« Pour eux, je n’existe pas » : une travailleuse handicapée placardisée par Orange depuis 20 ans

par Rachel Knaebel

Engagée à France Télécom, devenue Orange, en 1993 dans un poste adapté à son handicap, Laurence Van Wassenhove s’est retrouvée mise à l’écart en 2004. Depuis, elle n’a pas pu retravailler, et porte plainte contre l’entreprise pour harcèlement moral.

« J’ai commencé ma carrière avec des gens ouverts au handicap. » Laurence Van Wassenhove, 56 ans, a une hémiplégie de naissance, qui demande à ce qu’elle travaille avec un siège et clavier adaptés, et qui l’empêche de marcher trop longtemps. Elle a aussi une épilepsie. Mais elle peut, et veut, travailler.

Elle est entrée chez France Télécom (devenue ensuite Orange) à 25 ans, en 1993, comme secrétaire. Elle y devient ensuite secrétaire des ressources humaines. Elle fait alors partie des derniers employées de France Télécom embauchées comme fonctionnaires.

Dans son premier poste, les supérieurs de Laurence Van Wassenhove font en sorte qu’elle ait un fauteuil ergonomique « qui me permettait de pouvoir travailler longuement sans trop de douleurs, précise-t-elle. Et on m’avait accordé un bureau seule, pour que je puisse mettre de la lumière comme je l’entendais, ce qui diminuait les crises d’épilepsie. J’avais aussi un clavier une main. Le clavier et le fauteuil devaient me suivre toute ma carrière. »

Le début de carrière se passe bien. Puis la secrétaire change de poste pour se rapprocher de son domicile et réduire ses heures de transport. On la place alors conseillère clientèle, où le stress du contact avec les clients favorise les crises d’épilepsie.

Un poste inadapté

« Dans mon nouveau poste je suis tombée sur des collègues qui n’en ont rien eu à faire de mon handicap. Je me suis retrouvée avec des crises d’épilepsie tous les trois jours, retrace-t-elle. Donc, la médecine du travail m’a mise en inaptitude temporaire au poste, une première fois, puis une deuxième, deux fois 15 jours. Si au bout d’un mois le problème n’est pas résolu, on passe en inaptitude définitive au poste. C’est ce qui s’est passé pour moi. »

C’était en janvier 2004, l’année où France Télécom a été privatisée. Depuis, Laurence n’a pas pu retravailler à France Télécom/Orange, l’entreprise ne lui ayant plus jamais proposé de poste adapté à son handicap. Elle est passée de congés longue maladie en mises en disponibilité.

« Je n’ai pas remis les pieds dans un bureau. On m’a fait des propositions de postes qui ne tenaient pas compte de mon handicap. On a essayé de me faire passer pour malade psychiatrique. Ils m’ont envoyé chez trois psychiatres pour des expertises. Les trois ont dit que j’allais bien, dénonce aujourd’hui la mère de deux enfants. À l’époque de la décision de la médecine du travail de mon inaptitude définitive au poste, la direction des ressources humaines a décidé que comme j’étais handicapée, je ne devais pas travailler. Je suis un boulet pour eux. Pour eux, je n’existe pas. »

Plainte pour harcèlement moral discriminatoire

Portrait Laurence Van Wassenhove
Laurence Van Wassenhove, 56 ans, a commencé à travailler à France Télécom en 1993.
©DR

Après des années à tenter d’avoir accès à un poste adapté pour travailler, comme elle l’avait fait pendant neuf ans en début de carrière, la secrétaire a décidé de se tourner vers un avocat. En 2023, elle dépose une plainte, « pour harcèlement moral discriminatoire, lié au handicap », précise son conseil David Nabet-Martin. La plainte vise la personne morale de l’entreprise Orange, la PDG, le directeur national des ressources humaines, et des salariés responsables au niveau régional et qui sont en contact direct avec Laurence Van Wassenhove. La femme et son avocat ont également saisi le Défenseur des droits au printemps 2024.

« L’entreprise ne m’a jamais reclassée, mais a continué à me rémunérer sans même me donner des explications, explique-t-elle dans le courrier au Défenseur des droits. Pendant dix ans, je n’ai eu aucun courrier mis à part mon bulletin de paie, le journal d’entreprise et la carte de cantine. Depuis le 5 janvier 2004, je suis exclue de l’entreprise, sans poste, sans formation, sans visite médicale annuelle, sans collègue, sans promotion de poste ni salariale. En 2017, la situation devenant gênante pour la direction d’Orange, il a été décidé de me mettre en congé longue maladie, alors que je n’avais aucune maladie ouvrant droit au congé longue maladie. J’ai été mise en congé longue maladie pendant six ans. (…) En 2022, Orange me remet sur le poste pour lequel je suis en inaptitude définitive au poste. Je refuse évidemment. Le DRH me remet en congé longue maladie (…). Comme depuis le 5 janvier 2004, la réponse est immuable : l’entreprise est bienveillante. »

Pendant les longues années où la secrétaire est placardisée, l’ensemble des personnels de France Télécom font face, entre 2007 et 2009, à un programme de réorganisation de l’entreprise lancé pour pousser vers la sortie 22 000 salariés. Le management par le stress qui a alors été pratiqué a été mis en cause lors de deux procès où d’anciens dirigeants de l’entreprise étaient accusés de harcèlement moral suite à de nombreuses dépressions des salariés de l’entreprise, et de 19 suicides.

« Silence radio » pendant dix ans

En 2019 en première instance puis en 2022 en appel, deux anciens dirigeants de France Télécom ont été condamnés pour « harcèlement moral institutionnel » (le syndicat Sud a suivi sur ce site au jour le jour les procès en première instance et en appel).

Pour Laurence Van Wassenhove, « cela a été silence radio de la part d’Orange jusqu’en 2015 -2016, reprend son avocat David Nabet-Martin. Elle a sollicité l’aide la CGT, du ministère du Handicap, son directeur, ses DRH, mais ils n’ont jamais adapté son poste. On a fait comme si elle n’existait plus. »

Pendant toutes ces années, elle a continué à recevoir sa rémunération, mais en partie minorée quand elle était placée en congé longue maladie ou en arrêt de travail. « C’est l’argument d’Orange, que l’entreprise l’a payée pendant vingt ans, poursuit l’avocat. Ce qui n’est pas tout à fait vrai car elle a souvent été placée en congé longue maladie ou arrêt de travail, pendant lesquels elle n’a pas touché l’intégralité de son traitement. La réponse que Laurence fait depuis 20 ans, c’est que c’est bien qu’elle soit payée, mais Orange a l’obligation de lui fournir un travail. Elle est exclue de son travail en raison d’une situation de handicap. Orange ne comprend ce dossier que sous le prisme financier et n’arrive pas à entendre que pour elle, travailler est aussi une question de dignité. »

Orange : un « accompagnement médicosocial »

Sans réaction de son entreprise à ses demandes de travailler à un poste adapté, et après avoir déposé plainte, la femme et son avocat ont choisi de médiatiser la situation. Nous avons sollicité sans obtenir de réponse le service de communication d’Orange. Mais en réponse au Parisien et à France 3, l’entreprise assurait mi-juin suivre « avec beaucoup d’attention depuis de nombreuses années » le cas de Laurence Van Wassenhove, et qu’elle bénéficie « d’un accompagnement médicosocial adapté à sa situation ». Orange avance aussi que « la reprise du travail sur des postes aménagés lui a été proposée à plusieurs reprises mais n’a jamais pu aboutir et l’intéressée continue de fournir régulièrement des arrêts maladie ». Ce qui est contesté par l’intéressée et son avocat.

Après la publication de ces articles dans la presse, Laurence Van Wassenhove reçoit un mail du responsable de la “Mission nationale de soutien et de médiation” d’Orange, le 25 juin dernier, proposant un rendez-vous le 1er juillet pour un retour à l’emploi dans un poste adapté. Soit plus de vingt ans après sa première mise à l’écart.

« Ce rendez-vous permettra de préparer la remise des équipements informatiques et de fixer un rendez-vous avec le soutien informatique afin de vous présenter les outils de connexion et de vous accompagner dans leur prise en main ; de définir votre plan de formation ; d’étudier, en lien avec le service de prévention et de santé au travail, les aménagements de votre poste de travail de définir votre organisation de travail à partir des recommandations du médecin du travail », indique le courrier. Pour l’avocat de Laurence Van Wassenhove, ce courrier arrive bien trop tard. « On ne retourne pas chez son agresseur », dit David Nabet-Martin.

Divorcée depuis 2020, parent célibataire de deux enfants mineurs, dont un fils autiste lui-même en situation de handicap, Laurence Van Wassenhove a eu des difficultés à payer son loyer sur certaines périodes des congés maladie imposés. Elle se retrouve maintenant menacée d’expulsion de son logement. La quinquagénaire demande aujourd’hui une indemnisation de la part d’Orange pour pouvoir a minima se reloger, faute d’avoir accès à un emploi.

Rachel Knaebel

Photo de une : Siège social d’Orange a Issy-les-Moulineaux, le 5 juillet 2024. ©Riccardo Milani/©Hans Lucas