Cinéma

Après l’ombre : le théâtre pour témoigner sur la vie pendant et après la prison

Cinéma

par Les lucioles du doc

Après l’ombre, qui sort le 28 mars, nous plonge dans l’obscurité d’une salle de théâtre, au cœur du travail de mise en scène de Didier Ruiz, juste avant la première du spectacle « Une longue peine ». Quatre hommes et une femme sur scène, racontent tour à tour, et par morceaux, la manière dont ils ont vécu leurs longues années en détention. Par quoi commencer ? Que raconter ? Comment se raconter ? Ce film explore la construction collective de ces récits individuels.

Avec Après l’ombre, qui sort en salles le 28 mars prochain, la réalisatrice Stéphane Mercurio signe son troisième long-métrage documentaire sur l’univers carcéral. Le film nous plonge dans l’obscurité d’une salle de théâtre, et au cœur du travail de mise en scène de Didier Ruiz, juste avant la première du spectacle « Une longue peine ». Quatre hommes et une femme - Louis, André, Eric, Alain et Annette - sur scène, racontent tour à tour et par morceaux, la manière dont ils ont vécu leurs longues années en détention. Par quoi commencer ? Que raconter ? Comment se raconter ? Ce film explore la construction collective de ces récits individuels.

Dans ce film, ceux que l’on nomme les « longues peines » nous racontent ces années passées comme en dehors du monde, en prison, par le truchement du théâtre. Après l’ombre n’est pas le premier documentaire à aborder l’art comme outil d’émancipation individuelle et collective. Cependant, à mesure que l’on découvre l’histoire des personnages et la construction d’une pièce convaincante, le film apparaît toujours comme une nécessité. Il a l’intérêt notamment de questionner la posture de l’« apprenant », mais aussi et surtout la limite poreuse entre « direction » et « accompagnement » des comédiens.

Dispositif particulier, résonances universelles

La réalisatrice se place au cœur de la relation entre metteur en scène et acteurs, qu’elle interroge avec subtilité. Cela, d’autant qu’il s’agit d’une expérience particulière. Pas de textes écrits à l’avance. Il faut déjà commencer par choisir ensemble quoi raconter, avant de se demander comment le dire. Ce travail de découpage donne lieu à des scènes surprenantes : le décalage entre les injonctions du metteur en scène, Didier Ruiz, contraint de construire une dramaturgie ; et la gravité de ce qui se dit ne peut pas nous échapper : « Est-ce qu’on peut réentendre la scène sur le suicide ? » Ou encore : « Tu as le choix entre les larmes et le suicide. » La réalisatrice a su filmer avec justesse cette contradiction entre le travail ciblé du metteur en scène et l’effort du comédien qui doit revivre des scènes pénibles de son parcours afin de rendre possible la création.

Après l'ombre - Bande annonce from Doc(k)s 66 sur Vimeo.

Si Didier Ruiz est évidemment bouleversé et ému par ce qui est raconté, il cherche à donner aux témoignages des résonances politiques et universelles, plus aptes encore à se faire entendre. Au delà de leur identité, au delà de leurs histoires propres, il y a ce travail de découpage et d’assemblage, que comprend toute mise en scène et qui nous donne accès à des récits qui dépassent le groupe sur scène pour se loger en chacun de nous.

Transcender les blessures individuelles

Le metteur en scène, en exprimant parfois ses doutes et ses émotions, mais aussi les fils qu’il déroule pour expliquer ses choix, permet au groupe de se saisir du processus qu’il est en train de vivre. Si au début, plusieurs sont sceptiques ou méfiants vis à vis de la démarche qui leur est proposée, petit à petit l’aventure devient collective et semble les emporter au delà de leur passé comme de leur présent. A travers les récits, qu’ils choisissent aussi de prolonger ou de raccourcir par endroits, de taire ou d’embellir, ils acceptent leurs mots, leurs histoires, font de leurs blessures individuelles une forme de mémoire collective, sublimée, qui les dépasse et les renforce en même temps.
 
Dans ce film, une attention particulière est portée à la manière dont les corps interagissent dans ce travail de mise en scène, à la manière dont ils témoignent eux aussi des conséquences dramatiques de la détention. On réalise très vite que de nombreuses barrières, invisibles mais bien réelles, les séparent les uns des autres, empêchant certains de se toucher et d’être touchés. Des mondes différents se côtoient et tentent de s’apprivoiser : celui du théâtre d’abord, qui comprend un long travail sur l’écoute de son corps et sa mise en scène ; celui de la prison, qui brise les liens corporels entre ces hommes détenus et le monde extérieur. 

Des corps façonnés par la prison

Certains plans filmés avec une légère plongée contribuent à montrer les détenus fragiles, sans défense. Prisonniers de la caméra, leurs regards fuient vers le sol, leurs corps traduisent un certain malaise, les mains rangées derrière leurs dos comme s’ils étaient encore « coupables ». Le langage corporel accuse les années de prison ayant façonné les détenus jusque dans leurs silhouettes : on est frappés par le discours d’un homme dont la sexualité est abîmée par sa longue détention, interpellés également par cet autre protagoniste qui refuse d’avoir vieilli à sa sortie de prison. Ces « plaies » non cicatrisées rendent encore plus parlantes les scènes de lâcher prise à travers le chant, l’improvisation, la danse. On se sent nous-mêmes bercés par leur énergie pendant une séance d’improvisation chorégraphique. La rencontre est réelle.

Le film s’ouvre sur l’avancée du groupe au devant de la scène, la caméra placée à un angle voit s’approcher les quatre protagonistes et finalement les donnent à voir de profil, images qu’on ne saurait voir depuis la salle, en tant que spectateurs d’une pièce de théâtre, assis face à eux, à distance.

Dialogue entre cinéma et théâtre

La caméra quitte rarement la scène, avec parfois quelques plans aux côtés ou derrière l’équipe de metteurs en scène. Stéphane Mercurio filme avec finesse ces hommes et cette femme, debout, droits, et leurs jeux de regards, entre eux, mais aussi avec ce qui est dans l’ombre et qu’ils ne voient pas. Sous la lumière, ils partagent leurs histoires et font face à l’ombre qui est maintenant devant et derrière eux, comme un renouveau, une ouverture vers autre chose. La légèreté n’est pas exclue dans ces moments de travail, et la complicité dans cette compagnie est aussi une façon de refuser l’obscurité. Après ces années de solitude, la confiance en l’autre grandit lentement.

Le film, enfin, interroge le rapport entre le cinéma et le théâtre, la manière dont l’un et l’autre peuvent se nourrir, travaillant sur des registres et temporalités différentes. Le film dévoile ici les essais, tentatives, le processus de construction, les pas de côtés. Le film place également cette expérience dans une sorte d’objet, fini, intemporel, qu’on projettera à l’identique. Au théâtre, à chaque représentation, il y a ces « trucs », ces écarts qui rendent l’expérience toujours unique, débordante du cadre de l’écran : « Sinon c’est pas la peine de travailler, autant faire un film », lâche Didier Ruiz. On sent toute la connivence entre la réalisatrice et le metteur en scène, et derrière la caméra, on devine souvent un sourire.

Après l’ombre , sortie en salles le 28 mars 2018.
Documentaire de 93 min
Réalisation : Stéphane Mercurio
Production : Iskra
Distribution : Doc(k)s 66
Voir le site internet du film.


Les Lucioles du Doc

Ces chroniques mensuelles publiées par Basta! sont réalisées par le collectif des Lucioles du Doc, une association qui travaille autour du cinéma documentaire, à travers sa diffusion et l’organisation d’ateliers de réalisation auprès d’un large public, afin de mettre en place des espaces d’éducation populaire politique. Voir le site internet de l’association.