Le 1er janvier 2022, la France va prendre la présidence du Conseil de l’Union européenne, pour six mois. Un nouveau rapport de l’Observatoire des multinationales, partenaire de basta!, et de l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory révèle que celle-ci a été préparée avec les industriels français et leurs lobbys. « Même si la présidence française de l’UE ne débute qu’en janvier 2022, ses préparatifs ont commencé de nombreux mois auparavant, rappelle le rapport. Les recherches menées montrent que depuis le début du processus, la collaboration étroite entre les autorités françaises et les grandes entreprises a été la norme. »
Sur les 13 rendez-vous divulgués par le représentant permanent de la France à Bruxelles, le haut-fonctionnaire Philippe Léglise-Costa, dix se sont tenus avec « des grandes entreprises ou des lobbies industriels, contre un seul avec la société civile ». Des 26 rendez-vous divulgués par son adjoint, 18 étaient avec des grandes entreprises ou des lobbies industriels, contre un seul avec la société civile. Philippe Léglise-Costa fréquente les arcanes européennes depuis plus d’une décennie : il avait été nommé adjoint du représentant permanent sous le mandat de Nicolas Sarkozy, puis conseillé François Hollande sur les questions européennes, avant d’être nommé à ce poste par Emmanuel Macron en 2017.
Le 6 juillet dernier, la représentation permanente de la France à Bruxelles a également organisé un événement intitulé « EU Forum 2022 — Travailler ensemble pour contribuer au succès de la présidence française de l’UE ». « Ce forum a été co-organisé avec deux lobbies : France industrie (l’une des trois principales associations de grandes entreprises françaises) et Tech in France/Syntec numérique (le lobby français des entreprises du numérique, désormais rebaptisé Numeum) », indique l’Observatoire des multinationales et CEO.
Des constructeurs automobiles comme sponsors
Autre aspect des ces proximités entre l’État français et les industries : les aller-retours de conseillers qui vont alternativement défendre des intérêts privés ou (en théorie) l’intérêt général. « Par exemple, un conseiller en énergie à la représentation française à Bruxelles a travaillé pour TotalEnergies. À l’inverse, d’anciens conseillers en énergie de la représentation occupent désormais des postes stratégiques chez Engie et ArianeEspace à Bruxelles », précise le rapport.
La France a aussi accepté de faire sponsoriser sa présidence par deux entreprises automobiles : Renault et Stellantis (qui possède Peugeot et Citroën). Elles fourniront des véhicules électriques ou hybrides à la présidence française. En échange de leur parrainage, les logos des sponsors sont affichés sur les sites officiels, leurs produits et services pourront être promus auprès des décideurs et hauts fonctionnaires.
Plusieurs présidences précédentes de l’Union européenne ont déjà été soutenues financièrement par des grandes entreprises. « Que cela prenne la forme de dons financiers ou de biens et services gratuits, quasiment toutes les présidences récentes ont été parrainées par des grandes entreprises », rappelle le rapport. La présidence roumaine de 2019 avait été sponsorisée par Coca- Cola et par l’entreprise énergétique italienne Enel. La présidence croate de 2020 avait signé 16 accords de sponsoring, notamment avec Renault ou Citroën.
Les députés européens et le médiateur européen ont sonné l’alarme sur ces sponsorings privés et les questions de conflits d’intérêt qu’elles soulèvent. Et le gouvernement allemand avait pour sa part rejeté toute forme de sponsoring lorsqu’il a pris la tête du Conseil de l’UE au second semestre 2020. Ce n’est pas le choix qu’a fait le gouvernement français, qui fait valoir qu’il ne s’agit pas techniquement d’un « sponsoring », car les deux entreprises automobiles fournissent un apport en nature (des véhicules) et non des dons en espèces.
Le problème, écrivent l’Observatoire des multinationales et CEO, est que ces entreprises, comme celles qui ont obtenu des rendez-vous avec les représentants français à l’UE ces derniers mois, ont un « intérêt évident à influencer certaines lois clés négociées pendant la présidence française ». Les six prochains mois seront décisifs pour la politique climatique de l’Union européenne.
Une présidence décisive pour la politique climatique
Cible de cette influence : le paquet climat "Fit for 55", qui désigne le programme de l’UE pour atteindre ses objectifs de réduction de 55% de ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. Il doit déterminer de nouveaux standards d’émissions pour les voitures, le développement de l’hydrogène, de nouvelles règles pour le marché du carbone, la révision de plusieurs directives dans le secteur énergétique, une stratégie européenne sur les forêts, ainsi que la « taxonomie verte », soit l’instrument pour définir ce qui peut être classé comme un investissement énergétique réellement favorable au climat.
La taxinomie verte doit ainsi décider si le nucléaire et le gaz peuvent être classés comme des investissements énergétique "verts". L’enjeu est de taille pour l’industrie nucléaire française. Le gouvernement français fait d’ailleurs pression depuis des mois à Bruxelles pour y inclure le nucléaire.
Toutes ces réformes « vont avoir un impact sur de puissants intérêts français dans le secteur de l’énergie (EDF, TotalEnergies, Engie), mais également de l’industrie automobile (Renault, Stellantis), aéronautique (Airbus, Safran, Thales, Dassault) et maritime (CMA-CGM) », assure le rapport. Ces entreprises figurent d’ailleurs « dans la liste des rendez-vous de lobbying de la représentation française à Bruxelles ».
« Il y a de fortes raisons de s’inquiéter sur les intérêts que la France défendra exactement au Conseil : l’intérêt public français et européen ou les intérêts privés des grandes entreprises françaises et du monde des affaires en général ? Ou le seul intérêt politique d’Emmanuel Macron ? », interroge le rapport. « La prochaine présidence française ne peut pas se contenter d’être une courroie de transmission pour les milieux d’affaires et l’industrie, défend Vicky Cann, de Corporate Europe Observatory. Pour empêcher la capture de l’UE par les entreprises, nous avons besoin d’ouvrir les décisions du Conseil de l’UE aux citoyens européens, de règles strictes pour empêcher l’accès privilégié des industriels aux décideurs, d’un blocage des portes tournantes et de véritables pouvoirs de contrôle pour les députés afin qu’ils puissent demander des comptes au gouvernement sur les décisions prises à Paris et à Bruxelles. »
– Lire aussi sur l’Observatoire des multinationales : "Une présidence française de l’UE au service des grandes entreprises", 12 octobre 2021.
« Une présidence sous influence ? Les priorités biaisées d’Emmanuel Macron et du gouvernement français pour l’UE », Observatoire des multinationales et Corporate Europe Observatory.