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Rino Della Negra, histoire d’un jeune footballeur antifasciste

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par Dimitri Manessis, Jean Vigreux

Il a donné son nom à une tribune bien connue des supporteurs du club de football de Saint-Ouen. Rino Della Negra, footballeur antifasciste sous l’Occupation, est mort fusillé en 1944. Les éditions Libertalia publie sa biographie. Bonnes feuilles.

Sportif exceptionnel mort à 20 ans, alors qu’il venait d’être recruté par le prestigieux club du Red Star (fondé en 1897), Rino Della Negra n’a jamais pu exprimer tout son talent de footballeur. Réfractaire au service du travail obligatoire (STO), membre du groupe de résistance Manouchian (FTP-MOI), martyr de la liberté fusillé par les nazis au Mont-Valérien le 21 février 1944, le jeune homme plaçait les valeurs d’antifascisme et de solidarité au-dessus de tout. Loin d’une conception surannée de « l’identité nationale », la biographie de Rino Della Negra s’intègre dans l’histoire d’un pays qui a su accueillir l’étranger, se construire grâce aux échanges multiples, et dont les membres des FTP-MOI ont pu écrire l’une des pages les plus lumineuses. Dans Rino Della Negra, footballeur et partisan, les historiens Dimitri Manessis et Jean Vigreux retracent la vie et la mort du jeune sportif.

Le chapitre que nous publions ici suit le début de la carrière de footballeur de Rino Della Negra, avant son entrée dans la clandestinité.

En ce début de saison 1943-1944, le Red Star Olympique recrute le jeune joueur. « Avec Rino Della Negra qui opérait la saison dernière à Thiais, nous possédons un avant-centre d’une réelle valeur. [1] » Fondé en 1897 par Jules Rimet, qui passe à la postérité comme « l’inventeur » de la Coupe du monde de football, le club vit des années fastes dans l’entre-deux-guerres. Dans les années 1940 et malgré les bouleversements liés au conflit, des joueurs de haut niveau se déploient sur la pelouse du Stade de Paris à Saint-Ouen, comme l’attaquant Fred Aston.

Surnommé le « Feu follet », il arrive au club en 1932 et le retrouve en 1940, après un passage au RC Paris à partir de 1938. En 1941, le club remporte le championnat de la zone occupée et se qualifie en finale de Coupe de France, où il s’incline face aux Girondins de Bordeaux. Victoire l’année suivante en championnat de zone occupée face à Reims, puis victoire au championnat inter-zones face au RC Lens. La « grande finale » de la Coupe de France 1942 est remportée pour la cinquième fois par le Red Star, qui bat le FC Sète, le 17 mai, sur le score de 2-0.

Si Rino Della Negra fut bien engagé par le club, signe évident de son talent footballistique, il n’eut pas le temps de figurer dans l’équipe première, professionnelle. En 1943 en effet, le Red Star, à l’image d’autres clubs, est démantelé et ses joueurs éparpillés dans des équipes dites « fédérales ». Le gouvernement de Vichy, sous la férule du colonel Joseph Pascot, devenu commissaire général à l’Éducation et au Sport dans le gouvernement de Pierre Laval, en remplacement de Jean Borotra auprès duquel il était directeur des sports, réorganise le championnat de football français en 16 équipes de province.

Il s’agit à la fois de s’attaquer au professionnalisme, honni par le gouvernement de Vichy car s’éloignant du caractère « aristocratique » du sport, et de tenter de réveiller l’esprit d’Ancien Régime. De nombreux joueurs de « l’Étoile rouge » évoluent désormais dans l’entité dénommée « Équipe fédérale Paris- Capitale » ou encore dans celle de « Paris Île-de-France ». Dans une allocution radiophonique du 31 décembre 1942, le commissaire général à l’Éducation et au Sport exprimait ainsi sa philosophie : « Jamais le sport n’a été plus utile. Le sport, jusqu’à présent, pouvait être un luxe. Sa pratique, maintenant, devient un devoir. »

Enfilant le maillot vert aux manches blanches, Rino s’entraîne les mardis et jeudis aux côtés d’autres amateurs ou d’anciens pros maintenus dans l’effectif et qui évoluent désormais en division d’honneur de Paris. Le type d’entraînement, dispensé par un professeur d’éducation physique, a dû mettre à l’aise le footballeur qui n’était pas effrayé par les exercices multiples, en particulier la course. Le capitaine de l’équipe d’alors, Léon Foenkinos, lui-même ancien de l’équipe pro, interviewé bien des années plus tard par Claude Dewaele, se souvient d’un « garçon extraordinaire ! D’une gentillesse ! Lui jouait ailier droit. […] Il venait au stade, il se déshabillait, il faisait l’entraînement et il repartait. Il nous serrait la main. Il nous disait toujours bonjour, mais il ne pouvait pas nous parler ! ». Et d’ajouter : « Heureusement, vous savez, car j’ai appris après que notre entraîneur était un collaborateur ! »

Roger Vuillemin, directeur sportif du club, un collaborateur ? Rien ne permet en l’état actuel des sources de confirmer ce jugement. L’homme vient de passer par l’École des cadres d’Uriage, où il s’est illustré par d’intenses séances de « décrassage » matinal qui laissèrent d’amers souvenirs aux élèves. Il continuera après-guerre sa carrière au Red Star. Une photographie, envoyée après la guerre à sa famille, nous montre Rino Della Negra sous les couleurs du club, posant aux côtés de ses coéquipiers. C’est la seule photographie que nous connaissons de Rino sous les couleurs audoniennes. S’agit-il d’une photographie prise avant un match amical, un match de coupe, ou tout simplement d’un entraînement ? Il est impossible de trancher, mais sa présence est signalée sur les feuilles de match, lors de la Coupe de France, comme le relate le journal L’Auto (16 octobre 1943) à Saint-Ouen, lors d’une rencontre contre Maisons-Laffitte.

Au tour précédent, le 26 septembre, le Red Star avait joué à Meaux. Rino Della Negra fait bien partie du club, en atteste cette photographie, les témoignages, sa licence retrouvée dans les archives privées de la famille, ainsi que l’article de L’Auto mentionnant son recrutement. En championnat de France des amateurs de la région parisienne, il a joué les premiers matchs de la saison 1943-1944 : Stade français CAP-Red Star le 18 septembre 1943, où l’équipe de Saint-Ouen est battue 3-2 ; le 2 octobre contre Avia ; puis le 24 octobre le Red Star bat Enghien 6-0 et, le 31 octobre, inflige un score de 8-2 au Vésinet. Entretemps, en coupe de France, il brille dans l’effectif de l’équipe aussi bien contre Meaux (60), Maisons-Laffitte (6-0) – « le Red Star en verve » titre L’Écho des sports – et Granville (5-1).

Surtout, le journaliste Jean Leroux insiste sur le fait qu’en trois matchs les Audoniens ont marqué 18 buts « avec un style qui ne déplairait pas aux grandes équipes. En particulier, les dirigeants audoniens possèdent en l’aile droite Gomez-Delva Negra [sic], deux joueurs de classe certaine […]. Les buts furent marqués par Julien, Pascaud sur coups francs ; Julien, Foenkinos, Delva Negra [sic], Foenkinos. Meilleurs joueurs : Gomez, Delva Negra [sic], Mour, Vattaire et Victoria ». Ainsi, tous les témoignages ou récits donnent à voir l’importance de ses qualités sportives : la vitesse de l’ailier, le sens du placement, le dribble affuté et le buteur affirmé qui sait tirer des deux pieds…

Longtemps, son passage sera oublié, voire refoulé, car le Red Star est réorganisé et surtout parce que son engagement résistant lui est fatal quelques mois à peine après son arrivée au club. Après sa disparition, lors du match contre l’ASF Perreux, le Red Star est battu 6 à 1… Pourtant, quinze jours après son arrestation, alors que l’on évoque la composition d’une équipe amateur pour le 5 décembre devant la sélection fédérale parisienne, le journaliste, qui choisit des joueurs dans tout le championnat amateur parisien, souligne que « l’embarras doit être l’attaque […] nous avons pléthore d’inters : Ténéroni (ASF Perreux), Galbet (Avai), Hazza (RCF), Della Negra (RSO), Manuel (SOC), à droite, Tchanchinoff (ASF Perreux), Tribut (Avia), Boussiron à gauche, peuvent être retenus avec bonheur ».

Ainsi, il n’a pas encore fait le lien avec le jeune résistant arrêté… Au-delà de son itinéraire particulier au sein du monde sportif marqué par la culture ouvrière, le terrain du sport n’est pas abandonné par les militants communistes durant la guerre. Malgré la clandestinité et les purges dont ils sont victimes au sein de la nouvelle FSGT, la résistance là aussi s’organise. Ainsi, dès 1941 dans son bulletin clandestin Le Trait d’union, la Fédération de la jeunesse communiste de la région parisienne, évoquant le « beau champ d’action » que constituent les clubs sportifs, écrit : « Il vous faut d’abord reconstruire partout où cela n’a pas encore été fait le club de la FSGT […]. Il nous faut à l’intérieur de ces clubs être les défenseurs des sportifs […] contre la Charte des sports, pour un sport libre et indépendant. »

Si la propagande des Jeunesses communistes clandestines n’est pas en reste, c’est dans le réseau « Sport libre » que s’organiseront les sportifs de la mouvance communiste. Lancé notamment par Auguste Delaune (ancien secrétaire général de la FSGT) et Robert Mension (ancien secrétaire général de la région parisienne) en 1941-1942, Sport libre dénonce la politique sportive de Vichy, l’antisémitisme et l’autoritarisme du gouvernement collaborateur. Il s’intègre en 1943 au Front patriotique de la jeunesse.

Rino Della Negra évolue donc au Red Star au début de la saison 1943-1944. La chronologie est ici importante et mérite qu’on l’explicite. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, Rino est réfractaire au Service du travail obligatoire (STO) dès janvier 1943. Cela signifie que tout au long de sa clandestinité comme réfractaire au STO, mais aussi comme résistant, avec de faux papiers et une nouvelle adresse, il fut recruté, s’est entraîné, a joué… sous son vrai nom dans deux clubs différents, sans être repéré. Étonnante vie clandestine, prise de risques inconsidérés ? Risques inconsidérés qui, en fin de compte et de manière assez incroyable, n’attirèrent pas l’attention des forces de surveillance et de répression. Que s’est-il alors passé, lors de cette année 1943 ?

Dimitri Manessis est docteur en histoire ; Jean Vigreux est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne-Franche-Comté.

Rino Della Negra, footballeur et partisan, Dimitri Manessis, Jean Vigreux, Libertalia, 246 pages, 10 euros.

Photo de une : ©Adrien Otravent et Ludovic Ferro.

Notes

[1Se reporter à l’ouvrages pour les sources des citations.