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Pourquoi une base de données sur les violences policières létales : notre méthodologie

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par Ivan du Roy, Ludovic Simbille

Pourquoi avoir comptabilisé le nombre de personnes décédées des suites d’une intervention policière ? Quelles sont nos sources ? Comment faire la différence entre un recours à la force légitime ou controversée, voire illégale

Pourquoi réaliser un tel recensement ?

Parce qu’il n’existait, jusqu’à 2018, aucun recensement de ce type. Le ministère de l’Intérieur ne livrait aucun chiffre officiel pour les personnes tuées par les forces de l’ordre ; jusqu’à ce que l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) ne commence à publier un rapport annuel sur ce sujet. De tels recensements, officiels ou indépendants, existent dans d’autres pays : en Allemagne, par le quotidien Tageszeitung, au Brésil (dans un Atlas de la violence publiée chaque année par un organisme indépendant), au Canada, aux États-Unis par le quotidien Washington Post ou au Royaume-Uni, par l’ONG Inquest.

Nous avons décidé de commencer notre recensement en janvier 1977 pour deux raisons : d’abord pour observer les évolutions sur le temps long – plus de quatre décennies désormais. Ensuite parce que l’accès aux sources et aux archives antérieures se révèlent plus fastidieux et demandera davantage de temps et de moyens pour compléter les informations à notre disposition. Notre base de données vient d’être remise à jour le 29 juin 2023 et livre des éléments inquiétants.

Opérations anti-terroristes, lutte contre le grand banditisme, morts au commissariat, lors d’une course-poursuite ou tué en manifestation... Pourquoi tout prendre en compte ?

Nous avons à l’origine retenu un critère : recenser toute personne tuée ou décédée en raison d’une interaction avec un fonctionnaire de police ou de gendarmerie, quelles que soient les circonstances qui ont mené à cette intervention, quel que soit le profil des personnes tuées, la nature et la gravité du délit dont elles sont, éventuellement, suspectées. Pour ces raisons, nous avons élaboré plusieurs catégories, classant les causes de la mort (par balles, par malaises...), les circonstances (la personnes tuée était-elle armée ou non par exemple), la mission (contrôle d’identité ; intervention suite à un appel, etc.), qui livre des éléments sur le contexte (lire ci-dessous).

Ces données intègrent donc des situations très diverses et ne préjugent en rien de la légitimité ou de l’intention de l’acte qui a mené au décès : qu’ils soient volontaires ou non (accidents), qu’ils relèvent ou non de la légitime défense. En dernier ressort, c’est à la justice, si elle est saisie, d’en juger. Les opérations antiterroristes demeurent cependant singulières. Pour ce type de mission, si la mort des terroristes n’est pas nécessairement recherchée, elle n’est pas exclue par les unités qui s’y engagent. C’est la différence avec les missions quotidiennes (contrôle routier, recherche de flagrant délit, déplacement d’agents suite à un appel...) au cours desquelles les forces de l’ordre sont censées tout mettre en œuvre pour éviter un drame.

Quelles sont nos sources ?

Ce travail de recensement s’appuie sur différents types de sources : les articles de presse (nationale ou locale), publiés en ligne ou consultés en archives ; les travaux de chercheurs, à commencer par l’historien Maurice Rajsfus, qui a longtemps édité le bulletin mensuel Que fait la police ?, dont les archives sont numérisées ; des blogs des familles de victimes des forces de l’ordre, tels Vies volées, Urgence notre police assassine, Vérité et Justice ; des collectifs de lutte contre les violences policières, des rapports d’ONG (Ligue des droits de l’Homme, Amnesty International, Acat). Chacun des cas recueilli est recoupé par des coupures de presse ou des témoignages. Dans environ un cas sur cinq, nous ne disposons cependant pas du nom de la personne décédée, mais nous savons s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Dans un cas sur dix, nous ne disposons pas de l’âge. Enfin, ce recensement peut ne pas être totalement exhaustif : certaines affaires ont pu nous échapper.

Quels critères avons-nous utilisé pour classer ces affaires dans la visualisation ?

Il y a d’abord les critères assez simples : la date, le lieu, le nom, l’âge et le sexe de la personne. Ensuite la cause directe de la mort : si la personne a été tuée par balle, a fait un malaise – un arrêt cardiaque par exemple – ou est décédée dans un accident routier. Dans la plupart des cas, nous disposons de ces éléments dans les articles de presse ou les éventuels compte-rendus d’enquêtes. Ces sources livrent aussi des informations sur le type de mission que les policiers et gendarmes étaient en train d’accomplir : s’il s’agit d’un contrôle d’identité ou routier, d’une patrouille qui intervient sur un flagrant délit, ou suite à un appel au 17 par exemple.

Basta actualise chaque année [sa base de données et sa visualisation des interventions policières létales->https://basta.media/webdocs/police/], pour contribuer à mettre en lumière les circonstances de ces interventions, surtout quand elles interrogent. Les années 2021 et 2022 seront réactualisées ce 29 juin.
Interventions policières létales
Basta actualise sa base de données et sa visualisation des interventions policières létales, pour mettre en lumière les circonstances de ces interventions, surtout quand elles interrogent. Les années 2021 et 2022 seront réactualisées ce 29 juin.

Ces informations permettent également de savoir si la personne était armée ou non. Sur ce point, nous avons décidé de nous baser sur la version donnée par les policiers ou les gendarmes, ou sur les éléments établis par une éventuelle enquête ou un jugement. Nous vérifions également si des témoignages contredisent ou nuancent éventuellement la version officielle. C’est par exemple le cas dans la mort de Shaoyao Liu, tué par balles chez lui, dans le quartier de Belleville à Paris, par des policiers le 26 mars 2017. Les policiers invoquent la légitime défense, témoignant que Shaoyao Liu les aurait agressé avec une paire de ciseaux (nous considérons donc qu’il est armé). La famille estime au contraire qu’il n’a blessé personne et qu’il était muni de ciseaux car il était en train de cuisiner quand les policiers ont enfoncé la porte.

Evolution des décès suite à une intervention policière selon leur cause (2010-2022) : coups et blessures, arme dite non létale, malaise, personnes non armées tuées par balles.
Police : un recours à la force plus fréquent
Evolution des décès suite à une intervention policière selon leur cause (2010-2022) : coups et blessures, arme dite non létale, malaise, personnes non armées tuées par balles.
Christophe Andrieu / basta!

Il en est de même pour savoir si les forces de l’ordre sont en situation de riposte ou non : la personne tuée a-t-elle ouvert le feu dans leur direction, ou sur des tiers, ou a-t-elle cherché à les agresser. C’est un critère important, qui distingue ces affaires de celles où la personne tente de fuir les forces de l’ordre ou des personnes tuées dans le cadre d’une simple tentative d’interpellation. L’affaire de la grotte d’Ouvea, en Nouvelle-Calédonie, le 5 mai 1988, est emblématique de la difficulté, parfois, d’établir clairement les faits : GIGN et forces spéciales donnent l’assaut pour libérer 27 otages aux mains d’un groupe d’indépendantistes kanaks qui ont, quelques jours plus tôt, attaqué une gendarmerie. Les échanges de tirs durent plusieurs heures. Mais, une fois les otages libérés, plusieurs témoignages font état d’exécutions sommaires à l’encontre de militants indépendantistes qui se sont rendus.

Pourquoi recenser les homicides commis par des agents en dehors de leur service ?

Après réflexion, nous avons choisi de les prendre en compte principalement pour une raison : un décret de 1995 dispose que les obligations du fonctionnaire de police « ne disparaissent pas après l’accomplissement des heures normales de service ». Depuis 2017, la loi autorise plus facilement les policiers à conserver leur arme en dehors de leur service. Il nous paraît donc important de suivre les éventuelles conséquences de cette mesure. Ces faits concernent environ 80 cas, dont 10 en 2017. Comme l’illustre nos données, ce sont souvent des femmes (féminicides) ou des jeunes d’origine immigrée qui sont concernés.

Pourquoi prendre en compte les accidents routiers ?

Nous avons recensé ces accidents quand ils surviennent à la suite d’une interaction avec les forces de l’ordre (course-poursuite après un contrôle, prise en chasse d’un véhicule roulant à « vive allure », etc.). Dans plusieurs cas, les versions entre policiers et certains témoins peuvent diverger. Les premiers assurent que l’accident est survenu alors qu’ils avaient arrêté la poursuite, les seconds déclarent parfois le contraire, témoignant dans certains cas d’un « parchocage » : lorsque le véhicule de police touche ou percute un autre véhicule – parfois un deux-roues – pour le faire stopper. Nous avons décidé de recenser ces affaires.

Pourquoi ne pas donner les chiffres du nombre de policiers tués ?

Ces données existent déjà, et sont régulièrement actualisées. En 2016 par exemple, 26 policiers et gendarmes ont perdu la vie durant leurs fonctions, d’après l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Quatre agents sont décédés en mission, c’est-à-dire dans le cadre d’une intervention. 22 ont perdu la vie en service, principalement lors d’accidents de trajets ou lors d’entrainements. Le blog Victime du Devoir tient par ailleurs u décompte des policiers décédées en service, que ce qsoit du fait d’homicides à leur encontre, d’accidents de service (routier ou lors d’entraînement au tir). D’autre part, les suicides dans la corporation sont particulièrement élevés : par exemple, une soixantaine de policiers et gendarmes se seraient suicidés en 2017 [1].

Par ailleurs, comparer ou opposer le nombre des personnes tuées par la police et celui des policiers tués en mission n’a pas de sens : cela reviendrait à vouloir justifier à tout prix l’ensemble des interventions policières mortelles au motif que des policiers risquent leur vie en mission.

Quelle est la proportion de « bavures » ?

Encore faut-il s’accorder sur le terme bavure et sur son corollaire : ce que serait une intervention policière théoriquement exemplaire, parfaitement adaptée aux circonstances et au principe de la protection des personnes, sans discrimination. Notre base de données n’est, pour le moment, pas en mesure de fournir une réponse précise, mais ouvre le débat sur quelques chiffres. Par exemple quand une personne tuée par un tir de policiers ou gendarmes n’était pas armée, ou quand une personne interpellée décède alors qu’elle est déjà en état d’arrestation. Autant de circonstances et de modes d’action qu’il semble légitime d’interroger.

Que dit la Justice ?

Les suites judiciaires éventuellement données à une affaire, et le jugement rendu, feront l’objet d’une future actualisation de notre base de données, qui intègrera ces éléments. Une première enquête portant sur plus de 200 affaires montre que les deux-tiers ne débouchent sur aucun procès (classement sans suite ou non-lieu).

 Posez-nous vos questions subsidiaires par mail ici, ou via notre compte twitter.

Ivan du Roy, avec Ludo Simbille

Photo : © Serge d’Ignazio

 Consulter la visualisation sur les interventions policières létales réactualisées fin juin 2022.

Suivi

Cet article a été mis à jour le 30 juin 2023 suite à la réactualisation de notre base de données le 29 juin 2023.