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La Primaire populaire expérimente un mode de scrutin inédit qui pourrait bouleverser le débat politique

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par Barnabé Binctin

Le demi-million d’inscrits à la Primaire populaire, qui vise à faire émerger une candidature unique à gauche, expérimente une autre manière de voter : le jugement majoritaire, qui porte les germes d’une véritable révolution politique.

« Et toi, tu vas voter pour qui ? » Ces derniers jours, à l’approche du scrutin de la Primaire populaire, la question est presque devenue un signe de reconnaissance pour les 467 000 inscrits, appelés entre le jeudi 27 et le dimanche 30 janvier à désigner par un vote électronique leur favori. Sept candidats sont en lice – par ordre alphabétique : Anna Agueb-Porterie (militante écologiste), Anne Hidalgo (PS), Yannick Jadot (EELV), Pierre Larrouturou (Nouvelle donne), Charlotte Marchandise (militante associative), Jean-Luc Mélenchon (LFI) et Christian Taubira (PRG).

Pour certains, la question s’accompagne d’une certaine impatience vis-à-vis de ce processus engagé il y a bientôt près d’un an, et considéré comme l’ultime espoir d’une candidature de rassemblement à gauche pour la prochaine élection présidentielle. Autrement, « on a toutes les chances de se retrouver avec Macron ou Le Pen », résumait Mathilde Imer, l’une des fondatrices de l’initiative, dans nos colonnes en avril dernier. Depuis, Valérie Pécresse a gagné la primaire de la droite, et le système médiatique s’est pris de passion pour « le phénomène Zemmour », mais l’idée reste bien toujours la même : dispersées, les forces écologistes et progressistes n’ont guère de chances de succès en 2022.

Pour d’autres, la question témoigne plutôt d’une certaine perplexité à l’égard de cette démarche, inédite dans l’histoire de la Ve République. À seulement deux mois et demi du premier tour, sans l’aval d’aucun parti politique ni même le consentement de trois des candidats en lice – Mélenchon, Jadot et Hidalgo sont au moins d’accord là-dessus, chacun.e refusant de se soumettre au résultat du vote – la Primaire Populaire entend pourtant imposer sa légitimité, celle du « plus grand processus de départage de candidats en France pour cette élection », à des appareils lancés en campagne depuis plusieurs mois et qui, ces dernières semaines, ont multiplié les critiques. Véritable objet politique non-identifié, la Primaire « pop’ » bouscule les habitudes et innove jusque dans les modalités du scrutin – au risque, d’ailleurs, d’induire en erreur ses propres électeurs…

Voter sur chacun des candidats plutôt que pour un seul : le jugement majoritaire

Car ceux-ci vont, en réalité, être amenés à se prononcer sur chacun des candidats plutôt qu’exprimer leur préférence pour un seul d’entre eux, par le biais d’un bulletin unique. La question de savoir pour « qui » voter n’a donc pas lieu d’être. C’est toute l’originalité du jugement majoritaire, une nouvelle méthode de vote inventée par deux mathématiciens-chercheurs français du CNRS, Michel Balinski et Rida Laraki, au début des années 2000. Concrètement, ce mode de scrutin en un seul tour permet à l’électeur d’exprimer son avis sur tous les prétendants, qu’il évalue au moyen d’une échelle de mentions. Dans le cas de la Primaire populaire, les votants en auront cinq différentes à leur disposition : Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant. Ils et elles pourront les utiliser comme bon leur semble pour noter les sept candidats et répondre ainsi à la question suivante : « Pour faire gagner l’écologie et la justice sociale à l’élection présidentielle, j’estime que chacune de ces personnalités serait… ».

Qui gagne à la fin ?
Chaque candidat se voit attribuer une mention par chacun des votants – Très bien (vert foncé), Bien (vert), Assez bien (vert clair), Passable (jaune), Insuffisant (orange). La candidature victorieuse sera celle étant la mieux évaluée par une majorité de l’électorat, à partir d’une « mention médiane » (ici c’est la pêche qui gagne). Celles ou ceux qui sont le plus rejetés par une partie de l’électorat (comme la fraise) ont bien moins de probabilité d’être élus.
La Primaire populaire

Pour que le vote soit valide, chacun.e des candidats doit se voir assigner une mention. Il ne s’agit pas pour autant d’un classement par ordre de préférence, puisqu’on peut attribuer la même mention plusieurs fois, trouver tout le monde « Très Bien » ou au contraire considérer tous les candidats comme « Insuffisant ». À la fin, la candidature victorieuse sera celle qui se révèle la mieux évaluée par une majorité de l’électorat [1]. Samuel Grzybowski, l’autre porte-parole de la Primaire populaire, justifiait dans l’hebdomadaire Politis le choix de ces règles bien particulières comme « le moyen le plus précis et le plus efficace de connaître l’opinion d’un groupe, en évitant les écueils du vote utile et des dynamiques de négociation ».

Une alternative radicale au scrutin uninominal à deux tours

Le jugement majoritaire s’est construit comme une alternative radicale au scrutin uninominal à deux tours, considéré comme défaillant pour exprimer une préférence collective à partir de préférences individuelles. Le mode de scrutin actuel « force l’électeur à voter pour un seul candidat, alors qu’il a des opinions bien plus nuancées sur tous. Certains électeurs pourraient soutenir plusieurs candidats ; d’autres apprécient peu le candidat pour qui ils ont voté ; d’autres encore font le choix stratégique du moins mauvais parmi ceux qu’ils estiment avoir une chance. Néanmoins, chaque vote est interprété comme une adhésion et vaut "1". Ainsi, la somme de votes aux sens totalement différents détermine le résultat. Il n’est pas surprenant que les poids politiques induits soient loin de la réalité » détaillaient ainsi les deux pères fondateurs dans un article de 2012 [2].

Autrement dit, parce qu’il ne donne aucune information qualitative sur la nature de notre choix – et notamment s’il est par conviction ou par défaut – le bulletin de vote classique mesurerait mal la véritable majorité au sein de l’opinion publique. Un biais fondamental que tente donc de déjouer le jugement majoritaire en offrant de voter pour plusieurs candidats, ce qui permet ainsi d’introduire de la nuance en même temps que d’exprimer une opinion de refus plus franchement.

Un renversement des stratégies électorales, et donc du débat politique

Ce système de vote dit « par valeur » renverserait alors profondément la nature du débat public, à plus large échelle. Car à force d’habitude, on a fini par oublier que les règles du jeu orientent forcément les stratégies politiques : « Gagner une élection au jugement majoritaire nécessite de parler au plus grand nombre plutôt que de cliver et de polariser, en cherchant à plaire à une base plus réduite de soutiens inconditionnels pour se qualifier au second tour », analyse Chloé Ridel, cofondatrice de l’association Mieux voter. Créée dans la foulée de l’élection d’Emmanuel Macron – « une parfaite illustration de toutes ces dérives » – l’association promeut désormais ce mode de scrutin, partout en France. Le jugement majoritaire est aujourd’hui loin d’être la seule lubie de la Primaire populaire : avant elle, les Républicains l’a un temps envisagé comme modalité pour départager les candidats à sa primaire, tandis qu’une mission parlementaire a appelé récemment à l’expérimenter plus largement [3].

De là à voir un jour une élection présidentielle se jouer au jugement majoritaire ? On en est encore loin : « Le mode de scrutin de l’élection présidentielle relève de la Constitution, qui stipule que le président de la République doit être élu avec plus de 50 % des suffrages… Il faudrait donc transformer cette disposition, et on sait combien il est compliqué de modifier la loi organique ! » rappelle Chloé Ridel, qui a consulté plusieurs constitutionnalistes sur le sujet. Le jugement majoritaire pourrait être également appliqué lors des élections législatives pour élire les députés dans chaque circonscription. Ce type de vote n’est cependant pas adapté au scrutin de listes (européenne, régionales, municipales) où le pourcentage obtenu détermine le nombre d’élus de chaque liste.

Nul doute, pourtant, que le jugement majoritaire changerait radicalement le visage de la politique française, en libérant l’échéance présidentielle de nombre des (faux) débats qui l’obstruent : la menace du vote utile, la culpabilisation permanente des petits partis, candidats accusés de faire perdre les mieux placés, ou encore le serpent de mer du vote blanc. Sans oublier l’affaissement probable des candidats d’extrême droite sous ce format : le jugement majoritaire élimine de facto les candidats les plus rejetés par une large partie de la population. Une étude expérimentale réalisée autour de l’élection 2017 livrait ainsi des résultats intéressants, en montrant que Jean-Luc Mélenchon se serait ainsi affirmé comme le véritable adversaire d’Emmanuel Macron avec le jugement majoritaire [4].

« Et sans la menace de l’extrême droite au pouvoir tous les quatre matins, le débat politique n’est plus tout à fait le même », souligne Chloé Ridel. C’est, au fond, à une véritable révolution copernicienne qu’appelle le jugement majoritaire, en revisitant le principe-même d’un scrutin : « Élire, ce n’est pas choisir ! poursuit ainsi Chloé Ridel. Une élection, c’est un instrument de mesure de la légitimité d’un candidat dans l’opinion, et ce n’est certainement pas en mettant un seul nom dans l’urne qu’on y parvient. » En attendant, la légitimité acquise par la Primaire populaire se révèlera certainement insuffisante pour la suite, en dépit de l’utilisation du jugement majoritaire. Mais elle aura au moins eu le mérite de lui consacrer un joli coup de projecteur, en l’expérimentant pour la première fois à une si large échelle.

Barnabé Binctin

Photo : Un meeting de la liste Unir en 2020, la seule liste commune rassemblant EELV, la France insoumise et le Pacte démocratique, dans les 13è et 14è arrondissements de Marseille / © Jean de Peña

Notes

[1Le résultat est calculé à partir d’une « mention médiane ». Pour plus d’informations, voir cette vidéo.

[2Consultable ici

[3Voir les 28 propositions formulées en décembre 2021 par la mission d’information de l’Assemblée nationale.

[4Lire les explications détaillées dans le magazine Regards.