Une fois les ours sortis de leur hibernation, ils s’aventurent presque toutes les nuits dans les rues de Băile Tușnad, une petite station thermale nichée au milieu des montagnes de Transylvanie, au centre de la Roumanie. Dès le soir tombé, les habitants se retranchent chez eux. Et les messages d’alerte du gouvernement, prévenant de la présence d’un ours en ville, font vibrer les téléphones plusieurs fois par nuit.
Ici comme dans plusieurs autres villes de Transylvanie, pas une semaine ne se passe sans que les médias locaux ne relaient des vidéos d’ours fouillant dans les poubelles ou les vergers, ou de promeneurs victimes d’attaques au détour d’un chemin forestier. Au carrefour des massifs montagneux des Carpathes, à Băile Tușnad, on marche le soir en scrutant les sous-bois qui bordent les rues, au cas ou un animal s’y trouverait. Dans les rues crépitent les barrières électriques qui entourent maisons, commerces et poubelles, censées tenir les mammifères à distance. Un son parfois entrecoupé du grognement des chiens.
« C’est simple, si tu cherches les ours, tu n’as qu’à suivre les aboiements », conseille Edgar, restaurateur de 29 ans, dans un demi-sourire. Sur son téléphone, il montre la devanture défoncée d’une supérette de la ville. Attiré par les rayonnages de fruits et légumes, un ours est venu s’y servir. « Ils n’ont plus peur de nous. Ils sont devenus trop habitués aux humains. On veut pouvoir vivre en paix avec eux, mais ce n’est pas normal qu’ils s’aventurent dans nos jardins, dans nos cuisines même parfois », raconte encore Edgar.
Si autant d’ours pointent le bout de leur nez à Băile Tușnad, c’est que la ville se situe dans un corridor écologique d’une dizaine de kilomètres de long, entre deux zones montagneuses. Mais tout le reste de la région est concerné par ces conflits homme-ours. Avec parfois des blessés, voire des morts, comme ce berger de 26 ans tué lors d’une attaque dans les montagnes en juillet 2021 à quelques dizaines de kilomètres de Băile Tușnad. L’homme avait tenté de retrouver l’ours qui avait tué l’une de ses vaches, et s’est fait piégé dans un face-à-face mortel.
Sprays au poivre, flashballs ou grenades assourdissantes pour éloigner les ours
Pour cette seule année, les gendarmes ont déjà reçu 400 appels d’urgence d’habitants pour signaler la présence d’un animal en ville, contre 200 en 2020. « Nous intervenons beaucoup pour éloigner les ours des villages et des villes. Pour ça, on utilise les sirènes des voitures, voire des sprays au poivre, ou plus rarement des flashballs ou des grenades assourdissantes », explique le porte-parole de la gendarmerie. À demi-mot, il regrette l’interdiction de chasser l’ours, entérinée en 2016 au moment ou la Roumanie est entrée dans l’Union européenne.
Cette mise en conformité avec la liste européenne des espèces protégées a créé pas mal de ressentiment chez les populations rurales de Transylvanie, qui voient toujours dans la chasse une manière de réguler la population d’ours. En juillet dernier, plusieurs centaines de personnes ont défilé dans la rue principale de Băile Tușnad sous le mot d’ordre « Les ours dans nos forêts, pas dans nos jardins », pour exiger de l’État davantage de mesures de protection des habitants et des exploitations agricoles.
Pourtant, il n’existe aucune estimation scientifique récente et fiable sur le nombre d’ours dans le pays. La dernière, qui remonte aux années 1990, donnait le chiffre de 6000. Aujourd’hui, les principales ONG environnementales roumaines avancent le chiffre de 7000, les associations de chasse les estiment à 10 000. La bataille fait rage entre les tenants de la conservation et ceux de la régulation par le fusil. Au point que le gouvernement roumain a annoncé le lancement d’un plan national de recensement des ours, financé à hauteur de 11 millions d’euros par l’Union européenne.
Un ours qui vient tous les soirs dîner dans les poubelles de la vieille ville
« Aujourd’hui, on a douze animaux problématiques qui traînent en ville. Il s’agit presque toujours de spécimens de faible constitution ou des femelles avec leurs petits, qui viennent se nourrir auprès des humains pour éviter de croiser les mâles dominants, qui sont un danger elles », pointe Imecs Ivan, naturaliste et salarié de GéoAccent, une association locale de protection de l’environnement. Le jeune homme a à cœur de protéger la grande faune de Transylvanie (loups, lynx, ours, cerfs, renards…), dont la richesse est quasi unique en Europe. Mais ce père de deux enfants veut aussi pouvoir vivre en sécurité à Băile Tușnad, fief de sa famille depuis plusieurs générations.
Comme ses voisins, il a reçu gratuitement de la mairie une clôture électrique pour protéger sa maison, son potager et sa petite parcelle plantée de maïs. Lorsqu’un ours continue à rôder autour des habitations malgré les tentatives d’éloignement de la gendarmerie, le maire peut décider de faire capturer l’animal pour le relâcher au loin, dans un massif forestier inhabité. Voire de le faire abattre par les chasseurs du coin. Mais en plus d’être très coûteuses, ces « captures-relocalisations » sont aussi dangereuses. Il faut d’abord endormir l’animal avec un fusil hypodermique, puis le mettre dans une cage et le transporter en 4x4 sur des pistes cahoteuses pour le relâcher des dizaines de kilomètres plus loin.
« En juillet dernier, en relocalisant une seule femelle, nous sommes parvenus à réduire les conflits humain-ours à Băile Tușnad de plus de 70 %», se félicite Imecs Istvan. Ailleurs, les résultats sont plus mitigés. « On fait surtout ça pour montrer à l’opinion publique qu’on agit. Mais ce genre d’opérations n’a pas été efficace chez nous. Les ours habitués à l’humain, et ceux que l’on relocalise, reviennent souvent se nourrir dans d’autres villes, et même parfois chez nous », se désole quant à lui Bogdan Costecu, directeur des activités de chasse chez Romsilva, l’équivalent de l’Office national des forêts français. Lui aussi doit composer avec un ours trop habitué à l’humain, qui vient tous les soirs dîner dans les poubelles de la vieille ville, au pied d’un château médiéval.
Surveillance GPS et relocalisation des ours
« Nous sommes aussi très peu dans le pays à savoir mener ces captures d’ours », renchérit Casba Domokos, biologiste chez Milvus, une autre ONG qui intervient dans plusieurs zones montagneuses, dont une bonne partie classée zone Natura 2000. L’association environnementale y surveille l’impact des activités humaines sur l’hibernation des ours et suit les mouvements des mammifères en les équipant de colliers GPS, via un réseau de caméras thermiques placées à des endroits de passage stratégiques. En trois ans, elle a procédé à quatre opérations de capture-relocalisation. « La surveillance GPS a montré que l’un des ours qui effrayait les habitants du coin est maintenant dans les forêts ukrainiennes », explique un chercheur du cabinet vétérinaire qui recueille des oursons orphelins.
Après quelques jours à les soigner, il les envoient ensuite dans un parc fermé de réhabilitation à la vie sauvage, perdu au milieu des montagnes Hășmaș, au nord de Băile Tușnad. Lors de ses patrouilles en forêt, il lui arrive aussi parfois de libérer des ours de pièges posés par des paysans, souvent des colliers étrangleurs, qui tuent les animaux à petit feu. Une méthode ancestrale qui excède Casba Domokos et son collègue vétérinaire Levante Borka. Tous deux se battent avec les moyens du bord à la protection du grand mammifère. « Faute de moyens et de connaissance technique, les maires risquent davantage d’ordonner de tuer les ours plutôt que de les relocaliser », se désespère Casaba Domokos en enchaînant les cigarettes après une journée à installer des caméras en forêt.
Les attaques d’ours sont devenus un sujet électoral. Les élus locaux jouent sur la colère populaire, attisée par des attaques de plus en plus médiatisées. Et le gouvernement tente de donner le change, à grand coup d’annonces. Mais pour de nombreux agriculteurs, le problème est ailleurs et se niche dans un système public d’indemnisation bien trop lent en cas de dégâts dans les cheptels ou les cultures. Pour ses trois vaches tuées par un ours en 2017, Tibor Farkas a par exemple dû attendre trois ans. En arpentant ses 50 hectares de terrain perchés à 1200 mètres d’altitude, il montre du doigt le sous-bois duquel un ours est venu tuer l’une de ses bêtes un soir. Une autre de ses vaches a été attaquée non loin du petit chalet où il entrepose son matériel.
Des « cow-boys électriques » financés en partie par l’Union européenne
« Beaucoup d’anciens ont dû laisser tomber leurs fermes. C’est devenu trop dangereux d’emmener ses bêtes pâturer. Et quand il y a un accident, le gouvernement n’est pas là pour nous soutenir financièrement. On a parfois l’impression que la vie des ours vaut plus que la nôtre », lance l’éleveur en faisant rouler un brin d’herbe entre ses mains tannées. Pour autant, il reste convaincu que son activité reste possible tout en cohabitant avec les prédateurs. C’est davantage à la bureaucratie qu’aux ours qu’il en veut.
Dans cette vallée, les paysans labourent encore avec des chevaux et moissonnent à la faux. À ces petites échelles de production, perdre deux vaches ou trois moutons s’avère dramatique. Chacun se protège comme il le peut, des molosses veillent tous les chemins. Au milieu de ses pâturages, Tibor montre la clôture électrique à 4000 volts, alimentée par des panneaux solaires, qu’il a dressée le long de son exploitation. Des « cow-boys électriques », comme il les appelle, financés en partie par l’Union européenne. Bien installées, ces infrastructures éloignent efficacement les ours, tout en leur laissant un accès aux pâturages ouverts, ou ils peuvent trouver de la nourriture facile.
Mais cet investissement, près de 7000 euros dans le cas de Tibor, est inaccessible pour la plupart des petites fermes de montagne isolées. Alors, dans la vallée difficile d’accès pour la gendarmerie, il arrive que les habitants se défendent eux-mêmes. Avec du poison caché dans des carcasses de gibier par exemple. « Bien sûr, on sait que ça arrive, mais c’est très difficile à prouver », explique le porte-parole de la gendarmerie. Considéré comme du braconnage par la loi roumaine, ce genre de vendetta peut mener en prison ceux qui s’y adonnent.
Compensations en bois
Pour lutter contre le sentiment d’abandon des populations et la baisse de la tolérance sociale envers la grande faune, certains forestiers bricolent parfois des solutions de leur côté. À la régie forestière de Rasnov, Bogdan Costecu a ainsi décidé de gérer directement le problème des compensations, en distribuant aux paysans victimes d’attaques du bois de chauffe pour l’hiver. Un système D bien plus rapide que les aides financières qui n’arrivent jamais, et moins gourmand en paperasse. « Le ministère est largement coupable des impossibles », estime-t-il. Un peu plus loin, dans les montagnes qui dominent la Transylvanie, une ONG suisse constitue des cheptels de moutons et de vaches à donner directement aux éleveurs victimes d’attaques.
Sur les bords des routes de montagne les plus fréquentées, les ours attendent qu’un touriste leur jette un bout de sandwich par la fenêtre. YouTube regorge ainsi de vidéos d’automobilistes, sortis de leur voiture pour un selfie avec l’animal, et qui se font attaquer.
Benoît Collet
Photo de Une : Dans le Harghita, l’une des régions ou se concentre une bonne partie des ours de Roumanie, deux plantigrades sortent des bois à la tombée du jour pour manger du maïs déposé par une association de chasseurs.
Photos : © Benoît Collet