Émancipation

Quand nos bulletins de salaire témoignent d’un siècle d’histoire et de conquêtes sociales

Émancipation

par Erwan Manac’h, Ivan du Roy

Retraite, Sécurité sociale, assurance chômage… Autant de grandes conquêtes sociales souvent obtenues par la grève et la mobilisation, mais aujourd’hui remises en cause. L’historien Claude Didry les décrypte à l’aune de notre bulletin de salaire.

Lorsque l’on jette un coup d’œil à sa fiche de paie, on grimace en comparant le salaire brut tout en haut, et ce qu’il nous reste à la fin, la rémunération nette, tout en bas, celle qui tombera sur notre compte en banque en fin de mois. Entre les deux, ce ne serait qu’impôts et prélèvements obligatoires, caricaturés en « coûts du travail », qu’il faudrait absolument réduire au nom de la compétitivité des entreprises et du pouvoir d’achat des travailleurs.

Le monde de l’autoentrepreneuriat, du travail « indépendant », ou de la rémunération à la course ou à la tâche des plateformes serait-il finalement plus radieux que celui du salariat ? C’est oublier l’ensemble des protections sociales qui sont financées par ces cotisations : assurance maladie, pensions de retraite, assurance chômage, allocations familiales... Les individualistes forcenés s’en plaindront : pourquoi cotiser pour les autres ? Mais qui peut garantir qu’il ne tombera jamais malade, qu’il ne devra jamais franchir la porte d’une agence Pôle emploi, ou qu’il autofinancera sa propre retraite ?

C’est oublier également que ce qui constitue notre modèle social – même s’il est de plus en plus fragilisé – n’allait pas de soi. L’ensemble de ces sécurités sociales pour lesquelles nous cotisons sont le fruit d’un siècle de mobilisations, de grèves, de manifestations, de réflexions... et de brutales répressions. Disposer ne serait-ce que d’une fiche de paie était loin d’être une évidence il y a un siècle.

On travaillait alors sans savoir si l’on serait correctement payé le lendemain, encore moins la semaine d’après, totalement soumis à l’arbitraire d’un patron. Et il a fallu un déchaînement de violences et d’atrocités – la Seconde Guerre mondiale et le joug nazi – pour qu’une véritable avancée ait lieu, en France, avec la création de la Sécurité sociale à la Libération.

Le sociologue et historien Claude Didry (directeur de recherche au CNRS) revient pour basta! sur cette histoire mouvementée, celle de ces grandes conquêtes sociales toujours inscrites sur notre bulletin de paie... quand on a encore la chance de disposer d’un contrat de travail.

Quand nos bulletins de salaire témoignent d'un siècle d'histoire et de conquêtes sociales, dont la Sécurité sociale et les retraites.
Histoire d’une fiche de paye
Quand nos bulletins de salaire témoignent d’un siècle d’histoire et de conquêtes sociales, dont la Sécurité sociale et les retraites.
Christophe Andrieu


 La période d’emploi
 La Sécurité sociale
 Les classifications de métiers
 Les conventions collectives
 Les quatre grandes caisses de la Sécu
 Accidents du travail, maladies professionnelles
 Les retraites
 Les retraites complémentaires
 Les allocations familiales
 L’assurance chômage
 ... et ses allègements des cotisations

La période d’emploi

« La fiche de paie, qui représente une rémunération régulière prévue par un contrat de travail, n’existe pas en tant que telle au 19e siècle. La rémunération porte alors davantage sur le prix d’une pièce fabriquée et induit de nombreux conflits, notamment sur la qualité de la production livrée. Le paiement du travail reste donc incertain et les négociations sont constantes.

Des réglementations se mettent progressivement en place pour empêcher que le travail ne déborde et pour prévenir l’épuisement, notamment avec la loi de 1848 sur la journée de douze heures pour les hommes et de dix heures pour les femmes. Dans la rubanerie, à Saint-Étienne comme dans la soierie lyonnaise par exemple, les gens travaillent à domicile et sont amenés à tisser jour et nuit lorsque s’approche l’échéance de la livraison de la pièce.

Les lois de 1901 puis 1919 réduisent la durée de travail journalier à dix heures, puis huit heures, sans perte de rémunération, ce qui oblige l’employeur à comparer la rémunération antérieure sur une échelle temporelle pour ensuite la maintenir dans le temps réduit. C’est à ce moment-là qu’apparaît la notion de rémunération au temps et, avec elle, celle du contrat de travail. On entre dans une logique radicalement nouvelle.

Cela coïncide avec l’émergence, entre l’Angleterre et les États-Unis, de la revendication pour une journée de huit heures. Les 24 heures d’une journée doivent correspondre à trois fois huit : huit heures de travail, huit heures d’activités familiales et personnelles et huit heures de repos. Elle est portée de longue date par un homme politique anglais, Robert Owen, dirigeant d’une usine de filature et initiateur des lois dites de “fabriques”, the Factory Act.

C’est aussi une revendication centrale lors du soulèvement de Chicago, en 1886, et du massacre de Haymarket qui va inspirer la journée internationale des travailleurs au 1er mai [deux manifestants sont tués par la police le 1er mai. Trois jours plus tard, la police charge violemment une manifestation qui se disperse, plusieurs policiers et manifestants sont tués. Quatre militants anarchistes sont condamnés à mort et pendus, ndlr].

Ces avancées sont imposées par le contexte social explosif de l’époque, mais également par une activité intellectuelle intense du mouvement ouvrier et politique. Les socialistes, notamment, jouent un rôle important en imaginant ces législations sur le travail. »

La Sécurité sociale

« L’élaboration politique, idéologique, législative et juridique va prendre une tournure extrêmement intéressante avec la mise en place de la Sécurité sociale, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce bouleversement est notamment représenté par le numéro de Sécurité sociale, qui constitue une avancée considérable [Le numéro de Sécurité sociale est l’héritier, à la Libération, du numéro de code individuel mis en place sous le régime de Vichy par René Camille, contrôleur général des armées, qui noue des liens avec la résistance gaulliste, pour recenser les hommes mobilisables, ndlr]. Il va individualiser les personnes et leur donner une identité par le travail qui contribue à les sortir de leurs lignages familiaux. C’est une construction extrêmement sophistiquée, qui fait intervenir des statisticiens et qui aboutit à ce que les gens puissent être identifiés individuellement.

Cela provoque des réticences du côté du MRP, Les Républicains populaires qui sont le MoDem de l’époque, parce qu’ils redoutent une déconnexion des générations, du fait des allocations familiales et des retraites, une montée de l’individualisme et un affaiblissement de la solidarité familiale. »

Les classifications de métiers

« Les qualifications dites “Parodi–Croizat”, du nom de leurs créateurs [Alexandre Parodi, haut fonctionnaire et ministre du Travail en 1945], et Amboise Croizat [syndicaliste CGT et membre du PCF], apparaissent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : ouvriers, employés, techniciens, agents de maîtrise, ingénieurs et ensuite cadres. Ces qualifications contribuent à unifier les revendications des salariés. Puisque les grilles sont reliées entre elles, les intérêts de l’ouvrier professionnel rejoignent ceux de l’ouvrier spécialisé, du technicien et de l’employé. Cela va structurer la société française. Les catégories socioprofessionnelles en découlent également. »

Les conventions collectives

« Les conventions collectives sont créées par une loi de 1936, avec – déjà – Ambroise Croizat, qui a lui-même contribué aux grandes grèves de 1936, notamment dans la métallurgie. Il participe aux négociations qui aboutissent aux accords sur les grilles de classification. Celles-ci fixent la hiérarchie des salaires dans l’entreprise. L’idée centrale est de sortir de l’arbitraire patronal grâce à des grilles salariales, fondées sur des compétences professionnelles issues de la formation et acquises au fil du temps. Cela permet également, comme dans la fonction publique, d’avoir un horizon de carrière. »

Les quatre grandes caisses de la Sécu

« La Sécu est une dynamique internationale. Elle apparaît dans le New Deal américain en 1935 et les alliés l’inscrivent dans leurs traités dès 1943, ce qui démontre que les grandes puissances en font une condition de leur pérennité. Mais le projet du Conseil national de la Résistance (CNR) apparaît beaucoup plus ambitieux. Il prend la forme d’un véritable salaire continu, comme l’appelle Bernard Friot [Économiste et sociologue du travail, spécialiste du salariat, ndlr], ou “de remplacement”.

Trois personnages donnent l’impulsion à la Sécurité sociale telle qu’on la connaît aujourd’hui : Alexandre Parodi, le premier ministre du Travail de l’histoire, et Pierre Laroque, tous deux hauts fonctionnaires et concepteurs de l’ingénierie de cotisations et de prestations. Ainsi qu’Ambroise Croizat, grand dirigeant de la CGT dans la métallurgie et du Parti communiste : il succède à Alexandre Parodi comme ministre du Travail dans le contexte un peu chaotique de la législation constitutionnelle provisoire. La quatrième République fait alors ses premiers pas. Amboise Croizat installe les grands cadres de la Sécu avec, à l’époque, une cotisation unique, mais déjà cinq grands risques couverts : la maladie, les accidents du travail, les maladies professionnelles, la retraite, la famille et la maternité.

Dans un premier temps, une partie de la CGT – celle ralliée à l’Internationale communiste et à la révolution bolchévique – est alors hostile à la Sécu, celle-ci symbolisant à ses yeux un paternalisme d’État. Elle s’y rallie néanmoins, avec l’idée qu’il faut se montrer à l’écoute des revendications immédiates des travailleurs, même quand elles ne correspondent pas à la société idéale que l’on vise. C’est de cette manière qu’Ambroise Croizat, dans les années 1930, va se pencher sur la protection sociale et s’engouffrer dans une brèche, née d’une grande idée du socialisme au 19e siècle. »

Accidents du travail, maladies professionnelles

« Une loi établit en 1898 une responsabilité sans faute de l’employeur en cas d’accident du travail. Cela signifie que l’employeur est tenu pour responsable, dès lors qu’il n’est pas établi que la responsabilité du travailleur en est à l’origine. L’ambition de cette loi est d’arriver à une véritable reconnaissance de l’accident du travail, avec des taux de remboursement importants et le service d’une rente en cas de disparition du travailleur et de la travailleuse ou d’invalidité. Cependant, cette assurance reste, dans un premier temps, facultative et les employeurs qui choisissent de ne pas cotiser sont souvent insolvables au moment où ils se retrouvent contraints de verser des indemnités. Dans l’entre-deux-guerres, un fonds d’État est créé. C’est avec la création de la Sécurité sociale que s’opère le véritable tournant, avec un cadre bien établi et une assurance désormais obligatoire. »

Les retraites

« Les assurances sociales apparaissent en France au début du 20e siècle, mais elles se soldent par des semi-échecs, à l’image des retraites ouvrières et paysannes de 1910, ou des assurances sociales des années 1920. Elles ont été exposées aux effondrements catastrophiques de la crise de 1929 et aux aléas financiers postérieurs, dans la mesure où les cotisations sont investies par l’intermédiaire de fonds de pension. À la Libération, ce système par capitalisation n’est plus du tout praticable, d’autant plus qu’il y a beaucoup de retraités et que les cotisations se sont évanouies. L’effort budgétaire pour lancer un système de retraite est donc colossal, bien qu’au démarrage, la retraite ne correspond qu’à 50 % de la rémunération.

La Seconde Guerre mondiale, y compris pendant la période de l’Occupation, est également un moment où on s’interroge sur la manière de donner de quoi vivre aux retraités et aux vieux. Une pension des vieillesses est mise en place par le maréchal Pétain et sa “Révolution nationale” dans laquelle Parodi et Laroque jouent un rôle initial important avant que Laroque ne soit mis au ban de la fonction publique (car juif), et que Parodi ne se replie sur la Résistance en devenant l’un des architectes du programme du CNR. »

Les retraites complémentaires

« Dès la création de la Sécu, une complémentaire obligatoire est prévue pour les cadres, à travers l’Agirc. Cette complémentaire permet d’avoir une forme de réalisation, pour cette catégorie, que la Sécu seule n’était pas en mesure de supporter. C’est un compromis qui avantage les cadres et fait en sorte de les rallier à l’idée de Sécurité sociale. Cela a son importance, car les cadres, avec leurs salaires plus élevés, apportent beaucoup de cotisations. »

Les allocations familiales

« Les allocations familiales sont nées au lendemain de la Première Guerre mondiale, avec des arrières pensés natalistes. Elle est également promue par l’idéologie familiale conservatrice prônant la famille comme étant la cellule de base de la société, portée notamment par Vichy avec la fête des mères. Mais elles représentent aussi une contribution aux charges du ménage qui possède une dimension d’émancipation dans la vie familiale. On peut y voir une véritable conquête sociale. Le sociologue Bernard Friot, qui a beaucoup travaillé sur le sujet, y voit une forme de socialisation du salaire très précoce, certes à partir d’une initiative patronale, mais avec précisément pour enjeu, par l’intermédiaire de la loi, d’en faire un élément du salaire qui sort l’ouvrier et le salarié du paternalisme des employeurs. »

 Les allocations familiales constituent actuellement l’un des principaux leviers de redistribution qui permet d’éviter la pauvreté à de nombreuses familles. L’ensemble des prestations sociales permet à 5,2 millions de personnes de ne pas basculer sous le seuil de pauvreté. Sur ce sujet aussi, tout est fait pour entraver l’accès aux droits

L’assurance chômage

« L’assurance chômage est mise en place en 1958, à une période où il n’y a que 2 % de chômeurs. C’est une des premières mesures du général de Gaulle. Elle symbolise le souci de sécurité économique auquel vont adhérer les syndicats. Les gaullistes ont également derrière la tête l’idée d’accompagner une modernisation de l’économie française qui nécessiterait des suppressions d’emplois en quantité non négligeable, avec de grandes restructurations. Ils veulent créer des champions nationaux en regroupant des entreprises à taille régionale ou départementale, et réaliser des économies d’échelle. On assiste d’ailleurs, tout au long des années 1960, à une montée progressive du nombre de chômeurs indemnisés.

S’installent donc les institutions d’assurance chômage à travers l’Unédic et une systématisation des bureaux de placement et de recherche d’emploi dans les villes françaises. Tout ceci est notamment déployé sous l’impulsion d’un secrétaire d’État qui a marqué la vie politique française, un certain Jacques Chirac. L’Unédic est mise en place dans un cadre extérieur à celui de la Sécurité sociale. Cela conduit la CGT, à l’époque, à ne pas signer l’accord. Elle adhère à la démarche, mais aurait préféré en faire un sixième risque couvert par la Sécu. »

 L’assurance-chômage vient aussi d’être considérablement affaiblie et remise en cause sous la présidence Macron.

Le Smic...

« Compte tenu d’une situation de pénurie de reconstruction de 1945 à 1950, la négociation sur les salaires n’était pas d’actualité. Il s’agissait de contrôler les salaires pour éviter des formes d’hyperinflation. Des grilles établies par arrêtés s’imposent et la seule négociation possible était la qualification du poste. Le SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti, ancêtre du Smic) est institué en 1950, à la fin de cette politique dirigiste des salaires. Vers 1957, la liberté de négocier sur les salaires au niveau de la branche est ouverte. »

... et ses allègements des cotisations

Au prétexte de réduire le « coût du travail » et de lutter contre un chômage endémique, en 1993, le gouvernement de droite d’Édouard Balladur initie les allègements de cotisations sociales pour les salaires les plus bas. Cette politique va être poursuivie par tous les gouvernements successifs. Ces allègements concernent désormais les rémunérations jusqu’à 1,5 smic. Ces exonérations pèsent notamment sur le système des retraites, constituant un manque à gagner de 10 à 15 milliards par an, alors que les aides publiques aux entreprises privées ne cessent d’augmenter.

« Les allègements de cotisations représentent près de la moitié des cotisations au niveau du Smic ce qui est loin d’être anodin. C’est une politique de l’emploi qui repose sur un allègement du “coût” salarial que l’on impute à une cotisation sociale qui serait une spécificité française. Mais la politique d’exonérations de cotisations sociales contribue à creuser le déficit de la Sécu, dans la mesure où elles ne sont pas systématiquement compensées par le budget public. »

Propos recueillis par Erwan Manac’h
Introduction : Ivan du Roy
Infographie : Christophe Andrieu
Photo : Yann Lévy