Climat : « En ignorant les points de bascule, le plan d’adaptation du gouvernement minimise les risques »

par Aurélien Boutaud

Michel Barnier vient de rendre public le 3e plan d’adaptation national au changement climatique. Il laisse « l’impression que nous pourrons faire face. Mais faire face à quoi ? À l’effondrement de la civilisation ? » alerte Aurélien Boutaud.

Au fur et à mesure que la transition écologique se voit critiquée et détricotée, une petite musique monte en puissance et en volume : celle de l’adaptation. Témoin de cette tendance, le plan national d’adaptation au changement climatique que le gouvernement a rendu public le 25 octobre anticipe un réchauffement de 3°C à l’échelle mondiale d’ici à 2100 [ce qui signifie +4°C en France]. Soit bien au-delà des 1,5°C proposés par l’Accord de Paris.

Les politiques d’adaptation ébauchées en France et ailleurs nous donnent ainsi l’illusion que nous pourrons nous adapter à de tels bouleversements. Mais elles ignorent volontairement certains aspects du changement climatique qui sont pourtant largement documentés, et qui pourraient considérablement compliquer la donne.

Pas un mot sur les points de bascule

Aurélien Boutaud
Auteur de Déclarer l’état d’urgence climatique, Et s’il était trop tard pour la transition ? (éditions rue de l’Échiquier, mai 2024) et Les limites planétaires(avec Natacha Gondran, La Découverte, 2020).

Une première limite tient au fait que les modélisations aujourd’hui utilisées pour élaborer les trajectoires nationales ont beaucoup de mal à intégrer les risques liés aux points de bascule climatiques. Autrement dit, faute de consensus sur le sujet, nous faisons comme si le climat allait évoluer de manière relativement linéaire.

Or, une multitude de travaux ont montré au cours des dernières années que le régime climatique de l’Holocène était doté de mécanismes de rétroactions stabilisatrices qui, à l’instar d’un élastique, lui permettent dans un premier temps d’absorber les perturbations qu’il subit. Malheureusement, à partir d’un certain point, ce sont en général des rétroactions déstabilisatrices qui entrent en scène : les océans et les forêts émettent davantage de CO2 qu’ils n’en stockent, le pergélisol relargue le méthane qu’il contient dans l’atmosphère, etc. Le risque est alors que « l’élastique casse ». Dans ce cas, le réchauffement climatique s’autoalimenterait et pourrait provoquer une brutale bascule climatique.

Le sujet fait débat dans la communauté scientifique. Au sein du GIEC, certains chercheurs réclament en vain depuis plusieurs années une meilleure prise en compte de ces points de bascule dans les modèles climatiques. Lassés d’attendre, plus de 200 scientifiques se sont réunis autour de l’Université d’Exeter pour produire l’an dernier un rapport très documenté – et malheureusement largement ignoré – qui montre qu’une telle bascule pourrait advenir à partir de 1,5 à 2°C de réchauffement global. Une étude qui vient d’être publiée dans la revue Nature confirme cette analyse. Dans ce cas, un scénario de +3°C n’aurait alors guère de sens, puisqu’il mènerait à un changement de régime qui pourrait trouver son équilibre à terme autour de +5 ou +6°C. De manière imagée, c’est ce que le Secrétaire général des Nations Unies appelle « l’ère de l’ébullition globale ». Ou encore : l’enfer sur Terre.

On pourra rétorquer que les décideurs ne sont pas responsables des incertitudes liées aux modèles. Mais comme plusieurs scientifiques l’admettent aujourd’hui, ignorer les risques de point de bascule au nom de cette incertitude n’est plus aujourd’hui acceptable.

Rien sur les effets du changement climatique dans le reste du monde

L’autre raison pour laquelle nous risquons de sous-estimer les effets du changement climatique tient au fait que les institutions nationales chargées de l’adaptation ignorent, de manière plus ou moins délibérée, certains effets systémiques et globaux du changement climatique. Pour le comprendre, on peut prendre l’exemple d’une ville comme Paris. Afin d’anticiper un réchauffement de 3 ou 4°C, la capitale pourra se rassurer en constatant que Madrid ou Alger connaissent d’ores et déjà un tel climat. Mais en élargissant la focale, le problème prend une dimension toute autre, que chacun comprend aisément : que deviendront Madrid et Alger ?

Il y a quelques années, une étude publiée dans la revue PNAS a analysé les conditions de température et d’humidité qui ont permis aux sociétés humaines de se développer. Les auteurs montrent que, avec une augmentation de température de 4°C, une part considérable des continents africain, américain et asiatique sortirait de cette « niche climatique humaine ». Ces territoires deviendraient proprement invivables. Avant la fin du siècle, près de la moitié de l’humanité pourrait ainsi être obligée de quitter ces zones.

Si la France devait prendre part à l’accueil de ces réfugiés climatiques, ce sont potentiellement plusieurs dizaines de millions de personnes qu’il faudrait accueillir. Pourtant, une étude de l’OCDE montre que le sujet n’est même pas abordé dans la plupart des plans nationaux d’adaptation. Tout comme sont ignorés de nombreux effets globaux du changement climatique : bouleversement des rapports géostratégiques, redistribution des cartes de la production alimentaire mondiale, effondrement de nombreux écosystèmes stratégiques à l’échelle globale, etc.

Accélérer la transition : la seule solution pour conserver une chance d’adaptation

Pour saisir l’ampleur d’une telle catastrophe, il faut prendre un peu de recul et se souvenir que l’invention de l’agriculture et l’émergence des civilisations n’ont été possibles que grâce à un régime climatique particulièrement stable et favorable, débuté il y a environ 12 000 ans : l’Holocène. En provoquant la sortie de route prématurée de cette période climatique, nous devrions saisir cette évidence : les civilisations ne sont pas sûres d’en réchapper.

Pourtant, en ignorant les points de bascule et les effets globaux du changement climatique, les plans nationaux d’adaptation laissent l’impression que nous pourrons faire face. Mais faire face à quoi ? À l’effondrement de la civilisation ? Et en faisant quoi ? En plantant des arbres dans les rues de nos villes ? En cultivant de nouvelles variétés de vigne ? En peignant en blanc les murs de nos bâtiments ?

Il serait temps d’envisager sérieusement cette possibilité : il n’y aura peut-être pas d’adaptation possible au-delà de 2°C de réchauffement. Or, nous n’avons pas jusqu’à 2050 pour tenir un tel objectif : tout se joue dans les dix prochaines années. Au lieu de lever le pied sur la transition, il faut donc accélérer. Et considérablement.

Aurélien Boutaud, environnementaliste. Docteur en Sciences de la Terre et de l’environnement, chercheur associé à l’UMR Environnement-Ville-Sociétés, Aurélien Boutaud est également chargé d’enseignement à l’Université Paris Dauphine, l’INSA de Lyon, Sciences Po Lille et l’Université Jean Moulin.

photo de une : Une rue de la ville de Rive de Gier, dans la Loire, quelques jours après les inondations du 17 octobre 2024 / © Sophie Chapelle