Le 4 juin, Jeremiah Ellison, conseiller municipal de la ville de Minneapolis, où George Floyd a été tué, annonçait sur les réseaux sociaux vouloir « repenser drastiquement notre approche de la sécurité publique. » Trois jours plus tard, c’était chose faite. En réponse au mouvement « Defund the police » ( « arrêter de financer la police »), le conseil municipal de Minneapolis a voté le 7 juin la suppression de la police locale. C’est une première dans le pays. Désormais, l’argent consacré d’ordinaire aux forces de l’ordre sera réinvesti dans les services sociaux et publics de la ville et dans les associations de quartiers.
Donald Trump et une partie des républicains s’opposent évidemment à cette mesure. En face, nombre de collectifs et d’associations souhaiteraient l’étendre à l’échelle nationale. Le démantèlement des forces de l’ordre au profit des services communautaires pour la santé, la sécurité, et la justice sociale, permettrait de ne plus faire de la police la première force d’intervention auprès des citoyens. Le 7 juillet, le mouvement Black Lives Matter publiait sur son site le « Breathe Act », un ensemble de propositions de lois visant à repenser l’ensemble du système pénal et carcéral [1].
« Couper les vivres de la police est une mesure centrale pour mettre fin à l’impunité parce que cela veut dire empêcher l’accès des forces de l’ordre à des moyens répressifs qui portent atteintes à nos communautés. […] Il ne s’agit pas seulement de supprimer le budget de la police, il s’agit de réinvestir cet argent dans les communautés », explique Patrisse Cullors, cofondatrice du mouvement Black Lives Matter [2]. Ces mesures de « désinvestissement » demeurent spécifiques aux États-Unis où les budgets alloués aux polices municipales – en charge des missions quotidiennes, la police étant organisée par villes – ont explosé, souvent aux dépens des budgets sociaux ou éducatifs.
Brutalités policières : le déni français
En France aussi, la mort de George Floyd a provoqué l’indignation. Si l’usage abusif de la violence par les forces de l’ordre a été rendu particulièrement visible par la répression du mouvement des Gilets jaunes, l’arbitraire de certaines pratiques policières est dénoncé depuis longtemps, notamment dans les quartiers populaires. Amnesty International a multiplié les alertes. Michelle Bachelet, ex-présidente du Chili et Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, demandait en 2019 aux autorités françaises « une enquête approfondie sur tous les cas rapportés d’usage excessif de la force. » [3] En vain.
Pourtant, la recrudescence des violences policières est manifeste. Et l’image de la France à ce sujet s’est considérablement dégradée. Entre 2018 et 2019, le nombre d’enquêtes confiées à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), la « police des polices », a augmenté de 23 %, selon les chiffres publiés en juin [4]. 868 enquêtes sur 1460 concernent des faits de violences volontaires des forces de l’ordre. Malgré tout, le gouvernement renonce toujours à prendre des mesures réformatrices. Le 8 juin, l’ancien ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, annonçait vouloir interdire la clé d’étranglement, pratique à l’origine de la mort d’Adama Traoré et de Cédric Chouviat – et interdite depuis le 16 juin aux États-Unis – avant de faire machine arrière pour ne pas contrarier le corps policier. Le ministère de l’Intérieur, comme les syndicats de police, restent pour l’instant imperméables à toute introspection et remise en cause de certaines techniques d’interpellation.
Selon le rapport de l’Observatoire des pratiques policières de Toulouse, créé en 2019 par des membres de la Ligue des droits de l’homme (LDH), du Syndicat des avocats de France et de la Fondation Copernic, « en termes de dotation et de matériels, la police et la gendarmerie française occupent une place à part en Europe » [5]. Cette « militarisation » s’étend désormais aux polices municipales. Une grande partie des policiers municipaux français sont armés, d’armes à feu ou d’armes dites « non létales », comme les tasers ou les lanceurs de balles de défense (LBD). « 84 % des effectifs de police municipale étaient dotés d’une arme, létale ou non, en 2016, et 44 % avaient accès à une arme à feu », pouvait-on ainsi apprendre dans un rapport parlementaire l’an dernier [6]. Ces chiffres témoignent de la grande souplesse laissée aux maires en matière d’armement de leur police.
Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, avait appelé en 2018 à interdire l’usage des LBD dans le maintien de l’ordre [7]. Qu’importe, la France maintient coûte que coûte l’utilisation de cette arme, malgré les blessures et les mutilations.
Une autre police est possible : les modèles britanniques et nordiques
Ailleurs, des alternatives à l’armement existent. En Angleterre, la pratique policière repose sur le principe du « policing by consent » (la police par consentement). Au fondement de cette devise, il y a l’idée que la capacité des agents à effectuer leurs missions dépend de l’approbation de la police par la population, et que la coopération de la population diminue la nécessité d’utiliser la force. Résultat : en Grande Bretagne, seuls 5 % des policiers sont armés. D’après une enquête du journal britannique le Guardian menée en 2015, la police des États-Unis – hyper-militarisée – a tué plus de civils en 24 jours que la police britannique en 24 ans. Malgré les récentes attaques terroristes en Angleterre, et ailleurs en Europe, qui ont mené à armer davantage les forces de l’ordre britanniques, de nombreux chefs de police s’opposent toujours à la « militarisation » des officiers, par crainte que cela n’altère leur relation aux citoyens.
Interrogé par Libération en 2019, Sébastien Rocher, sociologue au CNRS, soulignait également la spécificité des services de police dans les pays scandinaves. Les forces de l’ordre y sont rattachées au ministère de la Justice, pas de l’Intérieur : « Ces pays ont compris que la police fonctionne si elle est légitime, pas seulement si elle arrive à trouver des justifications légales à son action. » Pour preuve, le faible taux d’intervention violente de la police dans ces régions. En Islande, la police a tué un homme, pour la première fois de son histoire, en 2013 [8].
L’impact « nul » des caméras-piétons sur les violences policières
En 2017, le Défenseur des droits dénonçait aussi les contrôles au faciès pratiqués par la police française [9]. « Par rapport à l’ensemble de la population, et toutes choses égales par ailleurs, constatait l’enquête, les jeunes hommes noirs et arabes ont une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d’être contrôlés. » Face aux récentes révélations de Street Press et Mediapart sur les dérives racistes de certains groupes de policiers, Emmanuel Macron a annoncé le 14 juillet vouloir généraliser le port de caméras-piétons pour tous les policiers. Une mesure visant, selon lui, à « rétablir la confiance » entre les forces de l’ordre et la société civile.
Utilisées depuis sept ans par 95 % des polices des États-Unis – à la demande des militants de Black Lives Matter – les caméras-piétons se sont pourtant révélées inefficaces. En atteste une étude menée en 2017 au sein du département de police de Washington. Les données récoltées d’après les rapports de 2000 policiers ont montré que les caméras-piétons avaient un impact « nul » sur l’usage de la force durant les interventions. Si les enregistrements ont permis de fournir les preuves des brutalités policières, menant parfois à la condamnation des agents, les caméras-piétons n’ont pas mis fin aux violences systémiques visant les minorités.
Même cas de figure en Israël, où les caméras-piétons sont utilisées depuis un an et demi. L’association des droits civils d’Israël a dénoncé le manque de coopération de la police, accusée d’user des enregistrements pour redorer son image [10].
Le faux retour de la « police de proximité »
Pour apaiser les tensions, plusieurs organismes et associations de quartiers demandent en France la généralisation de la police de proximité. Basée sur des relations de partenariats entre police et citoyens, la police de proximité, initiée sous le gouvernement de gauche plurielle de Lionel Jospin, a été supprimée en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, et réintroduite par Gérard Collomb en 2018. Rebaptisée « police de sécurité quotidienne », elle devait avant tout « renouer le dialogue avec les jeunes dans les quartiers en difficultés », selon les propos de l’ancien ministre de l’Intérieur.
Là encore, le bilan de la « police de sécurité quotidienne » n’est pas convaincant. Deux ans après sa réintroduction dans une soixantaine de quartiers, les élus locaux et les associations, telle que France Urbaine qui rassemble des collectivités locales, dénoncent un gonflement des effectifs de police, mais aucun changement de doctrine qui seul permettrait de renouer les liens avec les citoyens. Jean-Luc Moudenc, maire de Toulouse et président de France Urbaine, dit avoir « peu vu les bénéfices » de cette nouvelle police [11].
Malgré les avertissements adressés par les organismes nationaux et internationaux, le gouvernement français semble encore peu enclin à réformer concrètement l’institution policière. Un constat qui a insufflé l’idée d’une convention citoyenne sur la sécurité, visant à repenser des formes de collaborations entre police et citoyens.
Solani Bourébi
– Lire aussi : « En envoyant des individus armés pour gérer les problèmes sociaux, on augmente le risque de blessures ou de morts »