Mémoire coloniale

Pour l’État français, le 17 octobre 1961 n’existe pas

Mémoire coloniale

par Nolwenn Weiler

Refusant de se soumettre au couvre-feu imposé aux seuls Algériens, des milliers d’entre eux manifestent dans les rues de Paris le 17 octobre 1961. La répression est féroce : 10 000 personnes seront interpellées, plusieurs centaines seront tuées, les corps jetés dans la Seine. Peu à peu sorti de l’oubli, ce massacre n’a jamais vraiment été reconnu par l’État français. Pourquoi un tel silence ? Entretien avec Gilles Manceron, historien, spécialiste de l’histoire coloniale française.

Ajout à l’article : un an après la publication de cet entretien (17 octobre 2012), l’Élysée (François Hollande) a publié un communiqué : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ont été tués lors d’une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes. »

Basta! : Comment s’est organisé « l’oubli » du massacre du 17 octobre ? 

Gilles Manceron [1] : Pendant une vingtaine d’années, on n’a pas parlé de ces événements, malgré la gravité de la répression. Il n’y a eu ni film, ni livres, ni articles de presse, ni travaux universitaires. Cela relève d’abord d’une volonté de l’État. De la part de ceux qui avaient une responsabilité dans ce massacre, d’une part. Puis de la part de ceux qui ont voulu tirer le rideau sur ce qui avait été douloureux au moment des négociations des accords d’Évian, qui marquent la fin de la guerre d’Algérie en 1962, notamment les divisions au sein même du gouvernement. Le massacre du 17 octobre intervient six mois après le début des négociations officielles entre le gouvernement français et le Gouvernement provisoire de la République algérienne, le 20 mai 1961. Au cours de l’été, le général de Gaulle lâche du lest sur le Sahara, ce à quoi Michel Debré, son Premier ministre, était opposé. Chargé du maintien de l’ordre en France métropolitaine, celui-ci va peu à peu durcir la répression envers les Algériens présents sur le territoire français.

Ce processus culmine le 5 octobre avec la mise en place du couvre-feu [2], qui va être à l’origine de la manifestation du 17 octobre. Au lendemain de cette manifestation, de fausses informations sont données à la presse. Sur le nombre de victimes, mais aussi sur le fait que des coups de feu auraient été tirés par les manifestants. La presse a un peu tardé à vérifier ces informations. Les journalistes n’avaient pas accès aux lieux de détention où les manifestants ont été enfermés pendant plusieurs jours. Même les parlementaires désireux d’en savoir plus ont trouvé porte close. Il y a vraiment eu une volonté de dissimulation.

Comment le voile a-t-il été soulevé ?

Cela s’est fait en plusieurs temps. En 1972, dans son livre La Torture dans la République, Pierre Vidal-Naquet rappelle les massacres d’octobre 1961 : « Paris avait été, en 1961, le théâtre d’un véritable progrom. » Le 17 octobre 1980, Libération consacre un dossier de plusieurs pages [3] intitulé : « Il y a 19 ans : un massacre raciste en plein Paris ». En 1981, pour le vingtième anniversaire, Libération revient à la charge, suivi par Le Monde. Et, pour la première fois, les événements du 17 octobre 1961 sont évoqués à la télévision : Antenne 2 diffuse un reportage de Marcel Trillat et Georges Mattéi. En 1984, le roman de Didier Daeninckx Meurtres pour mémoire revient aussi sur ces événements.

Mais c’était tellement gros que cela n’était pas suivi d’effets. Cela semblait trop invraisemblable. On arrive ensuite aux années 1990, avec la publication de l’ouvrage clé de Jean-Luc Einaudi La Bataille de Paris – 17 octobre 1961, et la sortie du film de Mehdi Lallaoui Le Silence du fleuve. Les jeunes issus de l’immigration s’emparent de cette problématique. Tous ces éléments et ces différents acteurs ont fait que la vérité a fini par réémerger.

La reconnaissance officielle a-t-elle suivi ?

En 2001, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, a posé une plaque commémorative sur le pont Saint-Michel à Paris. Et cette année, les maires de la banlieue ouest (où se concentraient les bidonvilles dans les années 1960, ndlr) vont se rassembler pour rendre hommage aux victimes, à l’exception de celui de Neuilly, l’UMP Jean-Christophe Fromentin, qui a refusé que cela ait lieu dans sa commune. Des personnalités lancent par ailleurs un appel pour la reconnaissance officielle de ce massacre. Mais du côté de l’État, rien. Les archives qui permettraient, par exemple, de savoir ce qui s’est dit aux conseils des ministres qui ont suivi la manifestation du 17 octobre sont inaccessibles. De même que les notes du secrétaire général de l’Élysée ou le contenu des négociations d’Évian. Et ce malgré les demandes de plusieurs universitaires.

Que signifie cette occultation ?

C’est révélateur de la difficulté de la France à regarder en face son passé colonial. Il y a une impossibilité à reconnaître que le fait colonial était contradictoire avec les principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité. La reconnaissance, qui pourrait passer par un geste symbolique comme une commémoration, serait un signe fort envoyé aux enfants issus de l’immigration. Qui ont besoin d’être reconnus dans leur histoire pour pouvoir, en retour, se reconnaître dans notre société. Et se sentir membres à part entière de notre démocratie.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

P.-S.

Divers documentaires et ouvrages sont publiés à l’occasion du cinquantenaire du massacre du 17 octobre 1961. Ils sont listés ici.

Suivi

En 2012, François Hollande a rendu hommage à la mémoire des victimes du 17 octobre 1961, reconnaissant officiellement « une répression sanglante ». Une première pour un Président de la République. En 2018, Emmanuel Macron a également admis « une répression violente ».

Notes

[1Historien et ancien vice-président de la Ligue des droits de l’Homme. Auteur de La Triple occultation d’un massacre, qui accompagne Le 17 octobre des Algériens, de Marcel et Paulette Péju, dont il a écrit la préface, paru aux éditions La Découverte, et auteur de la préface du 17 octobre 1961 par les textes de l’époque, paru aux éditions Les petits matins.

[2imposé par le préfet de police Maurice Papon

[3rédigé par Georges Mattéi et Jean-Louis Péninou