Les pesticides SDHI, dont l’utilisation augmente, ont de graves effets sur la santé

par Nolwenn Weiler

Un réseau de scientifiques confirme les effets sanitaires des pesticides SDHI, moins connus que le glyphosate, et s’inquiète de leur utilisation croissante. Rencontre avec la chercheuse Laurence Huc, coordinatrice de l’initiative.

Basta!  : Vous venez de boucler un cycle d’études de quatre ans, avec une soixantaine d’autres chercheurs et chercheuses, sur les pesticides SDHI. Pouvez-vous nous dire ce que sont ces pesticides ?

Laurence Huc : Les SDHI sont des fongicides, c’est-à-dire des pesticides qui s’attaquent aux champignons et moisissures. Leur principe est assez simple : ils bloquent la respiration cellulaire des champignons (la fameuse « SDH », ou succinate déshydrogénase). En bloquant cette respiration, les SDHI tuent les champignons. Les tout premiers sont sortis dans les années 1970, mais ils étaient utilisés sur un nombre réduit de cultures.

Portrait de Laurence Huc devant un bosquet
Laurence Huc est toxicologue, directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae) et coordinatrice du réseau Holimitox, qui regroupe une soixantaine de chercheurs travaillant sur les impacts des pesticides SDHI sur l’environnement, la biodiversité et la santé humaine. Les domaines représentés au sein de ce réseau sont très divers : on compte des économistes, agronomes, toxicologues, oncologues, écotoxicologues, épidémiologistes, spécialistes des maladies rénales, spécialistes des maladies du foie, spécialistes des maladies neurodégénératives, intestinales, ou encore des sociologues des sciences.
©DR

Ils sont réapparus au début des années 2000, avec des applications beaucoup plus larges, en réponse à un nouveau besoin, car les champignons ont peu à peu développé des résistances aux anciennes molécules. Il existe 23 substances actives SDHI au niveau mondial, dont onze autorisées en Europe et en France. Leur usage, comme celui des autres pesticides, ne cesse de s’accroître. Ils sont épandus sur la plupart des surfaces de blé et de vignes, mais on en trouve également dans des cultures aussi variées que les salades, poireaux, choux, pommes de terre et carottes...

Par ailleurs, certains SDHI ont des autorisations de mise sur le marché (AMM) pour des fonctions acaricides (pour tuer les acariens dont certains attaquent les cultures) et nématicides (pour tuer les petits vers). C’est pour cette fonction nématicide qu’ils sont utilisés sur les terrains de foot notamment. Le fait qu’une même molécule puisse servir à ces multiples usages montre bien que les SDHI ne s’attaquent pas qu’aux champignons, mais à divers organismes vivants. D’où notre inquiétude.

Cette inquiétude liée aux SDHI n’est pas nouvelle, loin de là. Vous faites partie des scientifiques qui ont lancé une alerte en juin 2018 via une tribune dans le quotidien Libération. Mais cette mobilisation n’a pas eu les effets attendus. Pourquoi ?

Trois jours après notre alerte de juin 2018, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) dit qu’elle se saisit de la question des SDHI, alors que cela fait six mois qu’on lui en parle sans que rien ne se passe. Elle diligente un « groupe d’expertise collective d’urgence », qui n’inclut aucun, aucune des scientifiques ayant lancé l’alerte, ni aucun spécialiste de la respiration cellulaire ou du cancer. En janvier 2019, ce groupe rend ses conclusions et nous dit qu’il n’y a pas de quoi se préoccuper et que les procédures d’autorisation ont été faites correctement. Nous sommes abasourdis.

Vous soulignez que les dangers liés aux SDHI sont largement documentés, et depuis très longtemps. Le sont-ils davantage que pour les autres pesticides ?

Les limites que nous dénonçons dans l’évaluation des effets des SDHI se vérifient pour tous les autres pesticides : ni les effets cocktails, ni les effets chroniques, ni les effets transgénérationnels ne sont jamais testés. Mais ce qu’il y a de particulier du côté des SDHI, et qui mériterait donc l’application immédiate du principe de précaution, c’est que les effets de l’inhibition de la succinate déshydrogénase (précisément le mode d’action des SDHI) sont très bien documentés, et ce depuis le début des années 1990.

On sait que cela peut conduire à des pathologies humaines graves telles que des neuropathies ou des encéphalomyopathies chez les enfants, mais aussi certains types de cancer neuroendocriniens et diverses autres tumeurs cancéreuses. Dans notre groupe de lanceurs d’alerte, nous avons continué de travailler et montrer que les SDHI ont des effets sur les cellules humaines autant que sur celles des rongeurs. Notre groupe comprenait les meilleurs spécialistes de la respiration cellulaire, qui étaient réellement très inquiets. À ce moment-là, avec quelques collègues, on s’est dit que ce n’était pas possible de mettre de côté une littérature scientifique aussi solide.

Vous décidez alors de créer Holimitox, un réseau pluridisciplinaire, dont les financements sont entièrement publics, qui réunit seize laboratoires et une soixantaine de personnes et qui travaille selon une approche intégrative « une seule santé ». Qu’est-ce que cela signifie ?

L’idée, c’est de considérer la santé planétaire dans sa globalité : les preuves obtenues chez certaines espèces identifiées – les rongeurs ou les abeilles par exemple – doivent être regardées comme une preuve en soit de la dangerosité d’un produit.

La santé humaine est interconnectée avec le vivant et tout ce qui déséquilibre l’une des entités de ce vivant va avoir des impacts sur les autres entités. Quand on regarde les connaissances que l’on a sur les SDHI, on voit qu’il y a de nombreuses publications sur les effets sur les abeilles, les poissons, les rongeurs ou les vers de terre. Et il n’y aurait aucun effet sur les êtres humains. Pourquoi serait-on indemnes, surtout à long terme ?

Cette approche n’est pas nouvelle : c’est la démarche qu’avait adoptée la biologiste américaine Rachel Carson quand elle a alerté sur les dangers du DDT [un pesticide, ndlr] dans son ouvrage Printemps silencieux publié en 1962. Theo Colborn, zoologiste et épidémiologiste américaine qui a révélé les dangers des perturbateurs endocriniens a également eu cette même approche. Elles démontrent que les effets se voient d’abord sur les insectes, animaux et autres êtres vivants parce que leur cycle de reproduction est plus rapide que celui des humains. Mais les mêmes causes produisent les mêmes effets. Simplement, ceux-ci sont différés.

Pour mettre en évidence cette unité du vivant, et ne pas avoir à compter les cancers dans 15 ans, nous avons décidé d’unir nos compétences en croisant des disciplines très diverses. Une soixantaine de collègues ont répondu présent. La nécessité a été aussi de trouver des scientifiques qui n’aient pas de conflit d’intérêts avec les firmes.

Vos recherches révèlent que la SDH – c’est-à-dire la fonction respiratoire des cellules – n’est pas la seule cible des pesticides SDHI. D’autres composants cruciaux des organismes vivants sont également atteints. Lesquels ?

Nous avons effectivement été très surpris de découvrir que ce que l’on appelle les « transporteurs » étaient touchés par les SDHI. Pour comprendre ce que sont les « transporteurs », il faut imaginer une cellule comme une petite maison avec des portes et des fenêtres intelligentes qui font entrer et sortir tel ou tel éléments pour que tout fonctionne au mieux.

Les « transporteurs », ce sont les portes et les fenêtres. Or, ce que l’on a observé, c’est que les SDHI non seulement savent ouvrir les portes et les fenêtres, mais qu’ils peuvent aussi les abîmer et perturber ainsi les entrées et les sorties d’hormones ou de médicaments par exemple. Les conséquences peuvent être catastrophiques : la maladie de Parkinson, par exemple, est directement liée aux défauts de fonctionnement d’une hormone, la dopamine. 90 % des quinze SDHI que nous avons testés perturbent les activités des transporteurs. Mais cela n’est pas du tout pris en considération dans les processus réglementaires d’autorisation des pesticides alors que ça l’est pour celles de médicaments.

Nous avons aussi observé que les SDHI entraînent une perte d’efficacité de certains traitements médicaux, comme la radiothérapie ou la chimiothérapie, qui permettent de soigner les cancers. Et qu’ils affaiblissent le système immunitaire. En bloquant la respiration cellulaire, les SDHI rendent les organismes plus vulnérables, et moins aptes à résister aux divers stress qui se multiplient avec le changement climatique.

On peut, pour illustrer, citer cette étude en cours sur des poissons qui doivent affronter une exposition aux SDHI et le réchauffement des températures de leurs cours d’eau. Leur capacité à résister au stress environnemental est altérée par un état métabolique dégradé, à cause de leur exposition aux SDHI.

Vous avez observé que, sur les abeilles, les effets des SDHI se voient surtout à partir de 21 jours d’exposition. Or, pour obtenir des autorisations de mise sur le marché de leurs produits, les vendeurs de SDHI arrêtent leurs études à 10 jours….

Tout à fait. Mais nous ne sommes pas les premiers à le noter. En 2017, Noa Simón Delso [écotoxicologiste, ndlr] avait observé que la toxicité du boscalide (un SDHI) se voyait bien à dix-huit jours, mais qu’à dix jours, la mortalité était quasi nulle. Nous avons pu observer de nouveau cela. En 2018, un travail mené par les industriels eux-mêmes avait mis en évidence que si les tests des effets chroniques des pesticides sur les abeilles étaient faits au-delà des dix jours comme l’avait préconisé l’EFSA [l’Autorité européenne de sécurité des aliments, ndlr] en 2013, cela retirerait 82 % des pesticides du marché. Nos recherches ont également confirmé qu’il existe des effets qui surviennent à faible dose et qu’on ne voit pas à forte dose.

Cette toxicité chronique, qui rend le produit de plus en plus dangereux au fil des jours, se vérifie-t-elle aussi chez les humains ?

Oui. Certaines cellules humaines parviennent à survivre sans SDH, mais au bout de quelques semaines, on a des transformations qui vont s’opérer, et notamment des phénomènes de cancérisation. Ces conclusions sont logiques, au regard de ce que l’on sait déjà, et qui est compilé dans la littérature scientifique : on sait que les patients dont la fonction SDH ne fonctionne plus mettent plusieurs années avant de développer un cancer.

Au cours de vos recherches, vous avez aussi fait de l’archéologie réglementaire, c’est-à-dire une plongée dans les études réalisées par les industriels pour obtenir l’autorisation de mise sur marché de leurs produits SDHI. Et à votre grand étonnement, ces études mentionnent des dangers importants pour la santé…

Tout à fait. J’étais persuadée que, comme ces produits étaient autorisés, les industriels avaient dû fournir des données affirmant qu’ils étaient sans danger. Or, ces données mentionnent des effets cancérigènes, mais aussi neurotoxiques, reprotoxiques ou de perturbation endocrinienne. Ce qui est surprenant, c’est la façon dont ces données sont interprétées pour qu’on aboutisse, au final à une autorisation des produits par les autorités sanitaires.

Par exemple, quand un effet délétère ou toxique est observé chez les rongeurs, comme une tumeur, les industriels écrivent très souvent que cela n’a aucune pertinence chez les humains. Ils construisent tout leur argumentaire là-dessus. Ensuite, les États reprennent cet argumentaire et autorisent les produits. Ce que nous avons documenté au sein de Holimitox c’est que, contrairement à ce que disent les industriels, les effets des SDHI sur les non-humains sont bien prédictifs des effets sur les humains.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Photo de une : À Plomeur, dans le Finistère, le 24 mars 2024, des militants écologistes dénoncent l’utilisation intensive de pesticides et l’accaparement de l’eau par la société Kaandorp. Kaandorp est une société de production de bulbes et de fleurs implantée depuis 1980 sur la commune de Plomeur, dans le pays Bigouden. La manifestation a eu lieu pendant la fête des fleurs, un événement qui attire chaque année au début du printemps des milliers de visiteurs. Les gérants de la société Kaandorp s’en sont pris violemment aux manifestants, provoquant plusieurs bagarres au milieu des visiteurs. ©Photographie par Vincent Del Valle/Hans Lucas.