Les convocations au commissariat ont repris immédiatement après la fin du confinement. Plusieurs militants engagés contre le projet de réforme des retraites, à Nancy, en font les frais. Poursuivies pour des faits « d’entrave concertée et avec violence ou voie de fait à l’exercice de la liberté du travail », neuf personnes devaient initialement être convoquées au commissariat de Nancy le 18 mars. L’épidémie a conduit le parquet à demander le report de toutes « les enquêtes non urgentes ». Le 16 mars, Emmanuel Macron annonçait même la suspension de la réforme des retraites.
Depuis le 11 mai, la machine répressive se remet en marche. À Nancy, ce ne sont plus neuf mais treize convocations qui ont été envoyées, dont l’une auprès d’un mineur. Les militants poursuivis risquent trois ans de prison et 4500 euros d’amende ! Les faits remontent au 10 janvier, lors d’un rassemblement devant le dépôt de tramway et bus Kéolis, en plein mouvement de contestation contre la réforme des retraites. « Cinquante personnes ont été évacuées ce jour-là par les forces de l’ordre accompagnées d’une brigade canine, habituellement réservée au terrorisme et au trafic de stupéfiants », relate le syndicaliste. Les deux principales organisations syndicales de l’entreprise Kéolis affirment que cette action n’a pas eu d’incidence sur le fonctionnement de l’entreprise et qu’aucun salarié n’a été empêché de faire son travail [1]. « Pourtant, les militants poursuivis encourent de la prison » dénonce Roberto Toscano, porte-parole de Solidaires en Meurthe-et-Moselle.
« La vie démocratique, c’est aussi la liberté d’expression et de rassemblement »
Les convocations au commissariat de Nancy s’enchaînent. Les contrôles d’identité et verbalisations, aussi. « Nous n’avions pas appelé à un rassemblement mais nous nous sommes retrouvés lundi à une vingtaine pour accompagner les personnes auditionnées au commissariat », relate Roberto Toscano. Bien conscients de l’interdiction des rassemblements de plus de dix personnes en raison de l’état d’urgence sanitaire, les soutiens présents portaient un masque, respectaient la distanciation sociale et n’ont pas formé de groupes de plus de neuf personnes, comme en témoignent les vidéos consultées par Basta!. Toutes ont néanmoins fait l’objet d’un contrôle d’identité et ont été verbalisées. Le même scénario s’est reproduit deux jours plus tard, le 27 mai, en présence d’un huissier de justice cette fois-ci en vue de contester les verbalisations [2].
Pour les policiers sur place, il s’agissait bien d’un rassemblement [3]. Roberto Toscano y voit « une guerre sociale contre les militants et contre toute forme de contestation. Le Premier ministre a affirmé que la vie démocratique devait reprendre. La vie démocratique ce n’est pas seulement l’organisation du deuxième tour des municipales, c’est aussi la liberté d’expression et de rassemblement. Comment expliquer qu’on ait plus de droits dans un supermarché que lorsqu’on soutient des camarades victimes de répression ? »
Lui-même est poursuivi pour « entrave à la circulation », suite à une marche aux flambeaux contre la réforme des retraites début février. « Nous étions 300 à 400 personnes sur une place qui longe les voies du tram », se remémore Roberto. « On a demandé aux forces de l’ordre de se déplacer sur une place plus grande et plus visible mais ça nous a été refusés. Le rassemblement a finalement débordé sur les voies du tram, bloquant ce dernier pendant une quinzaine de minutes. » Le syndicaliste encourt deux ans de prison et 4500 euros d’amendes. Des étudiants et lycéens ont également subi des gardes à vue pendant l’hiver. « Cela fait beaucoup pour une ville comme Nancy qui n’est pas un foyer d’insurrection "ultra radical". Cela fait deux ans qu’il est interdit de manifester à Nancy en centre-ville. »
« Il y a une volonté de faire taire la parole dissidente »
Nancy est loin d’être un cas isolé. Des poursuites similaires contre des militants soupçonnés d’avoir participé à des blocages ont lieu à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), La Roche-sur-Yon (Vendée), Millau (Aveyron), et en Ardèche. « Une épidémie de répression antisyndicale et autoritaire s’abat sur les militants, dont Solidaires, engagés dans la lutte contre la réforme des retraites », dénonce Elie Lambert, secrétaire national. « Les poursuites concernent à chaque fois des blocages de l’économie. » D’un lieu à l’autre, la même procédure : le ou la militante est d’abord convoqué.e pour une audition libre en étant soupçonné.e d’avoir participé au blocage des transports, l’un des modes d’actions les plus utilisés en décembre et janvier dernier.
Le 12 mars, huit personnes ont ainsi été convoquées au commissariat de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire). Elles sont soupçonnées d’avoir tenté d’empêcher les trains de circuler le 10 février. Elles encourent six mois d’emprisonnement et 3750 euros d’amende pour « délit d’entrave à la circulation ferroviaire ». Pascal Poyen, porte-parole départemental de l’Union syndicale Solidaires, fait partie des personnes poursuivies [4]. « Il y a eu une occupation des voies avec une banderole "non à la réforme des retraites" », précise-t-il. « Nous ne sommes pas des délinquants, nous avons agi dans le cadre d’une réforme que nous contestons », rappelle-t-il.
Jugé sans audience et sans débat contradictoire
En Vendée, Stéphane Thobie fait lui l’objet d’une procédure bien particulière. Cet enseignant, président d’Attac Vendée et militant de Sud Éducation, est convoqué au tribunal de la Roche-sur-Yon le 22 juin où lui sera notifiée une ordonnance pénale, c’est-à-dire une décision qui aura déjà été prise sans audience publique, ni débat contradictoire, par le Président du tribunal. En contrepartie, aucune peine d’emprisonnement ne peut être prononcée dans ce cadre (seulement des amendes ou des peines restrictives), et la décision du juge peut être contestée sous 45 jours.
Accusé d’avoir occupé des voies de train lors d’une action le 14 janvier, il est poursuivi avec une militante gilet jaune pour délit d’entrave à la circulation. Cette dernière a d’ailleurs été auditionnée au commissariat le 27 mai, et un autre militant vient d’être convoqué pour les mêmes faits le 4 juin prochain. « Je risque une peine d’amende allant jusqu’à 5000 euros et une déchéance de certains droits » précise Stéphane Thobie. « À la Roche-sur-Yon, on n’est pas habitué à être poursuivi pour des actions syndicales même si certaines d’entre elles enfreignent la législation. »
Pour Elie Lambert, ce mouvement de répression ne cesse de croître depuis la loi Travail. « Il s’agit de criminaliser. Il y a une volonté de faire taire la parole dissidente car ils sont incapables d’avoir une parole politique empreinte de justice sociale. » Une manifestation de solidarité avec les migrants et pour la régularisation des sans- papiers, prévue le 30 mai à Paris, serait d’ailleurs interdite par la préfecture.
Sophie Chapelle