McKinsey et co.

Deux milliards d’euros en quatre ans : la très chère influence des cabinets de conseil sur la République

McKinsey et co.

par Pierre Jequier-Zalc

Le rapport du Sénat publié mi-mars sur les contrats de cabinets de conseil, dont McKinsey, passés avec les ministères révèle l’influence croissante de ces multinationales du consulting sur les politiques publiques, pour des coûts faramineux.

C’était une pratique souvent décriée, mais rarement documentée jusqu’à aujourd’hui. Un rapport d’une commission d’enquête du Sénat, réalisé à la demande du Groupe communiste républicain citoyen et écologiste, vient de palier ce manque. Le document de près de 400 pages lève le voile sur ce « phénomène tentaculaire » qu’est l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques [1]. Ils se nomment Boston Consulting Group (BCG), Eurogroup, Capgemini ou encore McKinsey. Depuis plusieurs années, ces entreprises de conseil sont missionnées par différentes administrations publiques, des ministères à Pôle Emploi. On leur demande des taches très diversifiées : cela va d’accompagner une administration sur la transition numérique à l’évaluation de la « stratégie nationale de santé », en passant par l’organisation de consultations citoyennes.

Le tout coûte cher aux caisses publiques. Depuis 2018, les ministres macronistes ont, selon les calculs du Sénat, dépensé au moins 2,43 milliards d’euros dans ces prestations de conseil, en comptant les prestations de conseil informatique (voir l’infographie). Rien que pendant la crise sanitaire, le ministère des Solidarités et de la Santé a confié 18 commandes au même groupement de cabinets, McKinsey et Accenture, pour un montant total de 16,21 millions d’euros (lire aussi notre article : Covid-19 : ces consultants au cœur de la « défaillance organisée » de l’État). Le tout dans un grand manque de transparence, dénonce le rapport sénatorial : « À ce jour, l’État ne dispose pas d’une vision agrégée suffisamment fiable et qualitative des dépenses de conseil engagées par les ministères et leurs opérateurs. »

Dépenses de conseil de l’État de 2018 à 2021.
Source : Sénat. Commission d’enquête sur l’influence des cabinets de conseil.

En plus, selon le rapport du Sénat, McKinsey, une des plus grandes multinationales du conseil, qui a passé de nombreux contrats avec le gouvernement sur plusieurs réformes majeures du quinquennat (dont la stratégie vaccinale, mais aussi sur la réforme des aides au logement), n’a pas payé d’impôt sur les sociétés en France depuis dix ans. « Le cabinet McKinsey est bien assujetti à l’impôt sur les sociétés (en France mais ses versements s’établissent à zéro euro depuis au moins dix ans, détaille le document sénatorial. Alors que son chiffre d’affaires sur le territoire national atteint 329 millions d’euros en 2020, dont environ 5 % dans le secteur public, et qu’il y emploie environ 600 salariés. » (voir aussi cet article du Monde).

« Nouvelle noblesse managériale publique-privée »

Comment en est-on arrivé là ? Historiquement, la France possède une administration forte. « L’État français s’est construit de manière autonome vis-à-vis du privé et du monde économique. Les grands corps de l’État, spécificité française, en sont l’exemple le plus évident », explique à basta! Frédéric Pierru, sociologue au CNRS qui a été auditionné par la commission d’enquête sénatoriale. Au point que l’État français reste toujours moins dépensier dans les cabinets de conseil que certains de ses voisins. Selon la Fédération européenne des associations de conseil en organisation (FEACO), cité par la commission d’enquête sénatoriale, en France, « le chiffre d’affaires [dans le secteur public] réalisé par les cabinets de conseil s’élevait à 657 millions d’euros en 2018 contre, par exemple, 3143 millions d’euros en Allemagne et 2640 millions d’euros au Royaume-Uni ». Malgré tout, ce montant a augmenté au fil des ans en France durant les années 2000. Depuis 2018, il explose, notamment pour les conseils les plus « stratégiques », c’est-à-dire sur les politiques publiques elles-mêmes. « Les dépenses de conseil à forte dimension stratégique s’élèvent en 2021 à 445,6 millions d’euros. Elles ont presque triplé depuis 2018 », souligne le rapport du Sénat.

Répartition par entreprise des dépenses de conseil pendant la crise sanitaire.
Source : Sénat. Commission d’enquête sur l’influence des cabinets de conseil.

En 2007, le président Nicolas Sarkozy lance la réforme dite de la « Révision générale des politiques publiques » (RGPP), qui offre plus d’opportunités pour les cabinets de conseil au sein de l’administration. « C’est dur de dater précisément l’entrée des consultants dans l’appareil d’État, mais Nicolas Sarkozy l’a clairement accélérée et généralisée avec l’arrivée des grandes multinationales du conseil dans l’administration, souligne Frédéric Pierru. La nomination d’Éric Woerth, un ancien consultant, en tant que ministre du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État en est sûrement le meilleur exemple. » Mais « il ne faudrait cependant pas laisser croire que les consultants auraient assiégé l’État face à des hauts fonctionnaires rétifs, a rappelé à la commission du Sénat la politiste Julie Gervais [2], qui est également intervenue devant la commission d’enquête. En réalité, un tournant s’est opéré bien avant. Les conditions de possibilité de cette accélération sont à chercher dans la généralisation d’un esprit gestionnaire au sein de l’État dès les années 1970, mais aussi dans le rôle qu’a joué l’élite dirigeante au sein du ministère de l’Économie, des Finances et du Budget ». En d’autres termes, la transformation de certains hauts-fonctionnaires en managers et la généralisation du pantouflage (le passage de hauts fonctionnaires au privé) ont créé une porosité entre les deux mondes.

Pour les deux chercheurs, l’arrivée d’Emmanuel Macron au plus haut sommet de l’État est une manifestation de ce processus : énarque, inspecteur des finances, un passage dans une banque d’affaires Rothschild puis ministre des Finances et enfin président de la République. « Il incarne cette nouvelle noblesse managériale publique-privée qui a dépassé la noblesse d’État au sens de Pierre Bourdieu », analyse Julie Gervais auprès de basta!. « Avec Emmanuel Macron à l’Élysée, on tend à approcher un modèle états-unien avec une porosité croissante entre l’État et le privé aux intérêts lucratifs », abonde Frédéric Pierru.

Une « valeur ajoutée quasi nulle » pour 280 200 euros

Face aux sénateurs, le gouvernement a affirmé qu’il n’a « pas de position idéologique sur le recours aux consultants ». Depuis la publication du rapport, il justifie ce recours massif avec deux arguments principaux : l’apport d’une expertise technique et une force de frappe rapidement mobilisable. Le rapport sénatorial remet vivement en question ces deux aspects. « L’influence croissante des cabinets de conseil donne parfois le sentiment que l’État "ne sait plus faire", alors qu’il peut compter sur une administration dévouée et sur près de 2,5 millions de fonctionnaires attachés à leur métier et à une certaine idée du service public », peut-on lire dans le document du Sénat.

Les exemples ne manquent pas pour illustrer le propos. Par exemple, la mission du cabinet de conseil Capgemini sur la mise en place du dispositif « Communautés 360 », qui se veut une mise en réseau de professionnels pour soutenir les personnes en situation de handicap. Notée 1/5 par la Direction Interministérielle de la transformation publique (DITP), la prestation des consultants du cabinet est vivement critiquée. « La valeur ajoutée est quasi nulle, contre-productive parfois », peut-on, par exemple, lire dans l’évaluation du gouvernement. Coût de la prestation : 280 200 euros, intégralement réglés par l’État. « Depuis plusieurs années, on a recours à des cabinets de conseil qui créent des trous dans les services publics pour "maîtriser" les dépenses publiques, explique Julie Gervais. Et aujourd’hui on nous explique qu’on fait appel à ces mêmes cabinets pour combler ces mêmes trous… Le problème est circulaire. »

Source : Sénat. Commission d’enquête sur l’influence des cabinets de conseil.

Au point que le recours aux entreprises de consultation est devenu un réflexe des directions des administrations publiques, sans forcément regarder avant quelles sont les compétences disponibles en interne. « Dire que les fonctionnaires de terrain ne sont pas compétents, c’est une grave erreur. Lors de mes enquêtes de terrain sur le monde de la santé dans les hôpitaux, dans les agences régionales de santé, j’ai rencontré plein de fonctionnaires extrêmement compétents et motivés, affirme Frédéric Pierru. Et en parallèle, on fait appel à McKinsey pour organiser la campagne vaccinale alors que ce sont des gens qui ne connaissent pas bien l’état des politiques sanitaires du pays. C’est navrant. »

« Ceux qui trinquent, ce sont les plus pauvres »

Un autre exemple vient illustrer aussi la réticence de certains agents publics de terrain à voir débarquer dans leur travail les cabinets de conseil : celui de la mission de Wavestone à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), avec l’objectif de réduire les délais de traitement des demandes d’asile pour un montant de 485 818 euros. « J’ai l’impression que nous sommes régulièrement infantilisés », décrit un agent de l’Ofpra à la commission sénatoriale. Un constat qui n’étonne pas Julie Gervais : « Les consultants partagent une vision du monde particulière, aux intérêts souvent guidés par la lucrativité, ils pensent que les fonctionnaires sont rouillés. » « C’est palpable quand des consultants parlent de “clients” et non “d’administrés", a aussi dit à la commission Estelle Piernas, secrétaire nationale de l’Union fédérale des syndicats de l’État CGT. Cette méconnaissance les amène à ne pas prendre en compte la qualité du service rendu à tous les administrés, en zone urbaine comme rurale. »

Au-delà de la qualité supposée des mission, le coût des prestations apparaît, à la lecture du rapport, faramineux. Chaque contrat pèse plusieurs centaines de milliers d’euros, parfois plusieurs millions. Pour Frédéric Pierru, ces dépenses sont irrationnelles au vu des objectifs annoncés de maîtrises des dépenses publiques. « On a payé des cabinets de conseil pour réduire les soignants fonctionnaires à l’hôpital. Et maintenant, on est obligé d’avoir recours à des intérimaires qui coûtent bien plus cher, rappelle-t-il. C’est ça le drame de la décision publique actuelle, l’absence de perspective de long terme. Le recours de plus en plus massif aux cabinets de conseil, pour disposer d’une "solution rapide, clés en main" rentre tout à fait dans cette logique. » Un avis partagé par Julie Gervais : « On nous explique que c’est pour rationaliser les services publics que ces cabinets interviennent au sein de l’administration. Mais de quelle rationalité parle-t-on, pour qui ? Les premières victimes de ce phénomène, ce sont les usagers des services publics, encore plus les usagers ruraux et précaires. Encore une fois, ceux qui trinquent, ce sont les plus pauvres. »

Pierre Jequier-Zalc

Image de une : Le directeur associé de McKinsey France auditionné par le Sénat. ©Sénat.

Notes

[1Le rapport, dirigé par la sénatrice communiste Éliane Assassi, ainsi que le compte-rendu de toutes les auditions sont à retrouver ici.

[2Julie Gervais est maître de conférence à l’université Paris I-Panthéon Sorbonne, coautrice, avec Claire Lemercier et Willy Pelletier, d’un livre paru fin 2021 à La Découverte La valeur du service public.