Ma vie au travail

Rendre la justice malgré un système exsangue : le travail invisible des greffiers

Ma vie au travail

par Lucie Tourette

Comme l’hôpital, la justice est dans un état calamiteux. Les mobilisations récentes n’ont pas suffi à mettre ce sujet au cœur du débat politique. En attendant, les greffiers, rouage discret mais essentiel de ce pilier de la démocratie, saturent.

« Ce n’est pas seulement en recrutant plus de juges qu’on aura une justice plus rapide. Sans les métiers supports comme les greffiers, ça n’ira pas plus vite. Le juge prend une décision mais il ne va pas la taper, l’enregistrer, la notifier. Ça c’est le greffier qui s’en occupe », explique Gabriel Ibbou, 34 ans, greffier depuis six ans au tribunal d’Auxerre (Yonne) et syndiqué à l’UNSA [1]. Le métier de greffier est peu connu, la profession habituée à la discrétion. « Pendant mes études de droit, je n’avais presque pas entendu parler du métier de greffier. Dans mes cours d’institutions judiciaires, il y a de nombreuses pages sur les métiers d’avocat ou de magistrat mais seulement une demi-page sur le greffier », se rappelle Cyril Papon, 42 ans, greffier depuis douze ans, en poste au tribunal de Bobigny et secrétaire général de la CGT Chancellerie et Services judiciaires [2].

Le travail du greffier est pourtant essentiel au fonctionnement de la justice. Il est présent à toutes les étapes de la procédure et s’assure qu’elle est bien respectée. Une audience ne peut pas se tenir sans lui. Un jugement au bas duquel figurerait la signature du juge mais pas la sienne serait considéré comme nul. Le greffier est aussi, souvent, le principal contact du justiciable ou de l’avocat qui le représente avec l’institution. C’est en effet lui qui informe les parties des dates d’audience ou assure l’accueil du public.

Empilement des lois et dysfonctionnements techniques

Lois antiterroristes, code de justice pénale des mineurs, loi de lutte contre les violences sexuelles et sexistes, loi visant à améliorer la justice de proximité et la réponse pénale... Les réformes touchant la justice se sont multipliées ces dernières années, entraînant chacune leur lot de changements de procédures. Les modifications apportées en 2019 par la loi de « programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice » n’ont pas encore toutes été absorbées dans les tribunaux que la dernière loi d’Éric Dupond-Moretti du 22 décembre 2021 « pour la confiance dans l’institution judiciaire » vient à nouveau apporter son lot de changements.

Chacune de ces nouvelle dispositions bouleverse le quotidien des greffiers qui peinent d’autant plus à s’adapter que les outils censés les aider à le faire tardent à arriver. Prenons l’exemple des « trames », sorte de textes de base pré-écrits qu’ils personnalisent afin d’établir des décisions. « On attend encore les trames de la loi de 2019 ! déplore Sophie Grimault, 50 ans, greffière depuis 27 ans, en poste au tribunal judiciaire de Limoges, secrétaire générale adjointe du syndicat des greffes de France FO. Réformer c’est bien, mais il ne faut pas non plus faire une réforme à chaque fait divers. Il faut le temps d’assimiler. »

« Les logiciels ne suivent pas », confirme Cyril Papon, lui aussi confronté quotidiennement à ce problème de trames. Les trames disponibles dans le logiciel CASSIOPEE (Chaîne applicative supportant le système d’information orienté procédure pénale et enfants) ne sont pas à jour. C’est dans ce logiciel que magistrats, greffiers et adjoints administratifs peuvent retrouver les principaux éléments d’un dossier pénal, comme l’état civil des personnes concernées, la nature des faits ou les étapes principales d’une procédure. Ils y trouvent aussi normalement les trames de décisions pré-rédigées. En théorie, ils n’ont plus qu’à adapter ces trames au dossier en cours. Dans la pratique, c’est plus compliqué.

Par exemple, explique Gabriel Ibbou, « quand une personne fait appel, la trame de l’acte d’appel disponible dans CASSIOPEE ne mentionne pas les nouvelles dispositions ». Autrement dit : les mises à jour ne sont pas automatiques. « Souvent, les formules ne sont pas bonnes, ou bien les articles de loi viennent de changer », complète Cyril Papon. Dans ce cas, fréquent, le greffier doit sortir du logiciel et aller dans son intranet afin d’y chercher des modèles à jour. Parfois même il est obligé de créer ses propres fichiers de traitement de texte. Il doit ensuite copier-coller chaque page dans CASSIOPEE et vérifier que tout apparaît correctement dans le document final.

Par ailleurs, l’accès à CASSIOPEE se fait par internet, un autre travers que dénonce Cyril Papon : « Quand les audiences commencent à 13 heures, tout le monde a besoin de se connecter en même temps... Et ça rame pour tout le monde. » Avant de conclure sur la « lose sans nom » que représente CASSIOPEE : « Normalement, un outil est censé aider le travailleur. »

Tout cela vient s’ajouter à un quotidien de travail déjà rendu laborieux par un matériel usé ou inadapté. Des pochettes cartonnées de mauvaise qualité (qui devront pourtant contenir des centaines de pages) aux scanners sur-sollicités qui ne tiennent pas le choc longtemps, la liste est longue de ce que Cyril Papon appelle ces « petits riens qui viennent s’ajouter à la multiplication des tâches et des réformes ».

Autre exemple, donné par Sophie Grimault : le réseau informatique sécurisé RPVA (Réseau privé virtuel des avocats) qui permet l’échange d’actes de procédure et la communication entre les avocats et les différentes juridictions, n’accepte pas de fichiers pesant plus de 5 Mo. C’est excessivement peu par rapport au nombre de pièces qui doivent être transmises dans la plupart des dossiers. « Si tout fonctionnait bien, on irait beaucoup plus vite », conclut Sophie Grimault.

Quand on alerte notre direction, on nous répond, "à Bobigny, les justiciables attendent un an et demi avant une décision. Ici, ce n'est que neuf mois. Donc ça va"», raconte un greffier, seul en poste dans un service qui devrait normalement compter trois greffiers
Un an et demi avant une décision
« Quand on alerte notre direction, on nous répond, "à Bobigny, les justiciables attendent un an et demi avant une décision. Ici, ce n’est que neuf mois. Donc ça va" », raconte un greffier, seul en poste dans un service qui devrait normalement compter trois greffiers.
Cécile Guillard

« La justice tient grâce à ça : des greffiers, des adjoints administratifs et des magistrats qui cravachent comme des ânes »

Le sous-effectif chronique pèse lui aussi très lourd sur la charge de travail des greffiers. Un jeune greffier, qui préfère garder l’anonymat, nous a ainsi expliqué se retrouver seul en poste dans un service qui devrait normalement compter trois greffiers : « On essaie de tout faire mais c’est impossible. Par exemple, les courriers de renonciation à succession s’accumulent. Les notaires vont finir pas nous mettre la pression à la demande des justiciables et ça bougera [3]. Quand on alerte notre direction, on nous répond, "à Bobigny, les justiciables attendent un an et demi avant une décision. Ici, ce n’est que neuf mois. Donc ça va." »

Au sein des services de greffe, les greffiers sont normalement secondés par des adjoints administratifs, en charge du travail de secrétariat et d’accueil. Comme « il n’y a plus d’adjoints, les greffiers se retrouvent à tout faire », déplore Sophie Grimault. À Bobigny, Cyril Papon confirme : « Sans les adjoints, les greffes ne peuvent pas tourner. De nombreux services ne vont pas bien ou fonctionnent mal par défaut d’adjoints administratifs. » Dans la grande majorité des cas, ce sont aujourd’hui des contractuels qui sont recrutés, ils n’ont souvent pas de formation préalable et les former représente à nouveau du temps pour le greffier.

Autre source de tension pour des tribunaux en sous-effectifs : l’indispensable présence d’un greffier lors d’une audience. Nombre d’entre eux sont tenus de faire passer les audiences en priorité sur toutes leurs autres tâches. Ainsi, Sophie Grimault, qui travaille au service des scellés, doit régulièrement assurer des audiences en correctionnelle ou aux affaires familiales. Cela suppose de s’adapter à des droits différents (pénal, civil), mais aussi à des logiciels qui ont chacun leur logique et leurs travers.

C’est aussi le cas de Gabriel Ibbou : habituellement chargé de l’accueil du public, il remplace son collègue qui travaille auprès du Juge de la liberté et de la détention lorsqu’il est absent. Il est parfois aussi affecté à l’exécution des peines : lorsque le juge a prononcé son jugement, c’est au greffier de remettre les « pièces d’exécution ». « À l’oral, c’est simple à dire, mais informatiquement pour avoir les bonnes pièces, c’est plus compliqué », explique-t-il. Suivant la condamnation, il peut y avoir plusieurs documents à créer. La combinaison « ordinateur lent » et « trames pas à jour » viennent alors mettre à rude épreuve les nerfs du greffier, qui sait que le magistrat et les personnes présentes à l’audience attendent qu’il remette les pièces au justiciable. Et si le greffier fait la moindre erreur, le jugement peut être annulé pour vice de forme.

« Juger vite mais mal, ou juger bien mais dans des délais inacceptables »

Au final, « la justice tient grâce à ça : des greffiers, des adjoints administratifs et des magistrats qui cravachent comme des ânes », résume le greffier seul en poste. Gabriel Ibbou parle de « sens du service public » et de « métier d’investissement ». La CGT Chancelleries et Services judiciaires a publié en décembre 2021 un tract qui tente une estimation basse du travail gratuit fourni par les agents des services des greffes de la cour d’appel de Paris. Elle comptabilise les heures travaillées qui ne seront pas payées aux agents, soit parce que ces heures dépassent le quota d’heures supplémentaires fixé par leur hiérarchie, soit parce qu’elles leur ont servi à réaliser certaines tâches qui ne sont pas considérées comme nécessaires, contrairement à la présence lors d’une audience. Si les agents font quand même ces heures, c’est pour écluser le travail en retard. À l’échelle de la cour d’appel de Paris, cela représente, selon la CGT, sept équivalents temps plein emploi (ETPE) soit une « économie annuelle pour l’administration de plus de 300 000 euros ».

Le 23 novembre 2021, une tribune dénonçant une « justice qui n’écoute pas et qui chronomètre tout » était publiée dans Le Monde. Trois semaines plus tard, ce texte avait été signé par 7550 professionnels de la justice, dont 5476 magistrats (sur 9000) et 1583 fonctionnaires de greffe. La tribune commence par le récit des conditions de travail subies par Charlotte, une magistrate de 29 ans, qui s’est suicidée le 23 août 2021. Juge placée, Charlotte « était envoyée de tribunaux en tribunaux pour compléter les effectifs des juridictions en souffrance du Nord et du Pas-de-Calais ». Elle s’est retrouvée seule, « unique juge au sein d’un tribunal d’instance, « le personnel de greffe ayant été congédié », à devoir prendre des décisions importantes et gérer des situations inédites, notamment pendant le premier confinement. « À ces conditions de travail difficiles, s’ajoutaient des injonctions d’aller toujours plus vite et des faire du chiffre. Mais Charlotte refusait de faire primer la quantité sur la qualité. » Les initiateurs de cette tribune expliquent ensuite que Charlotte « n’est pas un cas isolé » et qu’ils voient autour d’eux se multiplier les arrêts maladie. Ils résument ainsi le dilemme quotidien auquel ils sont confrontés : « Juger vite mais mal, ou juger bien mais dans des délais inacceptables. »

Suite à cette tribune, 17 organisations avaient appelé à une grève le 15 décembre, une « mobilisation générale pour la justice » massivement suivie dans toute la France. Greffiers, magistrats et avocats se sont rassemblés devant la plupart des cours d’appel et certains tribunaux pour exiger des moyens de faire fonctionner la justice de manière « digne ». Malgré leurs mobilisations, le sujet, comme bien d’autres, est demeuré quasiment invisible pendant la campagne présidentielle.

Lucie Tourette
Dessins : Cécile Guillard

Notes

[1Gabriel Ibbou travaille au service d’accueil unique du justiciable.

[2Cyril Papon travaille au service de l’instruction.

[3Une renonciation à succession permet à un ou des héritiers de renoncer à recevoir tout ou partie d’un héritage, soit parce que cet héritage est surtout composé de dettes, soit parce que les frais à régler seraient presque aussi élevés que le montant de l’héritage, ou encore parce que des arrangements sont prévus avec d’autres héritiers.