « J’aurais dû réagir. » Gwen évacue ce détail : « Le plus important, c’est que vous soyez venue. Avez-vous confiance en quelqu’un sur votre lieu de travail ? » « Non », répond Ada. « Si vous allez seule à cet entretien, ils vont vous faire des reproches, vous devez absolument ne rien dire », précise le conseiller.
« L’épreuve » de l’entretien de licenciement
Chamboulée, Ada n’en revient pas qu’on ose l’accuser. De surcroît, elle devrait ne pas se défendre ? Gwen la rassure : « Pour la justice, votre silence ne veut rien dire. » Juste à côté, François cesse de taper sur l’ordinateur et intervient : « L’entretien de licenciement est une épreuve, il faut se préparer mentalement. Dites-vous que le ciel peut vous tomber sur la tête… La meilleure stratégie, c’est de se taire. »
Et d’enregistrer l’entretien. La retranscription mot à mot des échanges, autorisée selon un jugement de la Cour de cassation, évite le « parole contre parole » devant le tribunal. Selon l’issue de l’entrevue, Ada reprendra son travail le 1er juillet, ou le perdra… auquel cas elle reviendra voir Sud Commerces pour contester ce licenciement. François et Gwen ne sont ni coach de vie ni psychologues. « C’est difficile, mais on ne peut pas tomber dans la sensiblerie si on veut gagner », confie François Vidit.
Mensonges de l’employeur
16 heures. Hichem Aktouche, le secrétaire de Sud Commerce entre dans le bureau 309. Il revient d’une audience aux Prud’hommes, accompagné de Mme. T, souriante. Une conciliation a été trouvée avec son employeur. Celui-ci doit lui verser 15 000 euros de rappel de salaires.
En 2019, cette femme marocaine avait obtenu un poste de vendeuse dans une boulangerie du centre-ville de la capitale. Mme T. se tient derrière la caisse six jours sur sept, de 14 heures à 21 heures. Au moins 42 heures par semaine, 160 heures par mois, payées autour 1250 euros. Sa rémunération horaire avoisine les 7,35 euros. Parfois, une prime de 50 euros venait compléter le salaire, mais sans feuille de paie.
En octobre 2021, Mme T. a voulu prendre des vacances. « Le patron m’a dit : “OK, prends tes congés payés, par contre tu ne reviens pas” ». Officiellement, l’entreprise ne connaîtrait pas Mme T. Problème : lors de la crise sanitaire de 2020 chaque personne devait justifier sa présence dans l’espace public. « Pendant le confinement, le patron a signé toutes les attestations de déplacement pour éviter que la police m’arrête en allant au travail. » Autres éléments : la seule employée française de la boîte a signé un formulaire témoignant de la présence de Mme T. Enfin, des captures d’écrans de vidéosurveillance prouvent la présence de Mme T. au travail.
Du dossier épais de l’affaire, Hichem tire une retranscription écrite d’un ancien message vocal laissé à Mme T. On y lit des menaces à peine voilées pour qu’elle retire son témoignage en faveur d’un ex-collègue. « Ils ne pouvaient plus nier la relation de travail », se félicite Hichem. Lors de l’audience prud’homale, l’entreprise ne se démonte pas et présente… des bulletins de salaires soudainement retrouvés. Sauf que ceux-ci ne correspondant pas aux mois travaillés.
Solution de compromis
Avec tous ces éléments, Mme T. aurait pu espérer 30 000 à 45 000 euros d’indemnités en bout de procédure. Ce sera finalement 15 000. Car les Prud’hommes cherchent souvent une solution de compromis sur le fond. Mme T. projette aujourd’hui de quitter la France et est soulagée d’en finir. « Tout ça, c’est grâce à Hichem », sourit-elle.
Défenseur depuis 2011, Hichem Aktouche n’a pas découvert la lutte dans les bouquins de droit mais dans les fast-food. En 2006, il livre des pizzas le soir, tout en étudiant la journée. Il ne compte pas ses heures, le patron non plus. « Sa logique c’était : on a fini quand le travail est terminé », indique-t-il. Seul français de l’équipe, Hichem mobilise ses collègues et obtient le paiement des heures supplémentaires.
Il devient représentant syndical CGT. En guise de remerciement, il est menacé à la sortie de son boulot. Trois ans plus tard, il y travaille toujours, et il est délégué syndical Sud. « Ce dont je suis le plus fier, c’est d’avoir obtenu la subrogation des salaires », jargonne Hichem. En cas d’accidents du travail, plutôt fréquents dans le monde de la livraison express de pizza, l’assurance-maladie tarde à verser les indemnités aux salariés.
Dans le fast-food d’Hichem, grèves et négociations ont permis le maintien de rémunération le temps que la Sécurité sociale le rembourse l’employeur... Hichem Aktouche a finalement été élu permanent syndical en 2018. Pour continuer à aider les salariés du secteur face aux magouilles de certains patrons.
Ludovic Simbille
Photo d’illustration : La Bourse du travail de Paris/CC BY 2.0 Jeanne Menjoulet via flickr.