Sans budget ni soutien public, des associations de quartier se mobilisent contre les rixes

par Emma Bougerol

Des mères de quartiers populaires de Paris s’engagent contre les rivalités parfois violentes entre jeunes. Ensemble, elles montrent que, non, les parents ne sont pas absents.

Dans une salle associative qui fait face au parc de Belleville, à Paris, la discussion est animée. Autour de la table où se réunissent des mères de jeunes du quartier, les mots fusent. Le discours politique ambiant les présente comme des « parents absents ». Le discours de politique générale du Premier ministre, fin janvier, promettait, lui, la « mise en place de travaux d’intérêt général pour les parents de jeunes délinquants ».

« Il ne faut pas dire qu’on ne fait rien, s’insurge Hawa Haidara, de la Brigade des mamans, une association qui organise des maraudes dans le quartier parisien du haut Belleville pour parler aux jeunes. Ça fait très, très mal d’entendre ça. Parce que nous, on court sans arrêt. »

En face d’elle, Khady Mané acquiesce. Elle a souvent affaire à la police dans le cadre de ses actions de prévention dans le quartier de la Banane, dans le 20e arrondissement de Paris, et elle est confrontée à cette violence symbolique. « On nous voit comme des mères de voyous, regrette-t-elle. Nos enfants ne sont pas des voyous. Je veux que les commissaires et les habitants comprennent et respectent ce que l’on fait. »

Mort à 15 ans d’un coup de couteau

Entre l’heure du déjeuner et celle de l’aide aux devoirs, ces femmes essayent d’organiser une première marche contre les embrouilles de quartiers, communément appelées « rixes ». Toutes les trois semaines depuis le début d’année, ces mères membres d’associations de quartier qui luttent contre les violences, dégagent quelques heures de leur emploi du temps pour s’atteler à l’organisation de cet événement.

Autour de la table reviennent d’un rendez-vous à l’autre, celles qui parviennent à se libérer. Il y a par exemple Aoua Diabaté, qui ne loupe pas une réunion. Elle est fondatrice et présidente de l’association Hismaël Diabley Junior, du nom de son fils décédé d’un coup de couteau en janvier 2018, à 15 ans, alors qu’il s’était interposé au milieu d’une rixe dans le 11e arrondissement. Tous les ans, avec son mari, les deux parents organisent des hommages au square de la Roquette, où une immense fresque du visage de l’adolescent rappelle le coût humain des rixes.

« Je prépare cette marche avec Mohamed [Aknouche, éducateur spécialisé pour le club de prévention des Réglisses du 20e arrondissement] depuis 2019, précise-t-elle. Dès notre première rencontre, on a évoqué la possibilité de cette marche. Je n’ai jamais organisé un événement comme ça. La seule que j’ai faite, c’est celle pour la mort de mon fils. On a dû venir me chercher chez moi, et je n’avais rien organisé. »

Cette marche, prévue le 1er juin, les mères ont choisi de la dédier à « la vie dans nos quartiers » et à « l’apaisement des tensions dans nos quartiers ». Elles sont inquiètes et fatiguées des altercations violentes entre jeunes : des fils, des neveux ou des connaissances se blessent et meurent à cause de ces rivalités. « Et ce n’est pas que quand il y a un décès que les mamans s’activent, souligne Aoua Diabaté. Elles font du bon travail dès qu’il y a un problème dans le quartier. »

Selon des chiffres de la préfecture de police de Paris, les rixes entre quartiers ont conduit à 103 affrontements en 2022 et 99 en 2023 à Paris et en petite couronne. Trois jeunes ont été tués dans ces rixes sur ce territoire en 2022, quatre en 2023.

Face à ces violences, les mères réunies à Belleville veulent que la marche du 1er juin serve à améliorer le climat social et les représentations sur les rivalités de quartier, tout en montrant qu’il est possible de se mobiliser au quotidien. « On veut que nos cris soient entendus par les gens, que cette date soit notée dans les calendriers, lance Aoua Diabaté. Et je veux qu’on arrête de nous opposer l’argument de "Moi, mes enfants sont sages". Tout le monde est concerné. »

Une femme en train de parler avec conviction, avec à côté d'elle un homme qui la regarde.
Hawa Haidara
Hawa Haidara, de la Brigade des mamans, s’exprime sur les reproches faits aux parents dans le débat public. À côté d’elle, l’éducateur Mohamed Aknouche.
©Anne Paq

Ni budget ni lieu pour se retrouver

« On part de rien », constatait Mohamed Aknouche, éducateur, lors de la première réunion. Les femmes des associations se connaissent, elles ont déjà organisé des événements communs, se sont croisées à des événements pour présenter leurs actions de prévention ou sur le terrain auprès des jeunes. Mais, pour elles toutes, organiser une marche est une première. Et cela semble une montagne.

La petite équipe n’a ni budget, ni lieu pour se retrouver, ni expérience militante de l’organisation d’une manifestation. Mais la volonté emporte tout. Dans les réunions, on cherche des solutions : demander aux instances locales, solliciter le fonds de participation des habitants des mairies de quartiers, ou même faire appel à la générosité collective. Les mères ont ainsi créé une cagnotte pour permettre de financer la marche.

« J’ai été au conseil de quartier des Amandiers il n’y a pas longtemps, raconte Khady Mané aux autres autour de la table, lors d’une réunion en mars. Ils distribuaient 1000 euros par ci, 1000 euros par là… Mais il faut faire la demande en ligne. Je ne comprends pas comment ça marche… » Un coup de main des enfants ou de proches plus à l’aise avec l’informatique sert parfois pour débloquer des situations. Quant aux lieux où organiser les réunions intermédiaires, c’est au cas par cas, selon les connaissances de chacun et chacune, dans les maisons de quartier ou les locaux associatifs.

Au premier plan, deux personnes de dos. Entre elles, on voit au second plan deux femmes. L'une en train de parler, l'autre de prendre des notes.
Aoua Diabaté et Khady Mané
Aoua Diabaté (à gauche) et Khady Mané (à droite), fondatrices des associations HDJ et les Mamans de la Banane, le 8 février 2024, dans le 20e arrondissement de Paris.
©Anne Paq

« Vous comptez inviter des politiques en particulier ? » leur demandait l’éducateur Mohamed Aknouche en février. « On invite tout le monde », a balayé Aoua Diabaté. Mais la peur de la récupération plane au-dessus de l’organisation de la marche. C’est un fin équilibre à trouver pour ces femmes qui ne sont pas des professionnelles de la politique, pour faire appel à leurs réseaux de la politique locale et nationale tout en ne s’éclipsant pas en tant qu’initiatrices et leadeuses de la marche.

Au début de l’organisation, les mères ne voyaient pas en grand. Elles espéraient au mieux une cinquantaine de personnes, et au moins réussir à organiser quelque chose. « C’est la troisième réunion, il y a toujours du monde autour de la table. C’est déjà une victoire, relativisait Aoua Diabaté en mars. On a déjà créé quelque chose. » Et puis, au fil des retours positifs, les espoirs se sont nourris. Il faut dire que les femmes et leurs associations ont créé un solide réseau au fil des années : Association des Maliens de France, Comité Adama, groupes de mères mobilisées contre les rixes à Marseille et dans d’autres villes de France… « Soyons gourmands, soyons forts, n’imaginons pas les choses en petit », s’enthousiasmait Khady Mané en conclusion d’une de leurs réunions.

« Tu n’as pas le choix… Tu es happé »

L’un des enjeux les plus importants pour les mères est de réussir à mobiliser les adolescents et jeunes de leurs quartiers. « Impliquer les jeunes, c’est le plus compliqué, admet Khady Mané. Mais c’est eux qui vont faire la communication de la marche autour d’eux. Il faut leur donner de l’assurance, parfois ils ont même peur d’aller dans les autres quartiers. »

Mohamed Aknouche connaît bien la problématique, il y est confronté quotidiennement avec les jeunes qu’il suit. « Il y a des jeunes qui viennent témoigner contre les rixes, et quinze jours après il se retrouvent dans des embrouilles de quartier. » La présidente des Mamans de la Banane secoue la tête tristement : « Tu n’as pas le choix… Tu es happé. »

Un garçon de dos découpe une forme dans du papier jaune. On voit des pics à brochette un peu plus loin devant lui.
Des adolescents du 20e
Des adolescents du quartier participent à la préparation de la marche.
© Emma Bougerol
Une main découpe en rond une forme imprimée, avec marqué : "La paix, ça commence par moi"
©Emma Bougerol

Le 4 mai, dans une salle des locaux du Club de prévention des Réglisses, dans le 20e arrondissement de Paris, six adolescents s’affairent, assis autour de tables arrangées en carré. On est un samedi, en début d’après-midi. Ciseaux à la main, ils se concentrent pour bien couper en rond des logos, tout en glissant régulièrement une blague ou une remarque à un autre. Sous les yeux attentifs de Mohamed Aknouche, ils insèrent un pic à brochette entre deux ronds de papier, et s’affairent ensuite à le faire tenir à coup de colle, de scotch et d’agrafes.

« Comment t’as fait ? » demande l’un. Un copain jette un œil à celui qui a pris le coup de main : « Non, mais lui, c’est un menuisier. » Ils ont autour de 14 ou 15 ans, sont au collège ou au lycée, tous du quartier. Incités par l’éducateur, ils sont venus pour donner un coup de main à la préparation de ces pancartes rondes qui disent « La paix ça commence par moi », ornées d’un sourire.

Une heure après le début du bricolage, les ados commencent à fatiguer. « Eh, Mohamed, on a un goûter ? Si tu nous achètes un goûter, on reste tant que tu veux, on finit tout ! » Tout le monde acquiesce. Si les ados ont passé ce temps sur les pancartes, c’est qu’ils savent que ce qu’ils font « c’est pour la cause », dit l’un d’entre eux. Avant d’ajouter, un peu plus bas : « Et puis, de près ou de loin, on est concernés. »

Emma Bougerol

Photo de Une : ©Anne Paq